Israël-Gaza : «Si les otages reviennent morts, le 7 octobre ne finira jamais»

Abonnez-vous à la newsletter

Dans une épaisse et haletante autobiographie, le journaliste Amir Tibon, rescapé du kibboutz Nahal Oz, retrace la catastrophe et ses racines.

L’histoire d’Amir Tibon est de celles qui ont fait le tour de la terre dans les jours qui ont suivi le 7 octobre 2023 – et ont été couvertes par les envoyés spéciaux du Point. Habitant de Nahal Oz, petit kibboutz très proche de Gaza, ce jeune journaliste star du quotidien de gauche Haaretz s’était retrouvé pris au piège dans sa maison avec sa compagne, Miri, et ses deux filles, Galia et Carmel. Son père, le général à la retraite Noam Tibon, avait foncé depuis Tel-Aviv avec son arme, traversé un pays en proie au chaos, sauvé de jeunes festivaliers du carnage de Nova et finalement taillé son chemin avec quelques soldats, passant sur le corps de six terroristes, pour délivrer son fils, sa belle-fille et ses petites filles.

Un an plus tard, et alors que le pays est toujours en guerre, le reporter, devenu lui-même le sujet de gros titres, revient avec un récit détaillé de cette journée en enfer, mais aussi avec une enquête fouillée sur les kibboutzim et leur relation pour le moins compliquée à leurs voisins palestiniens. Avec Les Portes de Gaza, le survivant de 34 ans réussit donc l’exploit d’allier le témoignage personnel et la chronique historique, sa petite histoire et la Grande Histoire.

Le Point : Avec la guerre, votre pays, Israël, paraît depuis un an vivre un « jour sans fin ». Quand le 7 octobre finira-t-il ?

Amir Tibon : Quand les otages rentreront en vie. En vie ! S’ils reviennent morts, le 7 octobre ne finira jamais. Pour les personnes comme moi qui ont des amis proches enlevés à Gaza, la date d’aujourd’hui, c’est le 7 octobre. Je vois chaque jour l’épouse d’un de mes voisins. Sa fille a été assassinée le 7 octobre 2023. Son mari est dans les tunnels de Gaza. Pour elle aussi, nous sommes toujours le 7 octobre. Pour elle, il est même exactement le 7 octobre à 13 h 30, quand ils ont emmené son mari. Pour moi, il est minuit : c’est quand nous sommes sortis du kibboutz en vie. Mais nous ne nous en sortirons pas si nous ne ramenons pas les otages en vie.

Croyez-vous qu’il y ait toujours une chance qu’ils reviennent en vie ?

Il y a toujours une chance. Mais ce qui s’y oppose, c’est la politique. Il faut mettre la pression sur le Hamas et Netanyahou, pour obtenir cet accord et ramener les otages en vie.

Votre livre s’ouvre à la fois à 6 h 29, le 7 octobre 2023, mais aussi en octobre 1953, à la création de votre kibboutz de Nahal Oz. Quand le 7 octobre a-t-il commencé en réalité ?

C’est une très bonne question, mais je n’ai pas de réponse. Mon livre offre plusieurs versions. Quoi qu’il en soit, le 7 octobre n’a pas commencé le 7 octobre.

Et pour vous, quand est-ce que cela a commencé ?

Quand j’ai emménagé à Nahal Oz en 2014. Si je n’avais pas habité là, je n’aurais pas la même perspective sur cet événement. Je l’aurais couvert comme journaliste, en sécurité à Tel-Aviv, et non comme témoin de l’Histoire. Nous sommes venus là parce que nous croyons que c’est important de renforcer les communautés le long des frontières d’Israël. Car des communautés fortes créent des frontières fortes. Israël est cerné de forces hostiles et a besoin de frontières sûres. Le problème est que le gouvernement de Netanyahou ne croit pas dans ce concept. Ils sont engagés en vue d’un autre projet. C’est un gouvernement antisioniste, qui détruit ce pays. Leur héritage sera la destruction des communautés israéliennes à la fois aux frontières Nord et Sud.

Pourquoi l’histoire de ces kibboutzim autour de Gaza est-elle si spéciale ?

Le sionisme a investi plusieurs décennies avant et après la création d’Israël pour créer des frontières fortes pour ce nouvel État juif. Des gens sont morts pour cela, d’autres ont sué et peiné pour cela, et les gouvernements y ont dépensé beaucoup d’argent, pour créer ces communautés qui portaient sur leurs épaules les portes d’Israël, comme Nahal Oz et Be’eri au sud, Manara et Kiryat Shmona au nord. Ces communautés frontalières ont été des cibles faciles pour les attaques. Mais malgré tous les temps difficiles, elles ont continué à croître. Puis en une journée, elles furent toutes abandonnées et détruites. Elles le sont depuis un an. C’est ce qui se passe quand on place un idiot comme Benyamin Netanyahou à la tête d’un pays. Le travail de plusieurs générations passées a été ruiné en 24 heures.

Votre livre est titré Les Portes de Gaza. L’enclave palestinienne est devenue un volcan géopolitique. Cela a-t-il toujours été le cas ? Ou bien y a-t-il eu un tournant ?

Ç’a toujours été une relation compliquée, avec des temps de guerre et des temps de paix, de tragédies douloureuses et au contraire de coopération intéressante. Le vrai tournant a été la seconde intifada (2000-2005) qui a transformé Gaza en zone de guerre. Cinq ans plus tard avec le retrait israélien de Gaza, Israël s’en est coupé avec la bordure de sécurité. J’ai vécu huit ans à Nahal Oz sans jamais rencontrer quelqu’un de Gaza, qui n’était pourtant qu’à 800 mètres de ma maison. De même, un ami qui a grandi à Gaza et vit maintenant aux États-Unis m’a dit que jusqu’à ce qu’il lise mon livre, il croyait que Nahal Oz était une base militaire et non une communauté civile. Nous avons construit de hauts murs entre nous, et ces murs nous ont empêchés de nous connaître, sans empêcher le Hamas de venir nous tuer.

En France même, on connaissait mal cette région. Beaucoup croient que ces kibboutzim de l’enveloppe de Gaza sont la même chose que les colonies en Cisjordanie. Outre que les kibboutzim sont situés dans les frontières reconnues d’Israël, quelle est la différence avec les colonies ?

Une des personnes que j’ai interviewées pour mon livre a expliqué cette différence de manière très efficace : les kibboutzim avaient pour but de marquer où Israël commence et se termine ; les colonies ont pour but d’effacer la frontière, de créer une réalité où il n’y a pas de point d’entrée et de sortie clair du territoire israélien, parce que nous construisons ces colonies cernées de villages et de villes palestiniennes. Les kibboutzim marquent la frontière, les colonies l’effacent. J’ai des amis qui habitent dans les colonies ou soutiennent leur développement. Mais ce sont deux branches très distinctes du sionisme.

Pourquoi votre histoire a-t-elle attiré autant l’attention ?

Quand nous avons quitté le kibboutz à minuit, j’ai posté un tweet disant que mon père était arrivé de Tel-Aviv avec des soldats et que nous étions en vie, que mes filles avaient été héroïques, restant silencieuses durant dix heures, quand nous étions cernés par des terroristes. C’était la première fois durant le 7 octobre que quelqu’un en Israël rapportait une bonne nouvelle. Toute la journée, les gens en Israël et autour du monde regardaient le bilan macabre s’envoler. Depuis ce tweet, j’ai commencé à écrire ce livre, pour la mémoire de ceux qui sont morts ce jour-là, et pour les soldats qui sont morts pour nous protéger.

Certains parlent pour le 7 octobre de « pogrom ». D’autres préfèrent ne pas employer ce terme. Qu’en pensez-vous ?

Je ne sais pas si c’est le bon mot. Voilà le problème : les pogroms frappaient les Juifs quand nous habitions dans d’autres pays sans être protégés par l’État. Ici, dans l’État d’Israël, nous sommes supposés avoir un gouvernement qui nous protège. Le seul fait que nous ayons cette discussion montre l’ampleur de la faillite de ce gouvernement. Ce gouvernement a fait d’Israël l’endroit le plus dangereux au monde pour les Juifs ! Le 7 octobre 2023 est le jour où le plus de juifs ont été tués depuis l’Holocauste.

Les Portes de Gaza, d’Amir Tibon (éd. Christian Bourgois, 480 p., 24 euros), à paraître jeudi 19 septembre.,

Propos recueillis par Jérémy André, à Tel Aviv