Le 24 février, des centaines de militants néonazis venus de l’Europe entière organisaient un concert de métal à Vézeronce-Curtin, en Isère, pour fêter la création du NSDAP par Adolf Hitler. La plainte déposée par le Crif vient d’être classée sans suite. «Libération» s’était infiltré chez ces prophètes du IIIe Reich.
24 février. Deux colosses cagoulés et masqués multiplient les rondes sur le vaste parking, quatre autres gardent la porte d’entrée. De l’intérieur des bonnets au fond des chaussures, leur fouille est millimétrée. Aucun téléphone, pas un micro ne doit passer entre les mailles du filet. L’atmosphère est lourde. «Laissez tout dans vos voitures. Ça peut foutre des vies en l’air… Juste parce qu’on a des idées différentes», avertit l’un des cerbères au regard impassible. La règle est connue, personne ne bronche. Difficile de se trouver ici par hasard : si le concert est annoncé depuis deux mois, son lieu exact n’a été dévoilé que deux heures plus tôt. Bienvenue à Vézeronce-Curtin, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Lyon. Un seul hôtel, 2 000 habitants, des champs vert tendre d’où l’on peut apercevoir le mont Blanc… et ce jour d’hiver, un festival néonazi. «Nous ne nous y attendions pas du tout… la salle communale avait été louée au prétexte d’un anniversaire», se défend le maire de la commune. Ce samedi-là, on célébrait les 124 ans de la création du Parti national-socialiste allemand, le parti nazi.
La tenue de l’événement, à l’époque, a été relayée par la presse. Mais rien ou presque n’avait filtré de l’intérieur de la salle. A tel point que le parquet de Bourgoin-Jallieu a récemment décidé de classer sans suite la plainte déposée par le Crif au lendemain de l’événement pour «apologie de crimes contre l’humanité» et «provocation à la haine». Identifiés et interrogés, ses organisateurs ne seront donc pas inquiétés. Cinq mois après les faits, Libération est pourtant en mesure de rapporter en exclusivité le témoignage d’un journaliste infiltré à l’intérieur du concert. Des faits qui prennent encore plus de sens après la récente période électorale, marquée par la multiplication des paroles et des actes racistes et la désinhibition des groupuscules radicaux.
Tenu en février pour la première fois après trois années d’absence, le retour du Call of Terror s’inscrivait déjà dans une série de manifestations, intimidations et actions violentes menées par de nombreux militants d’extrême droite depuis plusieurs mois dans toute la France, galvanisés par l’actualité politique et un sentiment d’impunité. Symbole et concentré de cet aplomb sans limites, de nombreux faits et éléments matériels rapportés ici pourraient relever de «l’apologie de crimes contre l’humanité». Un délit passible de cinq ans de prison et de 45 000 euros d’amende.
A peine la porte poussée, l’ambiance se précise : «Janvier 33, l’Allemagne brille de mille feux, un sauveur envoyé par les dieux. Libéré d’une société de lâches, le IIIe Reich est en marche», s’égosille le chanteur de Leibstandarte au milieu de la scène. Originaire du Rhône, le groupe porte le nom de la garde personnelle d’Adolf Hitler. Face à lui, la foule joint le geste à la parole, multipliant les saluts nazis tout en scandant «Sieg Heil» lorsqu’elle ne s’époumone pas sur le refrain «un peuple, un Reich, un Führer». Lorsque enfin les instruments se taisent, les haut-parleurs crachent un discours d’Adolf Hitler devant une foule au garde-à-vous. La nostalgie fait monter les larmes aux yeux de certains. Et le silence, glaçant. Elle fait ressurgir en 2024 le spectre des heures sombres du XXe siècle.
Internationale nazie
Voilà pour l’ambiance. Et voici les chiffres : plus de 200 militants néonazis venus d’au moins sept pays européens ont répondu à l’appel du Call of Terror, étal national-socialiste. Espagnols, Polonais, Finlandais… Voilà l’Europe néonazie rassemblée dans la petite commune iséroise. «Nous, les Italiens, sommes venus pour le groupe SPQR. On les suit partout ! Il y a trois semaines, nous étions en Bulgarie ; et le mois prochain, nous irons en Lombardie pour le festival “douche chaude”… Rapport aux chambres à gaz, tu vois ?» s’extasie Fabio, venu de Turin. Biker, sculpté dans la fonte, crâne rasé, ce trentenaire colle en tout point au portrait-robot du festivalier. Son idéologie se lit à même la peau. Imprimé à l’encre noire, un soleil noir, symbole du mysticisme nazi, côtoie deux éclairs, l’emblème de la SS. Comme lui, une vingtaine de militants du groupe fasciste CasaPound, qui revendique plus de 5 000 membres à travers l’Italie, s’apprêtent à acclamer le groupe romain qui monte justement sur scène.
Le vacarme de la salle prend soudain des proportions dantesques. Ici, une dizaine de personnes s’échangent, au milieu d’un pogo, un masque à gaz. Là, le chanteur du groupe Leibstandarte vend ses produits dérivés et se prête au jeu des autographes, griffonnant «Klaus» stylisé d’une croix gammée… référence à Klaus Barbie, son nom de scène. Il jubile : «Call of Terror est de retour !» Sur les étals, la mode est aux symboles d’un autre siècle : aigle impérial, croix gammées et uniformes noir de jais, déclinés du patch à la boucle d’oreille, et jusqu’aux pochettes de vinyles. En couverture, un cliché de Heinrich Himmler.
Les autorités apathiques
Quant à la réponse de l’Etat elle reste, à ce stade, homéopathique. Comment un tel rassemblement a-t-il pu passer sous les radars ? Cinq préfectures de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dont celle de l’Isère, avaient pourtant pris les devants en interdisant cette cinquième édition du Call of Terror. En plein cœur d’une région gangrenée par les groupuscules d’ultra-droite, l’arrêté préfectoral n’a vraisemblablement pas été très dissuasif. «Il s’agit d’une épreuve de force. Le maintien du concert est symptomatique du degré de confiance actuel de ces militants, synthétise Thorsten Hindrichs, docteur spécialiste des mouvements musicaux d’extrême droite à l’Université de Mayence (Allemagne). En clair, ils disent : “Vous voyez, nous n’avons pas peur des autorités et nous poursuivons notre projet, quoi qu’il nous en coûte.”»
Les autorités ont-elles été prises de court ? L’envoi d’un mail suffisait pourtant à connaître l’adresse du festival. Une trentaine euros permettait même d’y pénétrer pour observer ce que les organisateurs voulaient tant cacher. Leur stratégie était-elle de collecter de renseignements sur les participants pour les sanctionner ? Certes, les cinq points de contrôles dressés aux abords de la ville et la centaine de gendarmes dépêchés sur le site ont permis 330 contrôles… pour un bilan dérisoire : une dizaine de contraventions. A-t-on préféré limiter les risques de débordements ? «Les flics préfèrent laisser 300 personnes dans un lieu privé sans aucun trouble plutôt qu’une annulation de dernière minute avec des centaines de personnes énervées dans un village… C’est une autre responsabilité», sourit l’un des participants. Résultat : si dehors les gyrophares bleus illuminent le ciel de pleine lune, dedans, plus l’heure avance, plus l’indécence s’accentue. Il ne manque que le bruit des bottes.
«Ils se sentent encouragés à continuer»
Alors ? Alors les concerts s’enchaînent de plus belle. Place aux Polonais de Kataxu, puis aux riffs de Graveland, véritables Rolling Stones de la scène musicale néonazie, qui concluront le festival au beau milieu de la nuit. Mais les travaux de Thorsten Hindrichs indiquent une menace plus diffuse et insidieuse encore : «L’ennui, c’est que plus vous les laissez s’en tirer avec leurs concerts et leurs disques, plus ils se sentent encouragés à continuer. Le reste de la société a l’impression que célébrer l’idéologie nazie est devenu non seulement toléré, mais presque normal.» Difficile de lui donner tort, les événements vont crescendo : trois mois plus tôt, un concert similaire était organisé à une trentaine de kilomètres de là, à Saint-Quentin-Fallavier. Bis repetita le 9 mai, en marge d’une manifestation d’extrême droite organisée à Paris.
En Isère, l’affaire du Call of Terror n’est toutefois pas totalement close. Une seconde plainte avait été déposée contre ses organisateurs par le maire de la commune, pour «tromperie de qualificatif» quant au motif de la réservation de la salle municipale. Cinq mois plus tard, l’enquête semble toutefois là aussi au point mort. «Aucune nouvelle de la gendarmerie depuis, désespère l’édile. On ne se fait plus trop d’illusions. A chaque fois c’est le même schéma, et les plaintes finissent par être classées.»
par Maël Jeanthon