Guerre Israël-Hamas : la solitude des juifs français

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Depuis le début du conflit, et à mesure que les Palestiniens de Gaza meurent sous les bombes israéliennes, la communauté juive de France craint les agressions. Dans ce climat de tension extrême, les uns sont tentés par le repli, les autres par le départ.

La date du 7 octobre 2023 est déjà inscrite en lettres de feu dans l’histoire du judaïsme français. « Depuis ce jour, je ne suis plus qu’une juive dans le regard des autres », lâche Samadar, Franco-Israélienne, entre deux bouffées de cigarette au goût d’amertume. La sexagénaire ne s’était jamais définie par la religion. Arrivée dans l’Hexagone toute petite, et élevée dans l’esprit du mouvement hippie, elle poursuivait tranquillement son existence loin de la foi, en tant que citoyenne « bien à gauche ». Dans sa jeunesse, elle avait même manifesté dans les rues de la capitale en faveur de la Palestine, drapée d’un keffieh – une écharpe à carreaux noirs et blancs devenue symbole de la cause palestinienne.

Aujourd’hui, tout a changé. Des influenceurs musulmans propalestiniens appellent à « mener l’intifada à Paris » contre Israël, à l’instar du fiché S Elias d’Imzalène, militant d’Île-de- France. Chacun se voit sommé de choisir son camp : celui des Palestiniens ou celui de la communauté juive. L’attaque menée le 7 octobre dernier par le Hamas en Israël a précipité le conflit israélo-palestinien dans une impasse sanglante, dont les juifs, où qu’ils vivent, sont tenus responsables.

Dans son assaut, le mouvement terroriste a causé 1 205 décès et retiendrait toujours 97 otages, dont 33 déclarés morts par l’armée israélienne. Depuis un an, la fureur du gouvernement Netanyahou n’en finit plus de se déverser sur Gaza, causant une hécatombe : le ministère de la Santé du Hamas recense plus de 40 000 morts. Les ONG, dont des agences de l’ONU, parlent d’une situation « apocalyptique » : manque d’accès à l’eau potable, risques de famine et d’épidémies, hôpitaux endommagés ou détruits. À l’étranger comme en France, le pays hébergeant la plus forte diaspora en Europe, les juifs se sentent pris pour cible. « La difficulté, c’est qu’aujourd’hui la notion de “juif” ne renvoie pas qu’à la religion, mais aussi à celle de peuple, de nation, analyse le sociologue Michel Wieviorka. Elle est devenue synonyme d’attachement à Israël. »

Samadar évoque ces amis de vingt ans, non juifs, qui, après le 7 octobre, n’ont même pas pris la peine de l’appeler pour savoir si sa famille en Israël se trouvait en sécurité. « Au lieu de prendre de mes nouvelles, ils partageaient des publications sur les réseaux sociaux en défense des Palestiniens », soupire-t-elle. Écoeurée, elle a coupé les ponts. Comme elle, l’ensemble de la communauté juive en France – environ 450 000 personnes – se sent isolée, incomprise, avec l’impression d’être d’emblée associée à la politique du Premier ministre israélien. Et dans ce climat délétère, les actes antisémites se multiplient : 1 676 recensés auprès des forces de l’ordre, en 2023, contre 436 l’année précédente et moins d’une centaine avant les années 2000. « Le climat de notre pays a changé, estime Gad Ibgui, directeur général de l’institut universitaire Elie-Wiesel. La parole antisémite se réveille. On la croyait cantonnée à des sphères privées, mais aujourd’hui, des élus de la République peuvent la relayer. Or la libération de la parole entraîne des passages à l’acte. »

La communauté serre les rangs

Fin août, le pire a été évité à la synagogue de la Grande-Motte (Hérault) : un individu avait mis le feu à l’édifice et guettait les fidèles, une hache à la main. Hugues, un Parisien travaillant dans la gestion d’actifs financiers, écoutait justement les infos à la radio tandis que son véhicule filait à vive allure vers ce département. Trois jours plus tard se tenait le mariage de son fils, en plein air, au bord de la mer. « J’avais des visions d’horreur. Je craignais qu’il s’agisse d’un réseau organisé prêt à sévir dans la région et à nous attaquer… »

Que faire ? Quitte à se voir pointés du doigt pour leur appartenance, autant assumer celle-ci, concluent certains juifs français. Trois jours après le choc, Samadar est partie s’acheter une étoile de David. « J’ai choisi le plus gros collier du magasin. L’hiver, je le porte même au-dessus de l’anorak. » Désormais, elle retrouve chaque vendredi midi d’autres membres de la communauté parisienne pour appeler à la libération des otages. Entre eux, ils se comprennent, même s’ils ne partagent pas les mêmes opinions sur la politique israélienne ou française. Ce jour-là, une bonne cinquantaine de personnes est rassemblée sur le parvis des 260-Enfants, dans le Marais – ainsi nommé en mémoire des écoliers déportés en Allemagne. Samadar bavarde avec Anna lorsque la conversation dévie sur les multiples manifestations contre « Bibi » (alias Netanyahou). « Il n’existe pas de vote juif » – comprendre homogène –, lâche Samadar, partisane de la paix, en haussant les épaules.

« Un jour sans fin »

Depuis le 7 octobre, la salle de prière de la synagogue de Beaugrenelle, dans le XVe arrondissement de Paris, est pleine à craquer le vendredi soir pour l’entrée du Shabbat. Toutes les générations s’y croisent. Et tous les profils. « Il n’y a pas que des juifs pratiquants, constate le rabbin Delphine Horvilleur, qui officie ici depuis plus de quinze ans. Pour nous tous, la vie a basculé, ajoute-t-elle, alors que le reste de la population continue de vivre. » Beaucoup viennent chercher ici l’apaisement et le moyen de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. En cette soirée de septembre, après onze mois de fatigue psychologique, les paroles de Delphine Horvilleur, qui a publié au printemps dernier l’ouvrage Comment ça va pas ? (Éd. Grasset) résonnent plus fort dans l’assemblée : « Nous sommes toujours le 7 octobre. C’est un jour sans fin … » Discrètement, certains se frottent les yeux avec un mouchoir. « Ici, je me sens bien, comme à la maison », glisse une fidèle avant de repartir. D’autres préfèrent raser les murs et adopter de nouveaux réflexes : ne pas transporter ses courses dans un sac avec le nom de l’enseigne casher – produits autorisés par les lois alimentaires juives – ; occulter la couverture d’une revue juive lorsqu’on la lit dans un lieu public ; renforcer la sécurité à l’entrée des synagogues et des établissements scolaires quand les forces de l’ordre n’y sont pas.

Aux entrées et sorties d’écoles, des « parents protecteurs », formés par le Service de protection de la communauté juive, veillent, équipés d’oreillettes et de talkies-walkies… Ces groupes existent depuis une dizaine d’années, mais ont été renforcés. Certains ne fréquentent plus les lieux de leur quotidien. Alors qu’elle déjeunait en famille dans un restaurant casher de Seine-Saint-Denis, le repas de Sandrine Szwarc a été interrompu par des jets de pierres qui ont brisé la fenêtre. « Ça arrive si souvent que le patron ne prend pas la peine de porter plainte… » Cette historienne avait demandé à pouvoir enseigner à distance dans son université, devant les provocations de certains de ses élèves. La direction ayant refusé, elle a cessé de dispenser ses cours sur l’histoire juive contemporaine.

Les jeunes tentés par le départ

Pour cette petite-fille de déportés, les tragédies du passé ont refait surface lorsqu’elle a vu un jeune adolescent écrire sur la vitre embuée du tramway qu’elle emprunte quotidiennement les lettres « SS ». «Ne portant aucun signe distinctif, je ne pense pas avoir été visée. Mais cela prouve la banalisation de l’antisémitisme », soupire-t-elle. « Nous sommes des citoyens comme les autres, nous devons nous sentir en sécurité partout. »

Depuis le début du conflit, et à mesure que les Palestiniens de Gaza meurent sous les bombes israéliennes, la communauté juive de France craint les agressions.

Certains quittent le pays sur la pointe des pieds vers Israël. Le mouvement – dénommé Alya – n’a rien de nouveau, mais il concerne de plus en plus de trentenaires actifs. « Si j’avais cet âge, j’aurais fait mes bagages », glisse Michel Ouazana, président de la synagogue d’Alfortville (Val-de-Marne). D’autres songent à partir aux États-Unis, au Canada ou en Suisse. « C’est la question du moment », renchérit Ari, entrepreneur. Pour la première fois de sa vie, il réfléchit, lui aussi, à sauter le pas. « J’ai l’impression d’être de moins en moins entendu, en sécurité ou soutenu dans la sphère publique », justifie-t-il. Pour ce futur papa, qui se sent d’abord Français avant d’être juif, il ne manque plus qu’une « petite étincelle » pour qu’il fasse ses valises. Laquelle ? « L’arrivée de La France insoumise au pouvoir. » Ce jour-là, il en est sûr, « il y aurait 400 000 dossiers enregistrés ». Le chef de file du parti, Jean-Luc Mélenchon, avait écrit l’été dernier sur son blog que l’antisémitisme restait « résiduel en France ». Des propos qui ne passent pas au sein de la communauté juive.

« Je demande depuis des années que la lutte contre l’antisémitisme soit une cause nationale, proteste Haïm Korsia, le grand rabbin de France. Si on se soumet aux diktats de la peur, c’est la défaite de la République. » Gad Ibgui, directeur de l’institut Elie-Wiesel, croit pourtant que les choses peuvent encore changer. « Nous l’avons oublié, mais nous pouvons vivre ensemble sans être d’accord. » L’époque, hélas, invite à tout le contraire.

Par Rachel Notteau

Source lepelerin

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