À 85 ans, le réalisateur du Parrain et d’Apocalypse Now revient avec Megalopolis, une fresque qui transpose une épopée romaine dans une Amérique moderne. Rencontre avec un cinéaste combatif.
Le retour à Cannes en mai dernier de Francis Ford Coppola ne pouvait pas passer inaperçu. Son Megalopolis a divisé la critique. La controverse semble avoir rendu le double palmé d’or – Conversation secrète, en 1974, et Apocalypse Now , en 1979 – encore plus combatif. Mais c’est un Coppola serein et généreux que l’on rencontre à Paris mi-septembre. À 85 ans, le cinéaste américain garde une foi intacte dans le cinéma.
LE FIGARO. – Vous avez commencé à songer à Megalopolis il y a quarante ans…
Francis Ford COPPOLA. - Ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a quarante ans, j’avais tourné une poignée de films, et chacun était dans un style différent. Le Parrain était très classique, Apocalypse Now, sauvage et surréel, Coup de cœur, très théâtral… Je me demandais si j’avais un style propre et quel pouvait-il être. J’avais fait mes débuts au théâtre avant de devenir réalisateur, la technologie m’intéressait. J’avais un pied dans le passé, un pied dans le futur. J’étais une personne hybride. J’ai commencé à noter des idées, inspirées de mes lectures. J’ai fini par me dire que je voulais tourner une épopée romaine. Un genre emblématique du cinéma muet, avant Quo Vadis ou Spartacus, de Stanley Kubrick – j’aime d’ailleurs tous les films de Kubrick. Et je suis arrivé à la conclusion que l’Amérique devait beaucoup à la République romaine. Nous n’avons pas de roi, mais nous avons un Sénat. D’un point de vue architectural, Washington ou New York ressemblent à Rome. J’ai donc décidé de transposer une épopée romaine dans une Amérique moderne. On m’a dit: «Qui aura envie d’aller voir ça?» Mes films sont une façon de mettre en scène le futur. Aujourd’hui, nous voyons que la République en Amérique est menacée, comme elle l’était il y a deux mille ans à Rome… À la première vision de Megalopolis, les gens se demandent ce qu’ils ont vu. Je conseille de le voir une seconde fois. C’était la même chose avec Apocalypse Now.
Comment l’expliquez-vous? Par la profusion d’images, de personnages et d’intrigues?
Oui, normalement un film met en scène deux ou trois personnages faciles à suivre. Dans une épopée romaine, tout est plus complexe. Même s’il y a au départ deux camps clairement identifiés. D’un côté Cicéron, le père conservateur, de l’autre, Catilina, l’architecte visionnaire. Au milieu, une femme qui les aime tous les deux. Mais il y a plein d’autres personnages et tous sont projetés dans un univers, qui ne ressemble à rien de connu. C’est pourquoi à la fin de la séance, vous pouvez vous demander: «Qu’est-ce que je viens de voir?»
Catilina évoque Tucker, l’ingénieur automobile auquel vous avez consacré un film en 1988, Tucker: l’homme et son rêve. Deux utopistes?
Oui, on peut faire le lien. J’ai toujours été intéressé par la figure de l’artiste plongeant dans l’inconnu. Il affirme par là sa liberté. Et c’est dans l’inconnu que se trouvent les solutions.
Megalopolis est-il un autoportrait?
Tous mes films le sont. Quand j’ai fait Le Parrain , j’étais jeune, j’étais père de deux enfants, avec un troisième à venir. Je n’avais ni argent ni pouvoir. Je suis devenu très machiavélique et je me suis identifié à Michael Corleone. Quand j’ai fait Apocalypse Now, entouré d’hélicoptères tournoyant au-dessus de ma tête, je me reconnaissais dans Kurtz. J’étais en pleine crise mégalomaniaque… Chacun de mes films traite d’une certaine façon de choses qui me sont arrivées. Ainsi, je me suis rendu compte qu’Adam Driver se servait de moi pour jouer Catalina dans Megalopolis. Il ne cessait de me poser des questions sur moi et sur ma vision d’un monde fini, à la croissance limitée. De façon tragique ou heureuse, je suis tous les personnages de mes films.
Adam Driver est-il très différent des acteurs du Nouvel Hollywood avec lesquels vous avez travaillé?
Il y a deux catégories d’acteurs. Certains ont beaucoup de talent et s’appuient sur ce talent inné. Comme James Caan ou Robert Duvall, qui ne tournait jamais plus de deux prises. Je l’ai supplié d’en faire une troisième dans la scène du Parrain où il apprend à Brando la mort de son fils. Warren Beatty, lui, est surtout très intelligent. Al Pacino possède les deux qualités. C’est aussi le cas d’Adam Diver.
Rome est le modèle de la République. C’est aussi la ville de naissance du fascisme…
Oui, et le vrai inventeur du fascisme italien n’est pas Mussolini mais l’écrivain Gabriele d’Annunzio. Hitler n’a fait que les copier. Saviez-vous que Hitler s’est laissé pousser la moustache pour ressembler à Charlie Chaplin parce que Chaplin était l’homme le plus aimé dans le monde entier? En retour, ce qu’a fait Chaplin dans Le Dictateur est admirable. Le discours final de vingt minutes est extraordinaire.
Dans Megalopolis, tout est très théâtralisé…
Tout ce que vous voyez dans le film a vraiment eu lieu à New York ou dans la Rome antique. Le vrai Claudius pouvait s’habiller en femme. Il n’y a rien de fictionnel.
Donald Trump est un showman, et, avant lui, Ronald Reagan était un acteur hollywoodien, Silvio Berlusconi un homme de télévision. Le triomphe de la politique spectacle n’est pas nouveau…
Ce sont des démagogues. Le monde est plein de gens malheureux. Ils sont maintenus dans cet état délibérément parce qu’il est plus facile de vendre du bonheur à des consommateurs malheureux, insatisfaits. Si on leur dit qu’ils sont formidables, ils ne se comportent pas comme des moutons. Je crois que c’est un mensonge. L’humanité est une grande famille capable de choses extraordinaires.
Megalopolis est peut-être votre film le plus optimiste…
Il l’est! C’est un film joyeux. La fin n’a rien à voir avec toutes ces dystopies qui montrent les vestiges de la statue de la Liberté. Ce n’est pas une vision apocalyptique du monde dévasté par le changement climatique. Il n’y a pas de fatalité. Nous pouvons laisser une planète merveilleuse à nos enfants.
Êtes-vous aussi optimiste à propos de Hollywood?
J’ai l’impression que le journalisme et le système hollywoodien sont en train de mourir. C’est triste parce que le journalisme est une belle chose. Les studios, à Hollywood comme partout dans le monde, en Allemagne, en Italie, qui a produit tant de beaux films, sont à l’agonie. Mais c’est le cycle de la vie. Mourir et renaître. C’est comme un restaurant dont la nourriture n’est plus aussi bonne qu’auparavant. Il finit par fermer, mais un autre ouvre au coin de la rue… Les studios ne pensent qu’à rembourser leurs dettes. Ils ne prennent aucun risque. Je pense à Jacques Tati qui a mis tout son argent dans Playtime, un chef-d’œuvre. Il est mort dans la pauvreté. Le Carmen de Georges Bizet a d’abord été sifflé. Il est mort à 50 ans sans savoir qu’il deviendrait l’un des opéras les plus populaires au monde.
Par quoi passe la renaissance du cinéma selon vous?
Elle passe par des artistes au talent extraordinaire. Regardez Sean Baker, le lauréat de la palme d’or cette année avec le magnifique Anora. Si j’ai un conseil à leur donner, c’est: «Faites ce que vous aimez, n’écoutez pas les autres.»
Megalopolis a coûté 120 millions de dollars. Pour faire des films, il faut de l’argent…
J’ai débarqué à Hollywood sans un sou en poche. Je n’avais pas de voiture, pas de petite amie… J’ai gagné de l’argent en prenant des risques. Les Coppola n’étaient pas riches. Je me suis enrichi en achetant des hôtels et des vignobles. Pour financer Megalopolis, je suis allé à la banque et j’ai emprunté l’argent grâce à mes vignes. C’est le prix de ma liberté.
À la différence de Martin Scorsese, vous n’avez pas travaillé avec les plateformes de streaming. Pourquoi?
Le streaming n’est rien d’autre que de la vidéo domestique, comme l’étaient la VHS et le DVD… Ce n’est pas la forme de cinéma qui m’intéresse. J’aime voir les films en salle, au milieu d’une foule nombreuse. Comme lorsque j’ai vu Lawrence d’Arabie, un souvenir inoubliable.
Megalopolis est dédié à votre épouse, Eleanor Coppola, disparue en avril dernier…
Nous avons été mariés pendant soixante ans… Elle a eu le temps de voir Megalopolis avant de mourir. Elle était ma meilleure amie. Quand je me réveillais chaque matin, je lui racontais mes problèmes et nous confrontions nos avis. Concernant ma propre mort, elle ne me fait pas peur. Je suis un épicurien. Carpe diem. J’aime bien poser cette question stupide: «Avez-vous une brosse à dents électrique?» Si c’est le cas, elle s’arrête au bout de deux minutes. C’est ça la mort. Vous ne faites jamais l’expérience de la mort puisque vous n’êtes plus là quand elle advient.
Megalopolis est ancré dans le présent, voire regarde vers l’avenir. Vous n’êtes pas prêt à porter un regard rétrospectif et introspectif, comme Steven Spielberg l’a fait récemment avec The Fablemans par exemple…
J’ai un projet ambitieux intitulé A Distant Vision, dans l’esprit des Buddenbrook, de Thomas Mann. Je voudrais raconter l’histoire de trois générations d’une même famille au moment de l’invention de la télévision, qui ferait écho à la mienne.
Votre prochain film pourrait être une comédie musicale…
Oui, je veux faire un film amusant et je veux le tourner à Londres, où je n’ai jamais habité ni travaillé. Une ville que je ne peux pas associer à Eleanor.
Est-ce un retour à vos débuts? En 1968, vous avez dirigé Fred Astaire dans La Vallée du bonheur, produit par la Warner…
Fred Astaire était le meilleur. Je voulais le filmer en décor naturel dans le Kentucky, là où se situe l’action. On m’a obligé à tourner en studio avec de la fausse herbe.
Coup de cœur et Cotton Club sont aussi des films très musicaux…
J’ai remonté Cotton Club en remettant les trente minutes que le studio avait coupées. Il voulait supprimer tous les numéros de claquettes! J’enrageais: «Comment pouvez-vous faire une chose pareille? Il s’agit de danseurs noirs et de tap dancing!» Gregory Hines est fabuleux.
Vous avez aussi remonté plusieurs fois Apocalypse Now. Un film n’est jamais fini?
Je retourne en salle de montage seulement quand j’ai le sentiment que quelqu’un m’a fait faire quelque chose que je n’aurais pas dû faire. J’essaie de corriger cela. Je n’ai jamais rien changé au Parrain, ni à Conversation secrète, ni à Dracula .
Votre goût pour la musique est-il un héritage de votre père, Carmine Coppola, flûtiste et compositeur?
Oui. Toute ma famille faisait partie de la scène lyrique et théâtrale new-yorkaise. La musique est toujours très importante dans mes films. J’aime beaucoup la partition qu’a composée Osvaldo Golijov pour Megalopolis. On peut danser sur sa musique.
Vous n’avez jamais eu envie d’écrire vos Mémoires?
Non, cela ne m’intéresse pas. Mes enfants sont mes Mémoires. Roman et Sofia sont de magnifiques réalisateurs. Quand ils étaient petits, je les emmenais sur les tournages. Nous étions comme une troupe d’acrobates chinois. Et ma petite-fille Gia vient de faire sensation avec son nouveau film au Festival de Toronto! (The Last Showgirl, avec Pamela Anderson, NDLR)