Prisonnières dans l’enfer des tunnels du Hamas

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Enlevées le 7 octobre 2023, libérées après plusieurs semaines de captivité à Gaza, ces Israéliennes racontent l’horreur.

Assise dans un fauteuil de l’hôtel du kibboutz Shefayim, près de Tel-Aviv, où les habitants de Kfar Aza ont été déplacés, Chen Almog-Goldstein ferme les yeux. Sous son chignon strict et ses paupières fardées, ses traits se durcissent. Elle replonge dans l’horreur. Le matin du 7 octobre 2023, au son des roquettes qui s’abattent sur Kfar Aza, dans le sud d’Israël, cette femme de 49 ans, son mari Nadav et leurs quatre enfants se terrent dans l’abri de la maison.

En quelques minutes, les hommes du Hamas surgissent et tuent le père de famille. Sa femme et ses enfants doivent enjamber son corps, sous les cris des terroristes qui les pressent de sortir. L’un d’eux aperçoit l’uniforme de l’armée de leur fille aînée, Yam, âgée de 20 ans. Elle est conduite dans la salle de bains. Sa mère la perd des yeux alors que ses trois plus jeunes enfants – Agam, 17 ans, Gal, 11 ans, et Tal, 9 ans – sont poussés à l’extérieur de la maison.

Quand Chen retrouve Yam dans la baignoire, elle est en train de convulser. Les tueurs lui ont tiré une balle en plein visage. « Tétanisée, je n’ai même pas réussi à m’approcher d’elle », confie Chen dans un souffle. Les djihadistes la jettent à l’arrière de sa voiture avec ses enfants. Le véhicule fonce à travers les champs où son mari avait l’habitude de courir. Chen rouvre les yeux, fixe le vide : « Sept minutes après, nous étions à Gaza. Nous en sommes ressortis sept semaines plus tard. »

Une fois dans l’enclave, elle croise à travers la vitre de la voiture le regard d’un conducteur d’ambulance. « Je l’ai supplié des mains. Il a haussé les épaules. Je n’ai jamais ressenti un tel sentiment d’abandon. » Chen et ses trois enfants arrivent devant un puits, l’entrée du premier tunnel où ils resteront deux jours. La mère de famille se rappelle qu’il n’était pas profond. « Nous sommes descendus par une échelle, il y avait trois barreaux, peut-être quatre, nous avons peu marché. »

Cinq hommes du Hamas les gardaient. Elle ne raconte pas, en revanche, l’arrivée dans l’étroit renfoncement, un carré de sable recouvert de quatre tapis de yoga vert foncé. Aviva Siegel, 63 ans, se trouvait déjà là avec son mari, Keith. Elle se souvient de Chen, livide, qui faisait les cent pas dans cette minuscule pièce en répétant d’une voix blanche : « Ils ont tué ma fille, ils ont tué mon mari. »

À 40 mètres sous terre

Aviva et son mari Keith habitaient aussi Kfar Aza. Dans le chaos de l’enlèvement, Keith a été blessé par balle à la main. Un des quinze terroristes présents dans la maison lui a aussi cassé les côtes. Tout s’est passé tellement vite qu’à ce moment-là Aviva a eu l’impression de quitter son corps. Alors que son mari n’arrêtait pas de dire qu’il fallait s’enfuir, elle a fini par le couper : « Ne t’en fais pas, nous allons à Gaza, ce n’est pas grave. » Elle ne sentait plus rien.

Après avoir passé deux jours ensemble dans la pièce de sable, les deux habitantes de Kfar Aza sont séparées. Aviva et Keith Siegel sont emmenés dans un autre tunnel. « Nous avons marché longtemps et sommes descendus à 40 mètres sous terre. Il faisait sombre, il n’y avait pas d’air », susurre cette grand-mère à la voix douce, aux cheveux bouclés grisonnants et au regard voilé de tristesse. Vêtue d’un tee-shirt à l’effigie de son époux, elle mime les difficultés à respirer sous terre.

Après une longue et douloureuse expédition, le couple arrive dans une pièce bétonnée, avec du carrelage au sol sur lequel sont alignés trois matelas. Aviva décrit l’odeur pestilentielle. Pas d’eau, pas de nourriture, juste une faible ampoule qui pend du plafond.

À mesure que l’air s’épaissit, les corps d’Aviva et Keith deviennent lourds. « Nous n’arrivions même plus à nous asseoir, nous n’avions plus aucune force. Je priais pour partir la première, car je ne pouvais pas imaginer avoir un cadavre à côté de moi. Je passais mes journées à ressasser les mêmes pensées : vais-je vivre ? Si je meurs, comment vont-ils me remonter à la surface, ne suis-je pas trop lourde ? S’ils me tuent, est-ce que ça ira vite ? » Elle et son mari seront déplacés treize fois. « Ça avait lieu n’importe quand ; au beau milieu de la nuit comme du jour. Ils menaçaient de nous tuer si on ouvrait la bouche et nous habillaient pour qu’on ressemble aux Palestiniens », raconte Aviva.

Chen, de son côté, évoque des déplacements millimétrés. Quand venait l’heure d’être transportés, il fallait qu’elle et ses enfants jouent des rôles, s’habillent en hidjab et qamis. Chacun se voit attribuer un nom arabe. Agam, qui signifie « lac » en hébreu, devient par exemple « Salsabil », « la source ». « Quand on sortait, l’homme se mettait au milieu, nous attrapait chacune par un bras, raconte Chen. J’étais sa femme, ma fille devait dire qu’elle était mariée et les garçons se tenir la main. » Elle se souvient que l’accompagnateur armé enroulait toujours son fusil d’assaut dans un tapis, qu’il portait sur l’épaule. « J’ai vu beaucoup d’hommes à Gaza portant des tapis. »

Déplacés d’un endroit à l’autre

Aviva sera libérée en même temps qu’une centaine d’autres otages en novembre 2023, dans le cadre d’un accord provisoire de cessez-le-feu, après sept semaines et deux jours de captivité. Keith, son mari, est toujours retenu à Gaza.Également libérés fin novembre, Chen et ses enfants furent gardés dans sept endroits différents, majoritairement des appartements calfeutrés, réquisitionnés par le groupe terroriste. Leurs geôliers du Hamas, en civil, étaient toujours au moins deux.

Sous terre comme à la surface, le même sentiment d’être aux Enfers. Dans les appartements de Gaza, où la nuit tombe vers 17 heures en novembre, il n’y a qu’une heure d’électricité par jour. Les bombardements sont incessants, tandis que l’essentiel des combats se déroule la nuit. Chen se remémore ce sentiment perturbant d’entendre les explosions provoquées par les forces armées de son propre pays, qui font trembler les murs de l’appartement où elle et ses enfants sont retenus. Pour boire, mère et enfants doivent se contenter, chaque jour, de partager à quatre une petite bouteille de Coca-Cola remplie d’eau douce par les geôliers.

Si la famille a passé la majorité de sa captivité dans un appartement du nord de l’enclave, à Al-Shati, elle a aussi dormi dans toutes sortes d’endroits, comme cette nuit, serrés les uns contre les autres derrière le rayon d’un supermarché, ou cette autre, terrés à l’intérieur d’une école située dans une mosquée. « Il y avait tous ces moments où il fallait passer d’un endroit à un autre, traverser les rues dans la précipitation et sous les bombardements, souvent dans le noir. Voir Gaza complètement détruite, la pauvreté… », déplore Chen. Alors que les civils gazaouis n’ont pas accès aux tunnels du Hamas pour se protéger, le groupe terroriste prend soin de préserver la vie de ses précieux captifs.

Faire taire les enfants

Dans l’ensemble, Chen et ses enfants n’ont pas enduré de violences physiques de la part de leurs geôliers. Il y a bien eu ce jour où le commandant qui les gardait a menacé la mère de famille de l’attacher parce qu’il trouvait qu’elle ne bougeait pas assez vite. « C’était beaucoup de torture morale, relate la quadragénaire. Parfois, ils nous regardaient et se moquaient de nous, ils se déchaînaient, nous pointaient du doigt et riaient en disant : “Gilad Shalit !” », du nom de ce soldat israélien gardé au secret pendant cinq ans à Gaza avant d’être libéré en 2011, en échange d’un millier de prisonniers palestiniens. « Il fallait sans cesse faire taire les enfants », explique encore Chen, pour ne pas être repérés. Les geôliers détestaient aussi qu’ils pleurent, leur lançant : « Pourquoi ne souriez-vous pas ? »

Si Chen assure que ni elle ni sa fille n’ont été touchées, elle confie cependant avoir rencontré dans un des appartements deux jeunes filles qui ont été violées. « Des filles laissées seules, avec des blessures lourdes, dit-elle. Souvent, on les violait le dernier jour, avant qu’elles ne soient déplacées, pour ne pas qu’elles revoient leur violeur. »

Aviva et Keith ont aussi passé trois semaines avec deux jeunes filles dans un des tunnels. La grand-mère s’effondre. « Je ne peux pas penser au fait qu’elles sont encore là-bas… » Ces deux jeunes, lorsqu’elles les ont rejoints, sortaient de trois semaines de captivité seules. « Je me rappelle qu’elles parlaient de leurs règles qui ne venaient pas. Je ne peux pas imaginer ce que c’est, d’être allongée sur le sol et de se dire : est-ce qu’ils vont venir me prendre à nouveau ? Est-ce que je vais être la prochaine ? Quand est-ce que ça va recommencer ? » Un jour, Aviva a vu une des filles être emmenée, puis revenir, chancelante, la peau violacée par les coups. « Ils les faisaient aussi se doucher la porte ouverte ou aller aux toilettes devant eux. »

Exécutés par le Hamas

Aviva décrit des geôliers cruels, avec qui les otages communiquaient par gestes ou grâce à quelques bribes d’anglais. « Ils ne nous laissaient ni nous lever, ni marcher, ni nous étirer, ni manger, ni boire. Parfois, ils venaient manger devant nous, sans rien nous donner », dit-elle. En sept semaines, Aviva a perdu dix kilos. Elle a parfois aussi perdu un peu la tête, à cause de la déshydratation. Elle se souvient de ce moment, après au moins vingt heures sans eau ni nourriture, où un terroriste est arrivé avec un demi-bout de pita rassis par personne. « C’est à ce moment que j’ai commencé à cacher des petits bouts sur moi », confie Aviva, rappelant ce réflexe qu’avaient déjà les déportés pendant la Shoah.

La plupart du temps, les détenus avaient interdiction de se parler ou d’aller aux toilettes. Elle sait aussi que les otages en âge de combattre sont torturés. Que plusieurs d’entre eux ont été enchaînés et enfermés dans des cages, accroupis. « Ces gens ont pris tout ce qu’il y avait d’humanité en nous », dit-elle.

En sept semaines, Aviva a pu se laver quatre fois avec de l’eau salée. Elle est restée presque tout le temps de sa captivité vêtue des mêmes habits, malgré la chaleur, l’humidité des tunnels, le manque d’air et le sable qui partout s’infiltrait. Danielle Aloni, une otage conduite dans la citadelle souterraine avec Emilia, sa fille de 6 ans, a raconté que les hommes du Hamas venaient mesurer l’oxygène de la pièce où elles se trouvaient. L’absence d’air était telle qu’une matière visqueuse s’était formée sur le sol. Sa fille a un jour glissé et s’est cassé deux dents. « Je ne peux pas expliquer ce que c’est que de vivre pendant tout ce temps avec les mêmes vêtements, les mêmes sous-vêtements. On dormait parfois à même le sable. On était constamment sales. On dégageait tous une odeur insupportable. Et il faut comprendre que cela, c’était après sept semaines. Certains y sont depuis bientôt un an », s’émeut Aviva.

Signes de torture

C’est dans cet état, terrible, qu’ont été retrouvés le 31 août à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, les corps de six otages, quatre hommes et deux femmes. Les autopsies ont permis de conclure qu’Eden Yerushalmi, Carmel Gat, Ori Danino, Alexander Lobanov, Almog Sarusi et l’Israélo-Américain Hersh Goldberg-Polin ont été exécutés d’au moins une balle dans la nuque, à bout portant, 48 à 72 heures avant d’être découverts dans un tunnel, à vingt mètres de profondeur, à un kilomètre du lieu où le Bédouin israélien Farhan Al-Qadi avait été retrouvé vivant, par chance, quelques jours plus tôt.

D’après les conclusions médico-légales, les otages ont tenté de se défendre et de combattre les terroristes avant d’être tués. Des preuves indiquent que les hommes ont essayé de protéger les femmes. Tous étaient très amaigris. Eden Yerushalmi, enlevée à 24 ans au festival de musique Nova, ne pesait plus que 36 kg. Certains présentaient des signes de torture et de blessures mal soignées. Le tunnel dans lequel ils étaient détenus était étroit et bas de plafond. Il était impossible d’y être couchés à plus de deux, ni de se tenir debout. À l’intérieur, ni toilettes, ni douche, ni bouche d’aération.

En Israël, l’annonce tragique des six morts a fait l’effet d’une déflagration. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues. Les familles des 101 otages encore aux griffes du Hamas, dont une soixantaine environ seraient encore vivants, accusent le Premier ministre Benyamin Netanyahou d’avoir abandonné leurs proches. À leurs yeux, le retrait de l’armée israélienne du couloir dit de Philadelphie, zone frontalière de 14 kilomètres de long entre Gaza et l’Égypte, ouvrirait la voie à un accord de cessez-le-feu qui permettrait le retour des otages. Mais le chef du gouvernement, s’il a demandé pardon aux familles endeuillées et assuré qu’Israël n’abandonnerait pas les leurs, a opposé une fin de non-recevoir à leur revendication, affirmant que le maintien de soldats dans le corridor était indispensable à la sécurité d’Israël.

Depuis la fin de la trêve de novembre, l’armée n’a réussi à libérer vivants que huit otages, dont quatre en juin – parmi lesquels la jeune Noa Argamani, enlevée sur une moto le 7 octobre et dont le visage terrifié avait fait le tour du monde. L’opération a causé la mort de plus de cent Palestiniens, alors que les otages sont retenus au beau milieu d’habitations civiles.

À l’hôpital Sheba de Ramat Gan, où un service spécial pour l’accueil des « otages revenants » a été créé, on continue néanmoins d’espérer qu’ils viendront encore nombreux. Noya Shilo, la responsable médicale, spécialiste en médecine interne, a libéré son dernier patient le mois dernier, après sept mois d’hospitalisation. Les plus jeunes sont les plus résilients mais chez les personnes âgées, les dommages sont permanents. S’ils sont parvenus à survivre, c’est avant tout en se soutenant les uns les autres, selon elle. « Leurs corps sont ici, mais d’une certaine manière on n’en revient jamais vraiment », dit-elle cependant. En essuyant ses yeux, Aviva Siegel confirme : « Aujourd’hui, je ne suis pas la même. Je suis encore là-bas, à Gaza. »

Par Valentine Arama

Source lepoint