À Tel-Aviv, épicentre des gauches israéliennes, se tiennent chaque samedi soir des manifestations pour réclamer le retour des otages et faire tomber le gouvernement de Netanyahou. Pour autant, la gauche cherche encore ses réponses, notamment face à la question de la guerre.
«Ahshrav. Ahshrav. Ahshrav. » « Maintenant. Maintenant. Maintenant. » Pas demain, pas la semaine prochaine, chaque seconde compte, et la foule compacte scande les noms des 97 otages toujours retenus à Gaza, dont 64 seraient toujours en vie, chorale de détresse qui appelle dans le vide Romi, Oded, Amiram et tous les autres. Nous sommes au coeur de Tel-Aviv, avenue Begin. Il fait nuit. Les gratte-ciel brillent froidement, et leur lumière pâle se reflète sur les centaines de drapeaux blanc et bleu qui ondulent au-dessus du cortège. Ici, chaque samedi soir depuis des mois, des milliers de personnes se rassemblent pour exiger la libération des otages. Une marée humaine qui retient son souffle depuis plus de onze mois, suspendue à une seule prière : que leur cauchemar s’arrête.
Presque un an après les attaques du 7 octobre, j’ai débarqué en Israël pour voir ce qu’il reste de la gauche dans le pays, ici, à Tel-Aviv, bastion du progressisme et épicentre des protestations politiques. Ou plutôt, pour comprendre si, un an après le massacre, il est toujours possible d’être de gauche dans un pays à ce point traumatisé. Le premier jour, j’ai erré dans cette drôle de ville, à la fois si légère et si douloureuse, où les chercheurs vivent en tongs et où des gens beaux et jeunes vous demandent sans cesse si vous avez bien profité de la plage, comme si chaque seconde d’insouciance était un centimètre gagné sur la guerre. La société israélienne s’est-elle radicalisée depuis le 7 octobre 2023 ? Croit-elle encore à la paix ? Dans l’avion, je n’avais même pas atterri qu’une sexagénaire nommée Gafnit, voyant sur ma tablette un livre sur l’échec des gauches israéliennes, m’a apostrophée. « De gauche ? On l’était tous. Mais comment le rester ? Certains veulent faire la paix. Mais avec qui ? Avec ceux qui veulent nous détruire ? Nous devons nous protéger, c’est notre seule issue désormais. Je crois qu’aux prochaines élections, je voterai pour Netanyahou. »
Pourtant, le sionisme a d’abord été une utopie socialiste. Au début du xxe siècle, face à la montée de l’antisémitisme, à l’avènement de l’idée d’État-nation et à la misère sociale engendrée par le capitalisme industriel, de jeunes Juifs d’Europe de l’Est sont arrivés en Palestine, le sionisme et le socialisme étant perçus comme la double solution aux problèmes qui se posaient en Europe. Les pionniers ont fondé les premiers kibboutz, ces communautés collectivistes où ils travaillaient la terre. Le Mapai (Parti des travailleurs de la terre d’Israël), puis le Parti travailliste israélien sont ensuite au pouvoir de manière continue jusqu’en 1977.
La gauche s’est progressivement effondrée après l’assassinat d’Yitzhak Rabin, en 1995, et la vague d’attentats-suicides perpétrés par le Hamas. Depuis les années 2000, face à une droitisation toujours plus importante de la société israélienne, corrélée avec une montée des extrémismes religieux, la gauche laïque n’est plus que l’ombre d’elle-même. À la Knesset, le Parlement israélien, le Parti travailliste ne compte plus aujourd’hui que 4 sièges sur 120. L’autre importante formation de gauche laïque, le Meretz, n’a, elle, aucun député. D’après le New York Times, un tiers des électeurs israéliens ont admis s’être déportés vers la droite après le 7 octobre. Qui reste-t-il pour porter une voix alternative ?
Avant le début de la manifestation, direction le quartier général de la gauche extrême, The Left Bank. Un tourbillon d’autocollants antifas et de drapeaux maoïstes, avec marteaux et faucilles de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Nous avons rendez-vous avec Iddo Elam, 18 ans. Il a les yeux doux, une tignasse brune et une moustache timide. Un « refuznik », ces jeunes qui refusent d’effectuer leur service militaire. C’est une espèce rare, pour ne pas dire ultra-minoritaire : depuis le 7 octobre, seuls huit garçons se sont officiellement déclarés objecteurs de conscience, le service militaire étant considéré comme un honneur et un devoir en Israël.
Ainsi, le 9 décembre prochain, Iddo ne se présentera pas à l’appel. Et pas question d’être exempté pour un prétendu trouble physique ou psychologique, comme nombre de jeunes de son âge. Au contraire, il compte même manifester devant le bureau de l’armée, quitte à passer au tribunal militaire et à être condamné à six mois de prison, du moment que ça fait le buzz et que ça peut donner des idées à d’autres. Iddo n’a pas attendu que le pire advienne pour choisir son camp. Quand il avait 15 ans, son père l’avait emmené à Jérusalem-Est voir « comment les Palestiniens étaient traités ». « J’ai vu des colons cracher sur des Arabes et les insulter. J’ai même vu un homme se faire confisquer son drapeau avec violence par la police. Aujourd’hui, j’ai trop d’amis palestiniens, en Cisjordanie comme en Israël, et je sais trop ce qu’ils subissent pour faire partie du système qui les opprime », explique-t-il, assis en tailleur.
Le 7 octobre, les sirènes ont retenti à 6 heures du matin. Ils ont allumé la télévision. « Ça a été un choc, il n’y a pas de mot, raconte-t-il. Ça m’a chamboulé, je me suis interrogé sur mes convictions. Puis, quand j’ai vu l’armée se mettre à bombarder Gaza et quand j’ai compris qu’on partait sur une guerre plutôt que sur un accord pour libérer les otages, j’ai décidé de rester sur la même ligne. » Lui se revendique antisioniste, et fait partie de ce qu’on appelle le « bloc antioccupation ». « Le problème, avec la gauche sioniste, c’est qu’elle ne s’inquiète que des Juifs, poursuit-il. Si elle demande un cessez-le-feu, c’est uniquement pour les otages, pas pour les Palestiniens. »
Après le 7 octobre, la situation s’est envenimée. Les événements le marginalisent, ses positions deviennent inadmissibles aux yeux de nombreux Israéliens. Au lycée, certains camarades refusent de lui adresser la parole, ainsi qu’aux personnes qui continuent d’être en contact avec lui. Lors des manifestations, les gens hurlent sur son passage, lui tapent dessus et tentent de lui voler son mégaphone et ses pancartes. « Les gens pensent que je suis naïf. Ma position n’est plus audible. On m’a même traité de supporter du Hamas, de nazi. »
Un pays traumatisé
C’est drôle, toutes les personnes de gauche laïque que j’ai interrogées au cours de ce séjour à Tel-Aviv ont un jour été traitées de nazies. J’ai demandé un peu bêtement à Guil Bonstein pourquoi autant de personnes brandissaient des drapeaux israéliens pendant ces manifestations. « Pour prouver qu’on n’est pas des traîtres. Qu’on peut demander un cessez-le-feu tout en défendant l’intérêt de notre pays », m’a-t-il répondu du tac au tac. Voici donc la question qui déchire Israël : face au Hamas et ses massacres, en l’absence d’interlocuteur à Gaza, est-il possible de parler de paix sans mettre en danger l’existence même d’Israël ?
« Il faut comprendre à quel point le pays est traumatisé. Gaza, c’est un bain de sang, et la majeure partie du pays le vit mal. Depuis un an, c’est un enfer. Rien que d’en parler, j’en ai la chair de poule », lâchait Guil Bonstein au volant de sa voiture, sur l’autoroute qui quitte Tel-Aviv pour sa banlieue cossue. La veille de la manifestation, il nous a invités à dîner. Guil est un drôle de spécimen. Ce francophile fou de reggae est le plus grand fan de Charlie Hebdo au Proche-Orient. Dans son bureau surchargé, des piles de journaux s’entassent auprès des livres de Riss et de Richard Malka. C’est surtout un athée convaincu, qui a rejoint Israël dans les années 1970 pour effectuer son service militaire, porté par des rêves de gauche. « C’était bien avant la loi nationale qui définit Israël comme « l’État-nation du peuple juif », bien avant que l’État soit gouverné par des fous furieux messianiques. À l’époque, c’était un pays avec des valeurs humanistes qui oeuvrait pour la paix », se souvient-il. Pour les derniers militants de la paix, la pression monte. Trois des quatre enfants de Guil, des membres actifs d’associations pour le dialogue avec les Palestiniens, ont fini par quitter Israël, épuisés par une situation à laquelle ils ne voyaient plus d’issue.
À peine la dernière bouchée du dîner avalée, Guil m’a traînée à Herzliya, en banlieue de Tel-Aviv. Devant un commissariat, une centaine de personnes exigaient la libération de deux jeunes femmes arrêtées pour avoir distribué dans une synagogue des tracts réclamant la libération des otages. « Vous n’êtes pas la police, vous êtes la milice d’un terroriste », ont crié les manifestants, faisant référence à Itamar Ben Gvir, le ministre de la Sécurité nationale, suprémaciste juif homophobe, antilibéral et antidémocrate, qui a accentué, ces dernières semaines, la répression contre ceux qui appellent à la libération des otages, et donc à un cessez-le-feu. « On a deux combats à mener : l’un contre un gouvernement d’extrême droite voyou qui refuse de négocier pour la libération des otages, l’autre contre le Hamas, qui veut nous détruire. Aujourd’hui, je ne crois plus en la paix. Tout ce qu’on doit faire, c’est signer des accords pour récupérer les otages, et au moindre tir de mortier ou de missile venu de Gaza, on reprend la guerre », a regretté Guil en secouant la tête.
Le lendemain, nous voilà donc au début de la grande manifestation, à l’est de l’avenue Begin. De ce côté-ci, les militants sont venus essentiellement pour faire tomber le gouvernement de Netanyahou. Les protestations ont commencé dès 2023, face aux multiples affaires de corruption qui compromettent le Premier ministre et contre la réforme du système judiciaire, annoncée en janvier 2023. Elles ont pris de l’ampleur après le 7 octobre. Chacun sait que Netanyahou fait durer les bombardements sur Gaza pour retarder la tenue d’élections qui pourraient le faire tomber, et signifier aussi la reprise des poursuites judiciaires à son encontre.
Une gauche militariste
Drôle de carnaval de l’opposition. Ici, un mannequin représentant le politique aux cheveux blancs repose dans un bain de faux sang sur le sol, dans le cadre d’une performance théâtrale impliquant des ventes de tomates dont on ne comprend pas très bien les ressorts. Là, des stands hétéroclites tenus par des collectifs de femmes, des associations de défense des LGBT et d’autres brandissant des pancartes « Save your start-up nation ». Autant de contestations qui, pour des raisons diverses et variées, se retrouvent dans le rejet des hommes au pouvoir.
Tandis que les antifas se mêlent à la foule, Roei Sasson secoue la tête. « Ces mecs-là sont dangereux. Ils se racontent des histoires. Tu ne peux pas vivre ici en sécurité sans armée », lâche-t-il. Il tient le stand des Démocrates, le parti de Yaïr Golan, ancien numéro 2 de Tsahal, jadis décrié pour son franc-parler et sa critique acerbe de l’extrême droite, notamment quand, en 2016, il a comparé Israël à « l’Allemagne des années 1930 ». En mai dernier, il a été élu à la tête du Parti travailliste – devenu en juin 2024 Les Démocrates, après sa fusion avec Meretz -et reste le nouveau, pour ne pas dire le dernier espoir de la gauche israélienne depuis qu’il a remis son uniforme, le 7 octobre 2023, pour venir au secours des jeunes festivaliers de Nova. Ce jour-là, il s’est muni d’un fusil et a pris la route, seul, pour partir au combat, gagnant le respect d’une gauche sioniste critique de l’extrême droite des colons, mais convaincue de la nécessité d’une opération armée. « Yaïr Golan est le seul qui ait une vision, qui défende un État à la fois juif et démocratique. Il y a de l’antisémitisme partout dans le monde. Il faut nous défendre. Nous voulons démanteler 80 % des colonies, mais continuer à mener des opérations antiterroristes à Gaza, le temps que se reconstruisent des acteurs avec qui on puisse négocier la paix », ajoute le jeune étudiant en sciences politiques. À ses côtés, Richard Pérez, 65 ans, brandit son poignet. En lettres vertes, un tatouage « 7.10.23 ». « Ce jour-là a changé ma vie, a changé la vie de tout le monde. J’ai toujours été engagé à gauche. J’étais un militant de la paix, et désormais, j’ai davantage de doutes. J’ai un fils militaire à Gaza, un autre à la frontière avec le Liban. Il est évident qu’il faudra qu’on parle avec les Palestiniens un jour. Il n’y a pas d’autre solution. Mais avec qui et comment ? Pour l’instant, ce n’est pas possible. Ils ont tué des enfants, des bébés, détaille-t-il. Yaïr Golan, lui, agit. Il sait prendre des décisions assez fortes. Il peut être notre alternative. »
Plus on remonte l’avenue Begin, moins les revendications sont extrêmes. Car la manifestation réunit un arc large, allant du centre à la gauche, à l’image de la ville. Devant le stand du think tank Darkenu, Niv Hadary, 38 ans, vêtu d’un tee-shirt bleu, nous explique oeuvrer pour réveiller « la majorité silencieuse ». « En réalité, 80 % des Israéliens sont au centre : ils votent à droite, mais ne sont pas représentés par le gouvernement actuel. Nous militons pour de nouvelles élections, pour un État qui nous ressemble, pas un État gouverné par des extrémistes. »
Absence d’empathie
Bientôt, les slogans politiques laissent place aux photos des otages. Voici donc le coeur de la manifestation, là où se rejoignent les deux cortèges : celui des antigouvernement, peu nombreux, et celui, bien plus important, qui appelle simplement à la libération des otages. La foule se fait dense et palpite comme un coeur à vif. Sur une passerelle surplombant la marée blanc et bleu, face au ministère de la Défense, les familles brandissent sur des panneaux les visages de leurs proches, des petits vieux, des jeunes rieurs figés dans l’absence. Les yeux sont rouges, on ne s’entend plus parler. L’heure n’est plus au débat. « On ne cause que des otages, pas de politique, pas d’élections, pas de corruption, pas de solution à deux États, prévient Ilie, mégaphone à la main. Depuis onze mois, on nous dit que seuls les militaires peuvent ramener les otages. C’est faux. Seul un accord peut les sauver. N’importe quel accord. » Un homme au micro martèle : « Il n’y a rien de plus urgent que de faire revenir tous les otages à la maison. On a laissé arriver ça, le ciel nous est tombé sur la tête. Sauvons-les de cet enfer. Maintenant ! »
Je continue à remonter l’avenue. La foule clairsemée s’éloigne, drapeau sur les épaules. Une femme, les larmes aux yeux, refuse de s’exprimer sur le conflit. « Je ne veux pas parler de politique, je ne veux pas parler d’élections, je ne veux parler de rien d’autre tant que les otages ne seront pas libérés. Ça fait un an qu’on ne dort plus. Un an que nos vies sont en suspens. Un an qu’on vit un cauchemar. Une fois que les nôtres seront libérés, alors seulement on pourra réfléchir à la suite. » Une question m’échappe : « Et Gaza ? » La femme me regarde, interdite. Je corrige : « Pouvez-vous ressentir de l’empathie pour les Gazaouis par rapport à la guerre, après ce que vous avez vécu ? » Geste d’impuissance, elle grimace. Et secoue la tête. « D’abord, les otages. Ensuite, on verra. »
Nous arrivons à la « place des otages ». Silence. Ici, des oeuvres d’art du monde entier rendent hommage aux disparus. Une grande table vide représente les convives absents. Sur une petite chaise d’enfant, une peluche et la photo de Kfir, le plus jeune des otages, âgé de moins de 1 an le 7 octobre. « 344 jours, 8 heures, 26 secondes », indique un compteur géant. Sur des chaises en plastique, des gens écoutent un homme jouer au piano un air qui remplace les mots. Ceux de 10 millions de personnes, presque autant de visions politiques différentes, fondues en un seul désespoir.
Coline Renault