La philosophe, Élisabeth Badinter, s’insurge contre le silence des Occidentaux concernant le sort des Afghanes et des Iraniennes.
Grande voix du féminisme universaliste, Élisabeth Badinter déplore l’indifférence et le silence sur le sort des femmes afghanes. En France même, la sportive Marzieh Hamidi, qui a dénoncé les nouvelles lois répressives des talibans, reçoit des menaces de mort. L’occasion pour la philosophe de revenir sur les dérives d’un néoféminisme flirtant avec le wokisme, incapable de condamner les crimes islamistes et pour qui le sort des femmes afghanes et iraniennes n’est jamais prioritaire. Sans parler de la lâcheté d’une certaine gauche prisonnière de son électorat. Entretien.
Le Point : Marzieh Hamidi, athlète afghane des JO réfugiée en France, est menacée de mort depuis qu’elle a manifesté son soutien aux femmes afghanes. Comment expliquer un tel déferlement de haine ?
Élisabeth Badinter : On l’explique aisément par la présence des islamistes radicaux sur notre territoire, qu’ils soient afghans ou autres, qui ne partagent pas notre culture. On les a accueillis, on leur a souvent donné la nationalité française, dont ils profitent pleinement tout en la méprisant, voire en la haïssant. Si notre pays est coupable d’une chose, c’est bien d’avoir été si peu regardant sur ceux qu’il accueille.
Les féministes sont muettes alors que la situation est révoltante. Pourquoi ?
Faut-il être féministe pour s’indigner de l’oppression des femmes afghanes ? Cela regarde toutes les femmes, féministes ou non, et tous les hommes des pays occidentaux, mais aussi des pays majoritairement musulmans qui luttent contre le djihadisme. Or, le silence – ou l’indifférence – est international. En ce qui concerne la nouvelle génération de féministes, qui flirte avec le wokisme, nombre d’entre elles considèrent qu’elles partagent un même statut de victime avec les racisés, les musulmans et les minorités sexuelles. Il y a là une alliance implicite entre tous ceux et toutes celles qui se considèrent comme les victimes de l’homme blanc, occidental et colonisateur, suspecté de racisme et d’islamophobie. Les femmes des pays musulmans radicalisés en paient cher la note : l’absence de liberté et d’égalité. Leur sort n’est pas prioritaire.
Il y a déni et cécité. Cette trahison ne constitue-t-elle pas un recul pour toutes les femmes ?
Les grands médias de gauche ainsi que les députés de gauche restent muets. Au point que la plupart de nos concitoyens ont même ignoré qu’un militant islamiste fanatique a pu récemment appeler à l’intifada, à Paris et à Marseille, sous les applaudissements soutenus de son public. Il a aussi sommé les Français musulmans qui sont de « bons Français », attachés à nos lois et à la République, d’abandonner leurs convictions et de le rejoindre dans le combat contre les juifs ou les chrétiens. Des propalestiniens menacent la France, et le Nouveau Front populaire et ses adeptes restent silencieux. Ce mutisme ne signifie pas l’indifférence, mais la peur de devoir prendre des positions qui pourraient déplaire à leurs électeurs et à leurs lecteurs. Voilà à quelle lâcheté et à quelle hypocrisie la nouvelle gauche est réduite.
Peut-on parler d’apartheid sexuel pour l’Afghanistan ?
C’est pire qu’un apartheid sexuel. C’est l’une des plus grandes ignominies depuis les génocides des siècles derniers. On pourrait qualifier les talibans de « génocidaires de genre ». Les Afghanes ne sont plus traitées comme des êtres humains, mais réduites à une sorte de condition animale. Rien ne leur reste, sinon le devoir de faire des enfants et de nourrir leurs maîtres. Ce sont des ombres silencieuses, abandonnées de tous.
Que devrait faire la communauté internationale ?
Toutes les grandes organisations internationales – l’ONU, l’OMS, la Cour européenne des droits de l’homme et toutes les autres – ainsi que les associations d’aide aux victimes doivent ensemble déclencher un scandale international sans précédent. Détourner le regard de ce crime atroce nous sera reproché à tous dans quelque temps, et on ne pourra pas dire : « Je ne savais pas. » On n’a jamais vu une telle attaque des femmes en temps de paix et un tel silence des féministes.
Certains avaient parlé de « talibans inclusifs » lors de la prise de Kaboul en août 2021.
Je ne sais pas qui a inventé cette formule, mais elle devait bien arranger les Américains qui ont fui comme des voleurs. Je serais étonnée que les talibans connaissent même la signification du mot inclusion, si à la mode en Occident.
Cette indifférence est-elle une capitulation ?
Le sort des Afghanes et des Iraniennes n’intéresse que très peu de monde. On se contente de déplorer leur condition et on passe à autre chose, comme si ces pays étaient destinés à rester sous la botte des talibans et des mollahs pour l’éternité. Or, si les Iraniennes ont toujours eu accès au savoir, je n’oublie pas qu’après la dernière guerre mondiale l’université de Kaboul ouvrait ses portes aux femmes. J’ai encore en tête la photo d’étudiantes habillées à la mode occidentale, posant en souriant au photographe. Le désintérêt des Occidentaux pour elles n’est pas une capitulation, c’est tout simplement l’application à l’international du principe individualiste qui régit dorénavant notre vie, à savoir le « moi d’abord » et le « nous d’abord ». Ce qui est vrai pour les femmes afghanes l’est aussi à l’égard de l’Ukraine.
Propos recueillis par Valérie Toranian