Agnès Jaoui : « Les femmes ont le droit d’être aussi bêtes que les hommes »

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Son enfance, le féminisme, la gauche, l’antisémitisme… L’actrice Agnès Jaoui répond à tout, sans tabou, et tout en nuances.

La place réservée sur le petit canapé gris de ce salon de thé a bien failli rester vide. On l’attendait la veille, elle est venue le lendemain en commençant par s’excuser d’avoir un agenda trop chargé – et sans doute trop d’intermédiaires pour le gérer. Agnès Jaoui vient en voisine au Pain d’Épices (Paris 4e), où elle a ses habitudes et ses amis. Daniel Auteuil la salue, tout sourire.

La rentrée de cette femme aux six César est donc bien remplie, « la peur du vide, sans doute », dira-t-elle. Un livre (La Taille de nos seins, Grasset), un album (Attendre que le soleil revienne) et un film (Ma vie, ma gueule) sortent quasi simultanément en septembre. « Tout ça est de ma faute ! » se repent-elle, en levant les yeux au ciel et en prenant place sur le petit canapé gris.

Un lapsang souchong (thé fumé de Chine) avec un nuage de lait devant elle et la voici qui se replonge avec délice dans le passé. Les années 1970, c’est le décor de son livre au titre curieux. Cinquante-trois ans en arrière donc, de l’autre côté de la Seine, quand l’actrice n’avait pas encore fait de l’île Saint-Louis son fief, et qu’elle habitait avec ses parents et son frère près de la gare d’Austerlitz, une HLM bien entretenue, dans une petite impasse. Ses parents, juifs tunisiens, avaient choisi de quitter Sarcelles pour le 5e arrondissement – celui du bas où une certaine mixité sociale perdure, et non celui du haut, peuplé de « grands bourgeois lecteurs du Monde », décrit-elle.

Une enfance « un peu rebelle, mais pleine de doutes »

Pourtant, « l’extraction » fut douloureuse pour la petite Agnès qui n’avait connu et aimé que La Goulette, le quartier de son enfance. Dans ce premier ouvrage, illustré par les dessins de son amie d’enfance Cécile Partouche, elle raconte, à hauteur d’enfant, la découverte de sa féminité, mais aussi celle de Paris et de ses codes.

On suit la fillette dans la rue, cartable sur le dos, en train de se rendre à l’école (non mixte) du quartier, on la voit subir les brimades de Madame Sahoute, son institutrice, qui la surnommait « Mademoiselle Chichi » – parce qu’elle aurait fait des « manières » ? –, on la devine terrorisée, le soir, à l’idée de traverser le Jardin des Plantes où plusieurs exhibitionnistes avaient, semble-t-il, leurs habitudes. Elle nous emmène chez sa copine Isabelle, la blonde, celle qu’elle a tant jalousée, admirée et narguée, dans sa petite chambre à fleurs, puis un peu plus loin, rue Poliveau, chez Cécile, la brune, dans son salon rempli d’œuvres d’art…

Ce petit livre est un récit intime et tendre sur l’amitié, la découverte de l’autre, la difficulté de grandir et de trouver sa place. Agnès est brune et ronde, « tapageuse » et « polissonne ». « J’étais un peu rebelle, mais pleine de doutes », concède-t-elle aujourd’hui. Tiraillée entre les diktats de beauté et l’envie de se démarquer, la lectrice de la comtesse de Ségur joue tout de même à la princesse et adule les Claudettes. Elle rêve d’être hôtesse de l’air.

« Je voulais tellement plaire », écrit-elle. Et avant tout à ses parents, à ce père original – « quelqu’un qui encourage la jeunesse, la désobéissance et la créativité » – , et à cette mère, Gysa Jaoui, psychothérapeute, l’une des pionnières en France de l’analyse transactionnelle. À 14 ans, elle la suit dans des congrès, assiste à des groupes de thérapie et comprend que l’on n’est « jamais vraiment adulte », mais toujours « pris par des affects, des traumatismes ». La psychanalyse est d’ailleurs pour elle, encore aujourd’hui, « une gymnastique » qu’elle pratique et pratiquera toute sa vie.

Elle a sans doute parlé de son « obsession pour cette poitrine naissante » à son thérapeute, une obsession qui faisait rire Jean-Pierre Bacri, son ancien compagnon, disparu en 2021. Mais pour Agnès Jaoui, le thème, il est vrai peu traité dans la littérature féministe, est sérieux. « Je n’ai jamais été autant courtisée, regardée, draguée, pelotée, harcelée, abusée, qu’entre mes 10 et 13 ans. Il faut dire que j’ai eu des seins très tôt », écrit-elle dans un chapitre intitulé « Le secret ».

Un terrible secret

Cette transition, si délicate et malaisante, entre l’enfance et le début de l’adolescence a été pour elle déterminante. Elle était en cm2 quand ce changement, intime mais voyant, s’est produit : « Vous n’avez rien demandé et vous voilà marquée au fer rouge de la sexualisation », décrit-elle. Comme si l’on portait un écriteau : « Je suis une proie ! » Le regard change, les yeux des hommes deviennent comme ceux des « loups de Tex Avery ». « La chose compliquée, reconnaît-elle, c’est l’ambivalence. En tout cas, moi j’avais aussi envie d’être regardée, on a envie d’exister mais pas comme ça… Mon histoire s’est bâtie là-dessus, sur cette ambivalence entre le fait de vouloir être actrice, de vouloir être désirée, et à la fois de ne pas vouloir être désirée pour mon corps, et à la fois… de le vouloir, pour être honnête ! »

Agnès Jaoui a un sens de l’honnêteté presque déroutant. Dans ce chapitre « Le secret », elle relate avec pudeur l’abus sexuel que lui a fait subir un oncle, en Israël, alors qu’elle n’avait que 11 ans. « Il m’a emmenée dans la colline derrière sa maison […] pour me déshabiller et tout le reste, je n’ai pas dit non, non plus. Pourtant ça ne m’a pas plu non plus. » La fillette, « une enfant dans un corps de femme », ne s’est pas débattue, elle s’est évanouie. Après, elle a préféré transformer l’abus en « histoire d’amour ».

Ce secret, elle l’a porté pendant des années, et quand elle l’a révélé à ses parents, elle n’a pas été entendue. « C’est très classique, mais il faudrait deux heures pour en parler », coupe-t-elle.

Elle ne semble pas en vouloir à ses parents, qui l’ont éduquée dans une atmosphère permissive où, très vite, elle a été indépendante. À la maison, on écoute du fado, de l’opéra et Brassens, on emmène les enfants au musée, mais on ne s’intéresse pas trop aux devoirs. Ce qui compte, c’est l’ouverture d’esprit. « Je pense que je ne pouvais pas avoir plus de liberté que ça, souligne-t-elle. Et d’encouragements, aussi. D’ailleurs, la fois où je n’ai pas eu les encouragements à Henri-IV [où bonne élève, elle est entrée au collège, NDLR], parce que j’étais trop bavarde, mon père m’a offert des cadeaux en me disant : “Bravo, c’est très bien !” »

Agnès Jaoui fait très tôt l’apprentissage de la différence. Elle est bercée par le côté « anti-moutoniste » de ce père qui fêtait le 31 décembre un 13 février et adorait déranger l’ordre établi. « Parfois, j’avais aussi envie que tout soit plus normé, normal, rassurant, confie-t-elle. À l’époque, je ne me disais pas : “Oh c’est génial, d’avoir ce père trop bizarre !” »

« L’expérience de la minorité [sic] », c’est aussi par le judaïsme qu’elle l’a faite. La famille avait beau être laïque, et ne célébrait les fêtes que pour le plaisir de « la fête », Agnès Jaoui passait tous ses étés dans un kibboutz, qu’elle décrit comme un « grand parc d’attractions ». Elle a aussi retenu de cette culture « le droit à la discussion et la valorisation des enfants ».

Celle qui assure ne pas avoir souffert d’antisémitisme a pris conscience qu’il pouvait y avoir « un problème » au fait d’être juive, à 7 ans quand la petite Zohra, une voisine de son immeuble, lui annonce devant un album de Blanche-Neige que « les Français, ils n’aiment pas les juifs »…

Longtemps, elle n’a pas cru possible cette résurgence de l’antisémitisme. Le 7 octobre, cinquante-trois ans plus tard, elle a basculé dans une autre dimension. Celle qui jouait encore récemment une mère juive cloîtrée chez elle dans une cité, dans la comédie Le Dernier des juifs, reconnaît avoir été « naïve ».

« J’étais dans ma bulle, je ne pensais pas que le 7 octobre au soir, on allait protéger les lieux de culte juifs ! » Elle ne comprend toujours pas pourquoi, comment cela a pu s’enflammer. « J’ai cru que l’on pourrait être à nouveau victime de ce moment, mais non, les juifs étaient directement passés chez les coupables, même ceux, pacifistes, massacrés dans des conditions abjectes… Non, on ne pouvait pas le dire, du moins, une partie des gens ne pouvait pas le dire. Et à partir de là, les actes antisémites ont explosé, je ne pensais pas que ça se passerait là, comme ça, et avec cette violence », avoue-t-elle, émue. Deux membres de sa famille ont été tués, trois autres enlevés par le Hamas, dont Ofer Kalderon, l’un des deux derniers otages français.

Agnès Jaoui croit cependant encore au vivre-ensemble. « Le problème, c’est l’ignorance, c’est la peur de l’autre, la peur que l’envahissement, que le “grand remplacement” arrive. L’être humain n’aime pas l’inconnu et il est facilement manipulable. »

Des « monstres au nom d’une idéologie »

Celle qui se sent plus proche de Glucksmann que de Mélenchon a-t-elle été déçue par une partie de la gauche ? « Je sais depuis maintenant longtemps que des gens qui ont, au départ, les meilleures intentions du monde peuvent devenir des monstres au nom d’une idéologie. Quand je le constate, je suis peinée, en colère, mais déçue, non. »

Agnès Jaoui aime la nuance et sait la complexité des choses. Les prises de position binaires, en politique comme dans les mouvements féministes, l’agacent. Elle a quitté le collectif 50/50 après qu’une crise interne a éclaté (une actrice avait porté plainte pour agression sexuelle contre l’ex-responsable de l’association qui sera finalement relaxé). Jaoui avait alors exprimé ses craintes et affirmé sa différence : « Je pense que passer d’un monde où on bafoue la parole de la victime à un monde où elle devient toute-puissante n’est pas souhaitable. […] Je suis du côté des victimes, mais pas si elles s’érigent en persécutrices. Je me revendique féministe, mais pas de ce féminisme-là. »

Jaoui est toujours féministe, bien sûr, mais elle n’est pas de celles qui forment des ligues de vertus ou qui opposent les hommes aux femmes. « Il n’y a pas les hommes ou les femmes, les Noirs ou les juifs… À partir du moment où l’on fait ce genre de généralités, on dit des conneries et des conneries graves, insiste-t-elle. Les femmes ont le droit d’être aussi bêtes que les hommes, après tout ! L’idée que les femmes ne feraient pas d’abus de pouvoir, ne mentiraient pas ou seraient plus sororales que les hommes sont fraternels, je n’y crois pas une seconde. »

L’actrice-réalisatrice qui a préféré jouer de l’ukulélé à la 49e cérémonie des César rappelle, suite aux différents scandales qui ont secoué le cinéma français, qu’elle est « pour la présomption d’innocence ». Et puis, ajoute-t-elle, « il y a la gradation » : « Je ne suis pas sûre qu’une main sur le genou, ce soit la même chose qu’un viol en bande organisée. »

Les rapports hommes-femmes et « les changements de règles », ce sera d’ailleurs le thème de son prochain film. « Bien sûr que #MeToo, cette libération de la parole, cette prise de conscience, et l’écoute qui s’ensuit, ont été bénéfiques, par contre balancer des noms à une presse avide de scandales, cela me gêne beaucoup plus, ça me semble même dangereux et contre-productif. Mais bon, sourit-elle, je suis probablement, comme dirait ma fille, une vieille féministe ! »

Par Émilie Trevert

Source lepoint