Troisième épisode : le sort des Juifs en Haute-Garonne, et les héros, Justes reconnus ou non, qui ont sauvé des enfants du génocide. Une série d’entretiens avec Elérika Leroy, historienne au musée de la résistance à Toulouse.
Parce que l’histoire de la Libération et de la résistance en Haute-Garonne est exceptionnellement riche, elle mérite d’être connue, transmise, expliquée aux jeunes générations. C’est le travail du musée de la résistance et de la déportation de Haute-Garonne, c’est aussi la mission du service public audiovisuel. Dans cette série d’entretiens avec l’historienne du musée départemental de la Résistance et de la Déportation Elérika Leroy, place au troisième épisode qui s’intéresse au quotidien de la communauté juive de Toulouse dans les années 1940, les persécutions qu’elle subit jusqu’à la déportation, mais aussi le secours vital ou idéologique que leur fournirent plusieurs personnalités en Haute-Garonne.
Toulouse est-elle une ville où vivent de nombreuses familles juives dans les années 1940, par rapport à d’autres grandes villes françaises ?
Elérika Leroy : Il y a une communauté juive importante et puis surtout de nombreux réfugiés. Il faut bien imaginer Toulouse en 1940, doublant sa population. Parmi les réfugiés, il y a énormément de Juifs qui fuient les persécutions parisiennes. Ils subissent comme ailleurs la législation du régime de Vichy, c’est-à-dire le statut des Juifs d’octobre 1940 et de juin 1941. Ils sont traqués et persécutés. J’ai en tête, par exemple Vladimir Jankélévitch qui était un grand philosophe, réfugié à Toulouse qui n’a plus le droit d’exercer. On peut citer aussi Albert Lotman, un grand résistant, lui aussi enseignant, qui ne peut plus enseigner.
Avec parfois des représentants vichystes très zélés ici à Toulouse comme un certain Joseph Lécussan, responsable du commissariat aux questions juives…
Oui, lui c’était vraiment un assassin. Et d’ailleurs, c’est lui, devenu chef de la Milice à Lyon, qui tue Victor Basch, Juif et président de la Ligue des droits de l’homme. Il était terrible cet homme-là. On demande en effet à l’administration française, les préfectures, les gendarmeries, la police de recenser, de parquer, d’interner tous ces Juifs qui n’ont plus droit de tenir des commerces.
Dispose-t-on d’archives à propos des réactions des Toulousains aux arrestations de familles juives, aux premiers convois?
En juillet 1942, les premières déportations massives d’hommes, femmes, enfants, vieillards sont organisés à Paris. C’est la rafle du Vel d’Hiv. Début août 1942 en Haute-Garonne et en Ariège, on commence à déporter des Juifs enfermés dans les camps d’internement de Noé, du Récébédou, du Vernet. Et ces scènes, elles se font sous les yeux des associations présentes dans les camps, surtout la Croix-Rouge.
Ces associations catholiques se font le relais des scènes d’épouvante qu’ils ont vues. Ils en font le relais à l’autorité morale la plus importante religieusement ici, l’archevêque Saliège. Jules-Géraud Saliège lit sa lettre le 23 août 1942 dans tout le diocèse. Et cette lettre dans laquelle il dit que tout n’est pas permis contre les Juifs, « nos frères« , va avoir de réelles répercussions. On constate qu’il y a eu moins de déportations depuis la Haute-Garonne que dans d’autres départements de France.
Environ 2.600 Juifs ont été déportés de Haute-Garonne en plusieurs convois. Ce qui a été terrible, ce sont les rafles commises en 1944. Des gens qui se promènent dans la rue, j’ai souvenir d’une archive à propos d’une mère juive et sa fille de deux ans raflées, emmenées à Caffarelli et déportées à la gare Raynal. Ce sont des rafles au compte-goutte.
N’y a-t-il pas eu de rafle massive comme le Vel d’Hiv, à Toulouse ?
Il y a eu la rafle régionale du 26 août 1942. C’est la seule massive dans le sud-ouest. Les gendarmes, partout dans la région, à l’aube, procèdent aux arrestations des Juifs dans leur maison, dans leur refuge, dans les camps et les déportations. Les arrestations se calment avec la lettre de Saliège et ça reprend de manière très intensive fin 1943 et surtout en 1944.
Monseigneur Saliège, grande figure de la Résistance, premier Juste des nations de Midi-Pyrénées. Vous évoquez sa lettre pastorale en 1942. Pour un homme au départ plutôt pro-Maréchal Pétain, est-ce une initiative personnelle ?
C’est un maréchaliste, il fait une messe en public en 1940 en présence de Pétain à Toulouse. Cette lettre, il l’écrit parce qu’il est relancé par son entourage et notamment ces personnes qui ont vu dans les camps ce qui se passait. Il est tanné, je ne pense pas que ce soit une initiative personnelle. On pourrait aussi parler de son collègue, l’évêque de Montauban, Monseigneur Théas, qui s’est engagé avant dans les actes de résistance et de sauvetage. Mais le retentissement de la lettre de Saliège est réel, elle est diffusée sous forme de tracts par les mouvements de résistance, lue par la radio de Londres. Elle va avoir un effet très important dans le secours apporté aux Juifs.
« Les Juifs sont des hommes, les Juifs sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier ». (extrait de la lettre pastorale de Monseigneur Saliège)
C’est très fort. Le régime de Vichy, le préfet de région Chenaux de Leyritz va tenter d’empêcher la lecture de cette lettre. Les Allemands essaient de déporter Saliège en juin 1944, mais il est trop faible. Et puis surtout, une de ses collaboratrices va chasser les Allemands de manière rocambolesque et empêcher sa déportation. Ce ne sera pas le cas de Théas qui est déporté et aussi de Bruno de Solages, le recteur de l’Institut catholique de Toulouse, qui lui aussi s’est engagé dès 1940 aux côtés des persécutés. Il le sera toute sa vie, et sera déporté.
Pensez-vous à des figures méconnues ou oubliées, qui ont sauvé des juifs à Toulouse ?
Je voudrais parler de l’abbé Lagarde, j’ai découvert son parcours récemment en faisant des recherches sur une maison qui se trouve juste en face du musée de la Résistance, au 45 allée des Demoiselles. L’abbé Lagarde est un aumônier des armées, prisonnier de guerre et quand il arrive à Toulouse, il part vivre au côtés des internés du camp de Noé. Donc il sait exactement ce qu’il s’y se passe. Il convainc le cardinal Gerlier de Lyon de créer une aumônerie des camps à Toulouse. Et puis il s’engage en résistance. Il va faire évader des internés des camps, des juifs, des Espagnols. Il travaille au sein du mouvement Combat en fournissant de faux papiers. Et puis là aussi, l’aumônerie est dénoncée. L’abbé Lagarde est arrêté, torturé et déporté en Allemagne mais il survivra.
L’histoire fascinante du Château de la Hille en Ariège
Ces religieux qui œuvrent pour sauver des juifs, ce sont des exceptions ?
C’est à l’image de la société civile. L’engagement des religieux, ce n’est pas un phénomène de masse, comme la résistance n’était pas un phénomène de masse. Même si celles et ceux qui ont ouvert la porte aux personnes persécutés ont été, je pense, plus nombreuses que ce qu’on pense. On trouve des personnalités extraordinaires aussi dans le monde laïc. Je pense à cette infirmière de la Croix-Rouge suisse, Rösli Näf, qui œuvrait rue du Taur à Toulouse pour la Croix-Rouge suisse. Elle a pris en charge une centaine d’enfants juifs réfugiés allemands, autrichiens, âgés de trois à 16 ans dans un petit village qui s’appelle Seyre, près de Nailloux (Haute-Garonne). La Croix-Rouge suisse à l’époque était très engagée et apportait le goûter aux petits Français. Et elle, elle œuvrait pour l’organisation sur l’ensemble des camps de la zone sud. Elle est affectée à cette colonie d’enfants juifs, ces enfants et ces orphelins qui ont fui le nazisme. Et elle va les prendre au Château de la Hille à Montégut Plantaurel, en Ariège (ndlr près du Mas d’Azil).
Le 26 août 1942, les gendarmes viennent au petit matin arrêter les plus grands, ils sont emmenés au camp du Vernet d’Ariège. Rösli Näf est furieuse, elle ne peut rien faire, elle n’a pas le droit de les accompagner. Elle se démonte pas. Elle va à la préfecture de Foix. Elle exige d’entrer dans le camp du Vernet d’Ariège. Elle y arrive. Pendant ce temps, le directeur de la Croix-Rouge suisse, Maurice Dubois, va à Vichy. Il parvient à obtenir la libération de ces enfants et de quatre adultes juifs au camp du Vernet d’Ariège. Et Rösli Näf sort avec ces 40 enfants et leur évite la déportation, c’était Auschwitz assuré. Elle les sauve. Elle les ramène au château de la Hille et ensuite elle va participer à leur évasion par la Suisse ou par l’Espagne.
Rösli Näf démissionne et organise avec ses collègues de la Croix-Rouge et tous les adultes qui travaillent au château de La Hille l’évasion et le sauvetage de ces enfants. Sur cette centaine d’enfants juifs arrivés à Seyre en 1940 dix sont morts dans les camps, 90 ont survécu. C’est une très belle histoire méconnue à Toulouse, mais connue aux États-Unis, connue en Israël. C’est incroyable en fait, toutes les images d’archives de ses enfants, les photos de ses enfants, leur quotidien, les courriers, tout ça, j’ai trouvé ça aux Etats-Unis, c’est fascinant.
Ces enfants juifs cachés dans le Lauragais et en Ariège sont-ils encore vivants ?
Oui, certains sont encore vivants, ils sont éparpillés dans le monde. On a pu s’entretenir notamment avec Betty à Londres. D’autres, qui sont encore en Israël. On fait un travail aujourd’hui, avec les amis des Archives de la Haute-Garonne, l’historien Jack Thomas, cette histoire n’est pas écrite ».
Bénédicte Dupont