2027 : A gauche, Glucksmann veut sa Place au soleil

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Après son succès aux européennes, balayé par la dissolution de l’Assemblée, l’ex-tête de liste des socialistes se prépare désormais pour la présidentielle de 2027. Récit d’une ambition née en opposition à Jean-Luc Mélenchon.

Il a déçu, il le sait. Son «cap clair», martelé durant la campagne des européennes, a paru brumeux, le 9 juin. Raphaël Glucksmann a tangué après la dissolution, qui a balayé en une petite heure son honorable score de 13,8%. «Quel con, Macron donne le pays à Le Pen», lâcha-t-il, devant son équipe, sidéré. Il mit cinq jours à soutenir le Nouveau Front populaire, voix grave sur France Inter, pointant la «faute immense» du Président, «le moment de bascule dans l’histoire de notre démocratie», avant de prôner l’union des gauches, pour éviter Jordan Bardella à Matignon. «Le sujet aujourd’hui n’est pas Jean-Luc Mélenchon», disait-il après n’avoir cessé de s’opposer à lui. L’eurodéputé est reparti tracter pour les législatives au côté des candidats de gauche – sauf ceux de LFI. Ligne de crête, qui lui valut, de tous côtés, des accusations d’avoir «trahi». «Quelle honte, vous êtes passé à côté de l’histoire en vous alliant avec les insoumis», se désolaient ses électeurs de la gauche modérée, les mélenchonistes, eux, conspuant le «social-traître».

«Glucks», comme l’appellent ses proches, a morflé. «C’est le moment le plus dur de ma vie», soufflait-il, avec son éternel sourire d’enfant en paravent qui le rend si difficilement saisissable. La pugnacité, en lui, semble toujours teintée d’évanescence. Une fois le danger RN écarté, il a disparu des radars. Il a fêté les JO, pris des vacances en famille avec sa compagne, Léa Salamé, dans la maison héritée de ses parents à lui, au cap Corse. Baignades, jeux, siestes, et des échanges, sans cesse, avec les amis de son mouvement, Place publique, ceux du PS, l’ancien dirigeant de la CFDT, Laurent Berger ; sans compter quelques macronistes en déroute soudain venus à lui, dont Clément Beaune, Olivier Véran et Gilles Le Gendre, qui l’a invité à dîner chez lui, à Saint-Florent, avec l’ancien fidèle du Président, Philippe Grangeon. Glucksmann a passé l’été à lire et phosphorer. Il s’est tenu loin du bal des prétendants à Matignon, ne soutenant ni Lucie Castets ni Bernard Cazeneuve, pas un coup de fil.

Personne n’a compris son silence. Le barnum politique tourne de nouveau à plein régime, chacun, d’Edouard Philippe à François Ruffin, a fait sa rentrée. Et le voilà enfin Glucksmann, retour annoncé le 4, 5 et 6 octobre, avec Place publique, à la Réole (Gironde), près de Marmande, avec quelques soutiens de poids à gauche, Anne Hidalgo, Carole Delga, Boris Vallaud, Yannick Jadot, Cécile Duflot…

Il s’est longuement confié à Libé, soucieux de prendre le temps, même quand l’actualité s’est emballée, voilant son regard gris clair, entre deux poussées de fièvre. Il ne tourne plus autour du pot : il se prépare pour la présidentielle de 2027. «Je travaille à une reconstruction de la social-démocratie, une gauche sociale, européenne, humaniste, écologiste et féministe.» Six ans qu’il l’annonce, à 45 ans bientôt, il se dit déterminé : «J’y mettrai toutes mes forces. Et je ne crois qu’à une chose : le travail, le travail.» Rupture assumée avec LFI : «Contrairement à Olivier Faure, j’ai une conviction : si la gauche veut gouverner, elle doit se libérer de Mélenchon et de ses affidés.»

«Vous avez l’air sympa, mais on votera Bardella»

Glucksmann l’a compris au soir du 9 juin : «Sans appareil, on n’est rien.» Fini l’ambiguïté, les grands discours se targuant d’être libre, quand on a été élu, par deux fois, grâce au soutien logistique et financier du PS. Place publique est une structure lâche, certes riche de 200 000 sympathisants (cinq fois plus si l’on comptait les abonnés de Glucksmann sur LinkedIn et Instagram) mais seulement 10 000 adhérents, pas de siège, pas d’employé, un seul député, l’ex-ministre de la Santé macroniste, Aurélien Rousseau. «On ne fonctionne qu’avec des bénévoles», confie le mandataire financier de Place publique, Morgan Valette, qui est prof d’économie dans un lycée d’Amiens, cousin chéri de Glucksmann. Tout est à bâtir. Et le leader tâtonne un peu quand on lui demande s’il a déjà des mécènes, un commando prêt à œuvrer, un programme de levée de fonds : «On va s’y coller.»

Au moins a-t-il en tête un modèle, celui de son ennemi : «Il faut faire ce que Mélenchon a fait : renouveler la doctrine, former des cadres, des militants… Lui, il travaille, il lit, il écrit, il est capable de tenir une heure et demie sur la Sécurité sociale, l’immigration ou la mer. C’est ainsi qu’il a imposé son magistère sur la gauche.» Entendre : le PS, lui, n’a rien fichu. Glucksmann s’est trouvé à Bruxelles une mission sur mesure, sur la social-démocratie, inaugurée par un tête-à-tête récent, avec le chancelier allemand, Olaf Scholz, avant d’autres leaders européens. Il annonce aussi un tour de France, à la rencontre du pays, pour casser son image de bobo qui ne sait pas conduire, perché à Bruxelles, loin du peuple. C’est son point faible. Il le sait. François Ruffin a refusé ses mains tendues, avant d’étriller, en janvier, dans une lettre, son «élitisme déconnecté du peuple». Au PS aussi, certains s’en amusent, mais pas ceux qui ont vu Glucksmann sillonner l’Hexagone durant la campagne. «Ce gars-là a de la sincérité, note Bruno Marty, le maire divers gauche de la Réole, où s’enkyste le chômage. J’ai vu les gens retrouver de la fierté avec lui, de l’espoir, même des électeurs de gauche tentés par le RN.» Glucksmann se souvient de ceux qui, là ou ailleurs, disaient : «Vous avez l’air sympa, mais on votera Bardella.» Il reprend son bâton de pèlerin : «On va faire remonter les idées partout et proposer, dans neuf mois, des propositions sur le logement, le travail, la sécurité, la santé…»

Quelle mue. Il y a encore cinq ans, Glucksmann était un essayiste en vogue, mi-journaliste mi-militant, des airs d’éternel ado en baskets, avec ses groupies, ses idéaux, ses lubies. Il se lançait en politique, à l’aube de la quarantaine, après s’être beaucoup cherché. Pas facile de grandir dans la lumière complexe des parents Glucksmann. Entre André, ce fils de déporté, issu d’une famille communiste, un agrégé de philo, follement doux et engagé, du maoïsme à l’atlantisme, jusqu’à soutenir, en 2007, Sarkozy. Et Fanfan, la fille de Jeannette Colombel, une rouge philosophe, proche de Sartre, une pétroleuse, elle aussi, qui fut scripte, mannequin pour Agnès b., peintre, diablement maoïste, dans l’ombre, puis enragée contre la gauche mitterrandienne. Chez eux, tout était intense, le vaste appartement bohème du Faubourg-Poissonnière, toujours ouvert aux discussions d’intellos, aux réfugiés d’Europe de l’Est et d’ailleurs.

«Eh oh, tu planes»

Raphaël, l’enfant unique, devait être à la hauteur. Il a créé au lycée une association pour les étudiants tchétchènes, et intégré, après un échec à Normale sup, Sciences-Po Paris – avec l’envie, comme il disait, déjà lyrique, de «se frotter au tragique de l’histoire». Ce fut Alger, stage au quotidien le Soir, puis le Rwanda, pour un documentaire cinglant pour la mitterrandie, financé par Michel Hazanavicius, le futur réalisateur de The Artist. Une réfugiée rwandaise, Annick Kayitesi-Jozan, devenue une amie chère, lui servait de guide : «On avait 22 ans, on allait dans les fosses communes, les cimetières… Raphaël avait épluché toutes les archives, retenu les noms de tous les militaires.» Puis il partit humer les vents nouveaux dans les ex-républiques soviétiques, en Ukraine en 2004, puis en Géorgie, porté par l’aura de son père. Le trentenaire fut plume, puis conseiller – sur l’Europe notamment – du président pro-américain, très anti-Poutine, Mikheil Saakachvili, et de sa jeune ministre Eka Zgouladze, une interprète ayant étudié dans l’Oklahoma, qu’il épousa enceinte à Tbilissi, en 2011. Cet exil géorgien n’a cessé de nourrir les fantasmes, pointé à nouveau durant la campagne, de Jordan Bardella à Jean-Luc Mélenchon, accusant Glucksmann d’avoir «servi un dictateur», terminologie aussi utilisée par le Kremlin. Saakachvili, actuellement incarcéré en Géorgie pour des faits d’«abus de pouvoir» et de corruption, est considéré comme un prisonnier politique par le Conseil de l’Europe, qui demande sa libération.

C’est l’époque où le jeune Raphaël était reçu à l’Elysée par Nicolas Sarkozy, qu’il avait applaudi en 2007, avec son père, après avoir brièvement adhéré à Alternative libérale ; l’époque où la DGSE le disait «pris en main par les Américains», voire «agent de la CIA», selon un ponte des services. Son corps longiligne se redresse à l’évocation de cette thèse, sourire éberlué : «Vraiment, n’importe quoi !» Saakachvili battu, «Glucks» est reparti en 2014 à Kyiv, au côté des révolutionnaires de Maidan, avec sa femme qui prit la nationalité ukrainienne, devint vice-ministre des Affaires intérieures, et leur fils, Alexandre. «On luttait avec les potes contre Poutine et l’extrême droite naissante alors qu’elle flambait en France. J’ai décidé de rentrer.»

Cette année 2015, il s’est attelé à son premier essai, sidéré par les succès en librairie d’Eric Zemmour et Philippe de Villiers. «La réflexion de Raphaël est partie de là, rappelle son éditeur, Guillaume Allary. Il voit que les intellos de gauche, son père et son copain BHL ne vendent plus, que la droite réac s’impose dans le champ des idées, et ne s’y résout pas.» Son livre, Génération gueule de bois, paraît au moment où le cancer emporte son père, inhumé au Père-Lachaise, devant une foule d’amis et quelques célébrités – dont Nicolas Sarkozy et Isabelle Adjani. La veillée chez les Glucksmann, le 13 novembre 2015, fut encore assombrie par la nouvelle d’un attentat tout près, au Bataclan. Le lendemain, le fils en deuil rejoignait le plateau de On n’est pas couché, invité, au milieu d’un curieux aréopage, entre Jean-Luc Mélenchon, Gérard Jugnot et Michel Drucker… sur une idée de Léa Salamé. Coup de foudre quasiment en direct. Glucksmann confia à quelques proches, tout troublé, qu’il avait rencontré quelqu’un de «connue», différente de ses inclinations précédentes. Paparazzade dévastatrice dans Voici, chacun étant en couple.

Depuis, ils protègent leur amour, leur fils, Gabriel, né en 2017, leur carrière. «Léa est ma meilleure amie», lâche seulement Glucksmann. Et elle, rien, soucieuse de cloisonner, de s’éclipser quand il vient au micro de France Inter, de n’apparaître dans aucun meeting, aucune réunion politique. «Mais Léa est évidemment capitale», insistent les proches, louant la solidité de la journaliste, son sens de la famille, sa faculté à challenger Glucksmann avec sa niaque, sa culture grand public, son logiciel «moins gauche morale» – voire parfois de droite –, capable d’asséner : «Eh oh, tu planes», ou «tu as été naze». Elle lui décrypte évidemment comme personne la classe politique et les jeux de pouvoir, peut l’introduire auprès de quelques personnalités, dont le chevaleresque avocat-académicien François Sureau, longtemps intime de Macron et devenu fan de Glucksmann, après quelques balades dans Paris achevées par de longs whiskys. «J’aime sa sincérité, dit-il, son dégoût profond des ragots et de la politicaille. C’est un littéraire, qui pense que tout n’est pas joué ici.» Dans ses rares interviews où elle aborde leur couple, Léa Salamé dit : «J’ai connu Raphaël quand il n’était pas un homme politique.»

«Claude, nous n’avons pas la même gauche»

A l’époque, il flirtait seulement avec le PS, le nez bouché. En 2017, le directeur de campagne de Benoît Hamon, Jean-Marc Germain, époux d’Anne Hidalgo, aujourd’hui eurodéputé, l’avait sollicité pour écrire un grand discours : «C’était formidable, se souvient-il, mais Raphaël ne voulait pas apparaître.» Il jugeait le parti has been, sans croire à l’épopée En Marche, malgré la ferveur de ses parrains, ex-copains soixante-huitards de son père, Romain Goupil et Daniel Cohn-Bendit, qui tenait à lui présenter Macron. Ce dernier, entre les deux tours de 2017, fit donc appeler Raphaël Glucksmann, alors en route vers la Normandie avec Léa Salamé, qui suggéra de ne pas fermer la porte. En vain. «J’ai vu mon père, la personne la plus intelligente, la plus morale, se faire avoir par une bête politique [Sarkozy, ndlr]. Ça m’a vacciné.» Pause clope : «Et puis je sentais déjà un décalage entre la promesse de Macron et ce qui transparaissait de son être.»

Devenu, fin 2017, directeur du Nouveau Magazine littéraire, «Glucks» n’a pas épargné Jupiter, tout en louant sa fibre européenne. «C’est une promesse d’aube qui cache de plus en plus un crépuscule», déclarait-il à l’époque sur Quotidien, au grand dam de l’actionnaire de la revue, Claude Perdriel, le fondateur du Nouvel Observateur. «Vous vous êtes radicalisé», trépigna l’octogénaire, pointant soudain les mauvaises ventes. Fin de l’aventure au bout de neuf mois. Glucksmann «Junior» se retira d’un simple : «Claude, nous n’avons pas la même gauche.» Pas d’éclat de voix, jamais, ce grand doux déteste le conflit. Il s’est enfermé pour écrire les Enfants du vide (2018), critique ciselée du néo-libéralisme. «Partout, l’Homo œconomicus s’est imposé comme le principe et la finalité de la pensée politique… L’épanouissement de l’individu est devenu l’horizon du débat public… Tout se voit ramené à l’intime. Cela permet de traiter sous l’angle de la psychologie et de la responsabilité individuelle les déficits structurels… Le travail est devenu une affaire de projets personnels, de créativité et d’entrepreneuriat, l’éducation une affaire de compétences individuelles… Nous sommes devenus des individus. Et rien d’autre», s’angoisse-t-il dans cet ouvrage vendu à plus de 75 000 exemplaires. Il appelait alors à un «réveil citoyen», avec Place publique, créé avec l’économiste Thomas Porcher et l’écologiste Claire Nouvian, qui ont vite claqué la porte. Trop de tergiversations, d’incantations. «Ton truc, c’est la gauche gazeuse», avait moqué Jean-Luc Mélenchon du temps où il leur est arrivé – notamment une fois au hasard d’une rencontre en 2020 dans un train – de disserter sur Machiavel, Bodin, la souveraineté, l’Europe, l’Otan, avant de constater qu’ils n’étaient à peu près d’accord sur rien. Sauf que le PS était «mort».

«C’est bien beau de commenter…» disaient à Glucksmann des lecteurs rencontrés au fil de ses conférences. «Tu vas finir en Finkielkraut de gauche», taclait Pierre Natnaël Bussiere, son ex-complice du Nouveau Magazine littéraire, embauché à la sortie d’une émission, C Polémique. Glucksmann avait été scotché par ce militant de 22 ans, si percutant contre le RN, un petit génie né en Ethiopie, adopté près de Clermont-Ferrand, aspirant footballeur, étudiant en droit, engagé à Réseau Education sans frontières puis au PS. Naissance d’un duo inébranlable. «Mon petit frère», s’attendrit Glucksmann, devenu quasi dépendant de ce Jiminy Cricket curieux, lettré, vif, ultra-connecté sur les réseaux, qui le pique sans cesse, et repousse éternellement, pour lui, sa thèse à l’EHESS. Et Bussière, si reconnaissant : «Raphaël n’a pas de faille narcissique, il est pur et déterminé. Seul défaut : sa crainte de blesser.»

«J’avais l’impression d’être une marionnette»

C’est lui qui l’a convaincu d’être tête de liste aux européennes en 2019, quand Olivier Faure cherchait désespérément de nouvelles têtes pour relever le PS. Glucksmann avait d’abord refusé, de peur d’être ringardisé, moqué, après avoir tant répété : «Le PS est mort.» Mais enfin, c’était l’Europe, son grand combat, un mandat assez lointain pour ne pas porter ombrage à sa compagne. Le voilà ainsi pris en main par Eric Andrieu, un vieux socialiste pur jus de Narbonne, alors eurodéputé, qui en rit encore : «Je vois arriver ce dandy avec son staff très parisien, je me dis, il va pas tenir longtemps… Ils planaient. Je leur dis : hey, les mecs, une campagne, c’est un électeur, un bulletin, une urne.» Glucksmann se laisse porter, voix à la traîne et regard souvent paumé en meeting : «J’avais l’impression d’être une marionnette, grand sentiment d’illégitimité.»

Il prit ses marques au Parlement européen, à son rythme. «Je suis une vache, j’ai besoin de ruminer avec mon équipe. C’est long de rentrer dans la machine bruxelloise, la plomberie législative, les négociations. J’ai pris goût au côté technique des choses, au jeu des rapports de force et du compromis.» Il a demandé une commission sur les ingérences étrangères, porté la cause des Ouïghours, avant de faire voter une loi contre les produits issus du travail forcé, un devoir de vigilance des entreprises, en mobilisant sur les réseaux sociaux. L’eurodéputé s’est mis à l’économie, avec Aurore Lalucq, chercheuse formée à Dauphine, inspirée par John Galbraith, ce grand sage keynésien avec qui elle a correspondu dans sa vieillesse. «Raphaël rentre, via la géopolitique, dans les mécanismes du commerce international, les questions de tarifs douaniers, de taxation…» dit la députée européenne récemment élue à la tête de la commission Econ (Affaires économiques et monétaires). Le Covid puis la guerre en Ukraine mettent à nu les faiblesses de l’Europe, en matière d’énergie, d’industries. Glucksmann s’est aussi intéressé à la défense, secteur appréhendé en Géorgie, où il avait croisé un ancien de la DGSE, Arnaud Danjean, retrouvé au Parlement européen. «Raphaël est fin, solide, ouvert au dialogue malgré nos désaccords notamment sur les questions d’immigration», observe l’ancien député LR, tout juste nommé conseiller spécial de Michel Barnier. Même respect entendu chez les macronistes, de l’ex-commissaire Thierry Breton aux députés Bernard Guetta et Nathalie Loiseau. Au groupe socialiste européen, le frenchie est devenu un pilier. «Il nous a surtout aidés à bâtir un récit sur l’Europe, et à nous mettre en cohérence», loue la députée Nora Mebarek.

Un second mandat fut ainsi une évidence pour Glucksmann. «Mais si tu fais moins de 10%, tu arrêtes», charriait Léa Salamé. Sa mère, Fanfan, en rajoutait, ivre d’amour et provoc, toujours, disant qu’il fallait oser davantage, comme son chouchou, François Ruffin. Elle s’est éteinte d’un cancer, en août 2023, accompagnée par son fils jusqu’au dernier souffle. Glucksmann a gardé l’appartement de ses parents, ce mausolée de photos et de livres, qu’il vide peu à peu, avec l’idée d’y vivre. «Je ne crois pas en l’au-delà, confie-t-il. Mais, bizarrement, depuis que ma mère est partie, je la sens là, avec moi.»

«Ligne de fracture béante»

Qu’elle fût sombre cette campagne, lancée à l’Elysée-Montmartre le 8 octobre, lendemain des massacres du Hamas en Israël. «Sentiment d’ébranlement absolu. Et on me renvoie une identité que je n’ai jamais considérée comme centrale, jamais mise en avant. Après la création du NFP, certains me diront : comment pouvez-vous faire ça en tant que juif ? Mais, moi, je suis un citoyen français.» Ses parents, athées, ne l’ont pas élevé dans la culture juive, et c’est lui qui, à 13 ans, a traîné en Israël André Glucksmann, dont le père, communiste, fut envoyé par Moscou dans l’entre-deux-guerres pour espionner le mouvement sioniste. Le 7 Octobre, l’eurodéputé s’est évidemment indigné que LFI refuse de qualifier le Hamas de mouvement terroriste. Il a pleuré les morts des kibboutz, comme ceux de Gaza, dénonçant le «carnage», échangeant avec son ami, Raphaël Pitti, ce médecin humanitaire parti soigner les Palestiniens sous les bombes, et votant la résolution européenne pour un cessez-le-feu immédiat, contre «la politique criminelle de Nétanyahou». Cela ne l’a pas préservé des insultes antisémites – issues de l’extrême droite et de l’extrême gauche – des étoiles de David et des croix gammées sur ses affiches, des menaces sur les réseaux sociaux qui ont notamment flambé quand la future députée européenne insoumise, d’origine palestinienne, Rima Hassan, lui a reproché d’employer le terme génocide pour les Ouighours, mais pas pour les Palestiniens.

Le 1er mai, à Saint-Etienne, des jets de peinture et de bouteilles se mêlaient aux cris immondes : «sale sioniste, c’est pas ta terre ici», «social-traître». Glucksmann dut être exfiltré, placé sous protection policière. Il dit calmement à ses proches : «J’ai vu la haine dans leurs yeux, pour ce que je suis.» Toute la classe politique lui a exprimé son soutien. Jean-Luc Mélenchon, d’un tweet soulignant aussi les «attaques fascistes» subies par Rima Hassan : «Les indignations à géométrie variable, ça suffit.»

Olivier Faure, lui, relativisait, notant qu’il avait lui-même, par le passé, enduré des jets de canettes, des insultes, le lot de la vie politique… «Raphaël a chargé LFI, qui n’a pas organisé les débordements de Saint-Etienne, soutient-il. J’ai pris sa défense et lui ai également dit : on a besoin de toutes les gauches.» Soit : arrête de taper sur LFI. «Gaza, ça monte», textotait le chef du PS, chaque matin, dans la boucle WhatsApp de la campagne. La confiance s’est fissurée. Faure le dit étrangement : «Saint-Etienne, c’est game changer. Ça devient une ligne de fracture béante.»

«Ce que tu dis, c’est super, mais tu le dis tellement mal»

Glucksmann a tracé sa route. Il n’est plus la marionnette de 2019. Il s’est aguerri, par son mandat, l’adversité, les tentatives de déstabilisation menées contre lui, par la Russie et la Chine où il est interdit d’entrer. Il a gagné en densité, entouré de ses piliers de toujours, Michel Hazanavicius, Guillaume Allary… et les plus récents, d’Anne Sinclair à David Djaïz, cette énarque-normalien surdoué, mal employé par Macron au Conseil de la refondation, les amis du PS, Anne Hidalgo, Jean-Marc Germain, Jérôme Guedj, Carole Delga… Même Lionel Jospin qui, pour lui, accepte de dire trois mots : «J’apprécie ce garçon sérieux dans son approche des choses, authentique et travailleur.» Cette fois, Glucksmann a fait campagne avec son équipe, dirigée par Pierre Natnaël Bussière et Eric Andrieu, sorti de sa retraite pour mobiliser le PS. Au discours, la plume fiévreuse de Milo Lévy-Bruhl, ce jeune philosophe spécialiste de Léon Blum. En coulisses, un metteur en scène, prof de théâtre, Jonathan Châtel, copain de maternelle, assez libre, donc, pour lui asséner : «Ce que tu dis, c’est super, mais tu le dis tellement mal», et le faire progresser : vocalises, exercices de maintien, de respiration, régime sans chips ni bonbecs. Le coach l’a suivi partout, martelant «pense à la clarté de ton regard», moulinant des gestes au pied de l’estrade, à la stupeur de socialistes croyant à un «gourou».

Partout, de Tournefeuille à Charleroi, l’eurodéputé a plaidé pour «une Europe plus forte, réindustrialiser, instaurer un protectionnisme écologique européen». L’espoir au micro, toujours, mezzo sur l’immigration pour éviter les pièges du RN, tout en proposant des voies contrôlées, avec des quotas selon les besoins des pays. Il stoppait les huées contre ses adversaires, dénonçant partout la brutalisation du débat. Et ce souhait de «faire de la politique autrement», lui valut bien des sarcasmes, dont ce tweet de Manuel Bompard : «Quelle est la différence entre Glucksmann et Macron en 2016 ?» La tête de liste Renaissance, Valérie Hayer, avait elle-même noté la filiation, d’un «Raphaël Glucksmann devrait être avec nous !» L’eurodéputé a pourtant cogné sur la diplomatie du Président, ses choix économiques, scandé «On va taxer les riches, et ils n’iront pas à Dubaï», renvoyant à l’initiative citoyenne, lancée avec Aurore Lalucq, pour imposer au niveau européen les grandes fortunes. Glucksmann, lui, ne les fréquente pas, et tient ses distances avec les ex-faiseurs de roi qui l’affectionnent, tels Jacques Attali ou Bernard-Henri Lévy. «Ne vous y trompez pas, Raphaël n’est pas un social-démocrate mou, il est prêt à aller aux points de rupture», soutient Pierre Natnaël Bussière, qui n’a cessé de présidentialiser la campagne. «Dans la dernière ligne droite, Glucksmann s’est envolé en solo, déplore un cacique du PS. Je lui dis : “Tu vas te planter.” Il a souri.»

Résultat : 13,8%, un petit point derrière Renaissance, juste devant LFI. «Nouveau rapport de force», jubilait bien vite le leader de Place publique, poing levé, à la Bellevilloise. Et puis, appel de Léa Salamé : «Macron va dissoudre !» Sidération. Ses soutiens poussaient Glucksmann à s’imposer. Mais Ruffin a dégainé en premier l’idée d’un Front Populaire, Mélenchon reprenait la lumière. Et les appareils politiques, eux, s’activaient devant la carte des circonscriptions, les verts négociant déjà avec LFI. Olivier Faure galvanisé, à la fureur de ses colistiers de Place publique, pestant : «On l’a remis en selle avec nos 14% et il va nous bouffer.» Le premier secrétaire du PS pressait Glucksmann de rejoindre le Nouveau Front populaire : «Je lui dis, se souvient-il, que sa place est au premier rang de ce moment fondateur. Je lui dis : viens l’annoncer avec moi devant les caméras. Il ne veut pas.»

L’eurodéputé a aussi refusé de participer aux négociations, envoyant ses fidèles Lalucq et Bussière, avec des points non négociables, notamment sur le soutien à l’Ukraine et la lutte contre l’antisémitisme, au-delà du consensus pour abroger la loi sur l’immigration, sur les retraites, et augmenter le smic. Glucksmann suivait les tractations sur son iPhone. Des heures pour que figurent dans la même phrase les mots «Hamas» et «terroriste». Il a songé à jeter l’éponge quand il a rejoint‚ le mardi soir, Bussière à la porte du QG des verts, où se scellait l’accord. Balade le long du canal Saint-Martin et ce cri soudain d’une fille à vélo : «Dingue, il y a Glucksmann et Mélenchon.» Le chef insoumis – qui habite non loin, dans le Xe arrondissement – était sur le trottoir opposé avec sa fidèle, Sophia Chikirou. Voilà, dans la nuit noire, face à face, les éternelles gauches irréconciliables. Glucksmann a regagné l’appartement qu’il loue dans le IXe arrondissement de Paris, où son voisin du dessous, Thierry Solère, quasi au même moment, invitait Edouard Philippe et Marine le Pen. Tout était fou, irréel. Et ça continue, l’Ukraine, Gaza, le Liban, les menaces nucléaires de Poutine, et le RN désormais en arbitre à l’Assemblée… «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve», répète inlassablement Glucksmann, citant le poète allemand Hölderlin. Ses amis se demandent s’il saura être, dans ce monde brûlant, suffisamment rassembleur et résistant. Léa Salamé, toujours confiante, leur répète : «Step by step.».

par Sophie des Déserts

Source liberation