En Australie, l’antisémitisme explose

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Jusqu’ici relativement préservée des violences, la communauté juive de l’île-continent vit dans la peur depuis les attaques terroristes du 7 Octobre en Israël, au point, pour certains de ses membres, de songer à émigrer.

«Il n’y a pas de place pour la violence ou la haine en Australie», a affirmé le Premier ministre Anthony Albanese, le 9 juillet, en nommant Jillian Segal au poste d’Envoyée spéciale contre l’antisémitisme. Si le geste est fort, son efficacité reste à démontrer. En proie à de nombreux incidents depuis le 7 octobre dernier, la communauté juive australienne est en effet fébrile au point que certains envisagent de quitter le pays.

«Quand je regardais le ciel en Israël, il me semblait petit et j’avais conscience des frontières qui m’entouraient, raconte Yehuda Meitav, 60 ans, ancien militaire reconverti en cuisinier, installé à Melbourne. En Australie, j’ai trouvé de l’espace et la paix.» Comme lui, arrivé en 1987, de nombreux Juifs ont fait le choix de l’île-continent. Originaire d’Afrique du Sud, Daniel Rabin, rabbin dans une synagogue de Melbourne, a lui aussi été conquis : «J’ai trouvé ici un endroit où j’avais envie de voir grandir mes enfants.»

Avec 116 000 membres, la communauté juive d’Australie se situe au neuvième rang mondial, mais elle compte, proportionnellement, le plus grand nombre de survivants de la Shoah. Son installation n’est toutefois pas nouvelle, les premiers immigrés arrivant parmi les bagnards. A cette époque, l’absence de lois discriminantes lui permet de réussir au point d’envoyer un élu au Parlement en 1848. «Cette intégration n’a pas empêché l’antisémitisme, surtout avec la naissance d’un nationalisme australien, tempère Suzanne Rutland, professeure émérite à l’université de Sydney, spécialiste de l’histoire des Juifs australiens. A la fin des années 1940, le ministre de l’immigration Arthur Calwell s’assure même que la communauté ne dépassera jamais 0,5 % de la population.»

Violences documentées

Yehuda Meitav a toujours eu conscience d’un désamour insidieux. Cela n’a jamais eu des répercussions sur sa vie jusqu’au jour où… «Dans la nuit du 7 octobre, j’ai reçu une tonne de notifications : tous mes amis cherchaient des proches», se remémore-t-il. Il fonce sur les réseaux sociaux, découvre que sa belle-sœur a été kidnappée. «Elle a été violée, torturée et tuée. Tout a été filmé, balancé sur le net.» Il prend un congé, file en Israël : «Je voulais voir de mes yeux, témoigner.» Lorsqu’il rentre en Australie, la situation a changé.

«Avant le Covid, il y avait environ 400 incidents antisémites par an, explique Matteo Vergani, professeur à l’université Deakin, spécialisé dans les discours de haine, l’extrémisme et la violence politique. Depuis le 7 Octobre, ce chiffre a explosé.» Le Conseil exécutif de la communauté juive australienne (ECAJ) en dénombrait 662 pour les seuls mois d’octobre et novembre 2023. Parmi les violences documentées par l’ECAJ : un rabbin et son fils de 8 ans traités de porcs et menacés de mort ; un homme tabassé pour avoir déchiré un tract anti-Israël ; des filles de treize ans aspergées de déchets dans une boîte frappée d’une croix gammée… La liste s’allonge avec nombre de drames suscités par le doxxing, la divulgation de données personnelles sur Internet.

Numéro d’équilibriste

«L’antisémitisme prend des formes variées, explique Suzanne Rutland. Il a d’abord été religieux, puis il est devenu racial. Désormais, il est aussi politique. Avec le conflit israélo-palestinien, c’est surtout celui-là qui se propage dans les universités.» Dans celle de Sydney, un campement d’élèves pro-palestiniens soutenus par les Verts a été levé en juin après huit semaines d’occupation des pelouses. En parallèle, ces manifestations de soutien aux Palestiniens ont exacerbé le mal-être des étudiants juifs qui s’exprimait déjà en août 2023 : 67 % affirmaient avoir déjà fait l’expérience de l’antisémitisme sur les campus et 57 % cachaient leur judaïté, selon une étude de la Fédération sioniste d’Australie.

«A Deakin, je n’ai pas observé de violences, souligne Matteo Vergani. En fait, tout dépend des présidents d’université.» A cet égard, la position de Jennifer Westacott de l’université Western Sydney a été sans équivoque. Refusant que son campus ne devienne «un lieu de peur», elle a affirmé : «Ma conviction est qu’on ne peut rester silencieux quand des membres de la communauté juive sont ciblés pour les actions d’un gouvernement situé à plus de 14 000 km de distance.»

De son côté, le gouvernement fédéral tente un numéro d’équilibriste qui ménage son électorat multiculturel. Le 18 octobre 2023, 50 millions de dollars étaient débloqués pour sécuriser les lieux de culte. Le lendemain, 50 millions supplémentaires étaient alloués à parts égales aux communautés juive et musulmane en soutien, après les attaques terroristes du 7 Octobre et la guerre à Gaza. «Cela représente deux tiers de nos besoins», soupire Peter Weirthem, codirecteur général d’ECAJ. Et l’argent ne suffira pas à endiguer la haine sur les réseaux sociaux.

«Guerre des images»

«Les conflits entraînent une guerre des images et la manipulation vient des deux côtés, observe Matteo Vergani. La fake news la plus incroyable, c’est celle disant que des manifestants ont chanté “Gazez les Juifs” devant l’opéra de Sydney [ce qu’a réfuté la police australienne, ndlr]. Devenue virale, elle a réussi à faire durcir la loi sur les discours de haine en Nouvelle-Galles du Sud.» Modération des contenus, transparence des données, éducation : il y a beaucoup à faire pour tenter d’améliorer les choses. «Mais il y aura toujours des gens qui réagiront aux images de guerre, avance le professeur. Au final, seul un cessez-le-feu pourrait calmer le jeu.»

Cofondateur du Conseil juif d’Australie, Max Kaiser soutient cette option. Engagé contre tous les racismes, «qui touchent aussi les Aborigènes, les musulmans ou les Asiatiques», il affirme : «Seule une condamnation du gouvernement israélien pourra faire taire l’antisémitisme dans le monde.» Pour ses propos, il est agoni d’injures et même traité de «collabo de l’Holocauste» par ses pairs. «Nos divisions nous affaiblissent», regrette Yehuda Meitav, qui refuse de transiger sur le retour de tous les otages et le désarmement du Hamas.

En attendant, alors que certains évoquent la possibilité de faire leur alya, soit le fait d’immigrer en Israël, la majorité restera. «90 % des Australiens ne sont pas antisémites, assure Suzanne Rutland. Simplement, ce ne sont pas les plus bruyants.» Matteo Vergani confirme : «Ce qu’on observe ici est sans commune mesure avec ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Europe. L’Australie reste l’un des endroits les plus sûrs pour les Juifs.»

par Valentine Sabouraudcorrespondante à Melbourne