Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, à l’envie comme à l’écran

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Depuis leur coup de foudre, en 1986, lors de répétitions pour une pièce d’Harold Pinter, le duo aura tracé un chemin commun, créant plus d’une dizaine de pièces et de scénarios pour le cinéma, et partageant leurs colères contre le mépris de classe.

Le 28 février 1998, théâtre des Champs-Elysées, à Paris. La 23e cérémonie des césars est déjà bien avancée quand Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui montent sur scène pour remettre le césar du meilleur scénario. L’actrice ouvre l’enveloppe. Gênée, elle sourit. Son complice, qui a lu par-dessus son épaule, se détourne pour cacher sa joie. «Le césar est attribué à Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri pour On connaît la chanson», bafouille-t-elle. Après Smoking /No smoking en 1994 et Un air de famille en 1997, c’est la troisième fois en cinq ans que les «Jabac» – surnom que leur a donné Alain Resnais – décrochent cette récompense. La salle s’embrase et se lève pour ovationner le duo qui, quelques minutes plus tôt, avait déjà récolté, chacun dans sa catégorie, deux césars du meilleur second rôle. C’est qu’en une dizaine d’années, leur tandem d’écriture est devenu synonyme de succès. Mais l’un aurait-il pu écrire sans l’autre ? Jean-Pierre Bacri est mort en janvier 2021 et lorsque sa complice, en 2024, reçoit un césar d’honneur, c’est évidemment à lui qu’elle pense : «Merci à l’Académie pour cet honneur qui m’est fait. Je sais que vous saluez ici le travail que j’ai accompli avec Jean-Pierre Bacri. J’en suis très touchée.» En coulisse l’actrice le reconnaît : «Ma vie n’aurait pas été la même si je ne l’avais pas rencontré…» Celle de Bacri non plus.

«J’aimais plaisanter en leur disant : “Dites donc les enfants, faudrait peut-être songer à me donner un petit pourcentage !”», raconte aujourd’hui l’homme de théâtre, Jean-Michel Ribes. La rencontre Bacri-Jaoui, c’est lui : il les réunit un peu par hasard, fin 1986, quand il recherche une jeune première pour jouer le rôle de Lulu dans la pièce l’Anniversaire d’Harold Pinter qu’il met en scène au théâtre Tristan-Bernard. «J’avais remarqué chez Patrice Chéreau cette jeune femme brune, un peu rebelle. Il y avait chez elle une forme de résistance sympathique et créative. Je lui propose le rôle, elle l’accepte», explique-t-il. Jean-Pierre Bacri était, lui, un ami proche et faisait déjà partie de la pièce. «Ce fut un coup de foudre très fort, raconte Ribes. Au bout d’une semaine à peine, nous assistions à un flamboiement extraordinaire. Ils étaient fous d’amour l’un pour l’autre.»

«Avant j’écrivais des conneries»

D’un côté, Jean-Pierre Bacri, 35 ans, archétype du Méditerranéen séducteur qui a fait du célibat sa religion et vit entouré de sa bande de copains, avec déjà une jolie réputation d’acteur à son actif, grâce à son rôle remarqué de Jacky, le proxénète pied-noir dans le Grand Pardon, d’Alexandre Arcady en 1982. De l’autre, Agnès Jaoui, 22 ans, élève chez Patrice Chéreau et qui dès l’âge de 14 ans intègre le cours Florent. «Elle était plutôt posée et réfléchie, avec une mère psychothérapeute. Lui, l’a envahie de rire et d’humour, se souvient Jean-Michel Ribes. Elle lui a donné une structure pour rassembler son génie et exprimer son talent. Il y avait quelque chose d’immédiat entre eux, qui faisait naître ce dont l’autre avait besoin…» Celui que Jean-Michel Ribes décrit avec affection comme «un anarchiste savoureux irrésistible» s’est retrouvé «pétrifié par l’amour». Agnès Jaoui aussi a chaviré immédiatement : «Je vois un homme libre, tellement libre, tellement à part. Je ne sais pas comment le dire autrementOn tombe amoureux et dans la semaine, j’emménage chez lui», confiera-t-elle en 2022 sur France Culture.

«Très vite, ils se sont retrouvés dans une capacité de créer ensemble, avec un échange d’intelligence et un regard partagé sur le monde», raconte Jean-Michel Ribes. Depuis ses 11 ans, et sa lecture du Journal d’Anne Frank, Agnès Jaoui écrit déjà ce qu’elle ressent. De son côté, Jean-Pierre Bacri a commis plusieurs pièces dont, en 1981, le Grain de sable qui reçoit le prix Tristan-Bernard. «On trouve déjà, dans ce texte, cet humour acéré, les non-dits éloquents et le désenchantement en filigrane», écrira Télérama en 2001. En effet, Bacri a une plume, un ton et un sens aigu du dialogue, même si lui raconte les choses autrement : «Avant j’écrivais des conneries. Mais quand j’ai rencontré Agnès, un miracle s’est produit. Et dans ma vie et dans mon écriture.» (1)

Si les deux artistes écrivent avec autant d’envie, c’est aussi qu’ils partagent ce goût de créer eux-mêmes leurs rôles plutôt que d’attendre près du téléphone. Première étape : Cuisine et Dépendances. Avec cette tirade culte de Bacri : «A Paris, il y a des embouteillages ! Non, tu comprends, être en retard, ça fait riche et quand on est célèbre comme lui, n’en parlons pas, c’est une tradition, c’est quasiment obligatoire. On tarde, on tarde et on apparaît enfin aux yeux du peuple.» Jouée en 1991-1992 au théâtre La Bruyère, la pièce attire plus de 100 000 spectateurs et décroche 4 molières. «J’avais compris à quel point leur pièce parlait bien de notre époque, et comment ces gens qu’ils décrivaient avec leurs faiblesses, leur égoïsme, étaient attachants. Tout cela avec pudeur et humour», écrivait leur metteur en scène, Stéphan Meldegg, en 2005.

«La loi du plus fort, ça nous donne des boutons»

Le couple est lancé, on ne les arrêtera plus. Le succès de Cuisine et Dépendances se traduit vite par un film qui, malgré des acteurs alors peu connus – Zabou Breitman, Jean-Pierre Darroussin, Sam Karmann – dépassera le demi-million d’entrées. Puis vient Un air de famille où le clan Ménard se retrouve pour fêter l’anniversaire de Yolande, la belle-sœur. Deux ans plus tard, le film, réalisé par Cédric Klapisch est lui aussi un succès. Leurs «comédies intelligentes résonnent car elles abordent des vrais sujets, tapent à chaque fois dans le mille», souligne Eric Toledano qui a travaillé avec Bacri sur le Sens de la vie et avec Agnès Jaoui pour la série En Thérapie. «Ils ont réussi à sonder l’âme humaine et à capter nos travers avec une acuité extraordinaire, grâce à leur don d’observation très très aiguisé», renchérit Olivier Nakache. Comme un miroir sociologique de nos vies, en version grinçante mais toujours drôle. «Ils ont très vite compris que l’humour était le chemin le plus rapide d’une personne à une autre.» «C’est ciselé, c’est précis, c’est rythmé. On connaît pas mal de dialogues par cœur !» dit Eric Toledano. On pense notamment à cette réplique improbable d’Henri (Bacri) dans Un Air de famille : «Oh, j’ai fait un drôle de rêve cette nuit, on était tous là comme ça autour d’une table. Moi j’avais un gros poisson dans la main, et je donnais des coups sur la tête de maman avec ! Tu sais avec le poisson !»

Les thèmes s’imposent à eux. «Nous avions des énervements et des colères communes. On se retrouvait sur nos indignations», reconnaît Agnès Jaoui. Parmi celles-ci : l’atavisme, le déterminisme mais surtout l’injustice, l’arrogance de ceux qui réussissent. «Si vous regardez nos films, il y a toujours une scène de mépris entre un type qui a le pouvoir et un type qui ne l’a pas. La loi du plus fort, ça nous donne des boutons», explique Bacri en 2018. «On se pose la question de ce que l’on veut dire exactement. On cherche un point de vue, une démonstration, même si l’idée c’est que le public ne la voit pas», détaille Agnès Jaoui à la radio. Car si leur association artistique – en plus d’être amoureuse – est aussi fructueuse, c’est qu’ils partagent un moteur commun : lutter contre le mépris de classe. «Jean-Pierre a une revanche à prendre sur la vie qui a toujours été là. Son ambition a été aussi sociale qu’artistique. Les deux se sont confondues», confie son ami Grégoire Oestermann dans le livre le Bougon gentilhomme (2). En souvenir de son père facteur, juif pied-noir, venu d’Algérie avec sa femme et Jean-Pierre, alors âgé de 10 ans, à Cannes, ville bourgeoise. «Je me suis toujours senti plus bas parce que mes parents ne gagnaient pas beaucoup d’argent. J’étais bien obligé de me sentir plus bas, parce que quand les gens avaient un vélo, moi j’avais rien et quand ils avaient une mobylette, j’avais un vélo et quand ils avaient une bagnole, moi j’avais une mobylette.» (3)

Agnès, elle aussi, est issue d’une famille juive d’Afrique du Nord, de Tunisie. Née à Antony en 1964, elle s’installe dans la communauté juive de Sarcelles avec ses parents et, à l’adolescence, se retrouve parachutée dans un milieu qui n’est pas le sien, en intégrant le prestigieux lycée Henri-IV.

Coup de génie féroce

Le mépris de classe, c’est ce qui est au cœur du Goût des autres, le tsunami cinématographique de l’an 2000 – 3,6 millions d’entrées, quatre césars dont ceux du meilleur film et du meilleur scénario. «Ce film est un coup de génie, analyse Olivier Nakache. C’est un film matriciel du cinéma français. Il ne se passe pas trois minutes sans que l’on reconnaisse un personnage : tiens c’est ma cousine, ou lui me fait penser à mon beau-frère…» Coup de génie certes, mais féroce. «Oui c’est féroce mais cela vient directement de mon expérience vécue chez Patrice Chéreau, expliquait Agnès Jaoui sur France Culture, et du fait que des gens de gauche, des artistes, censés être ouverts, sont parfois beaucoup plus sectaires que d’autres.»

Ces deux-là se comprennent parce qu’ils partagent la même émotion de la vie. Parfois même, les aspects les plus intimes rejaillissent via la fiction, comme dans leur film Au bout du conte : «Lors du tournage d’une scène où Jean-Pierre repartait de chez moi, se souvient Arthur Dupont qui joue le rôle de son fils Sandro, il croise, sur un meuble, une photo de moi et de son père dans le film. “Je ne la connaissais pas cette photo”, doit-il dire dans le texte. Et là il se met à pleurer, la voix brisée. Agnès coupe et Jean-Pierre lui glisse en s’essuyant les larmes : “C’est marrant, j’ai été très ému là, plus que je ne l’ai été à la mort de mon père.” J’ai réalisé alors à quel point ce qu’ils mettaient dans ce film était important pour eux.»

Malgré leur séparation en 2012, les «Jabac» continueront d’écrire ensemble jusqu’à Place Publique (2018), leur dernier scénario réalisé. Se retrouvant à 15 heures, chez l’un ou chez l’autre, écrivant tout l’après-midi, chacun sur son canapé dans une sorte de «ping-pong verbal». Et en se quittant, le soir à 19 heures, racontait Jaoui, «il y a un moment juste avant de partir où l’on se dit : «On tient un truc là ?» et c’est très jouissif parce que celui qui le dit, sait que l’autre le pense aussi.» Quand Jean-Pierre Bacri est mort en janvier 2021, un scénario à quatre mains était en cours d’écriture.

(1) Rencontre avec le public à la Fnac, avril 2018.

(2) Le Bougon gentilhomme de Sandra Freeman et Valérie Benaïm, éd. l’Archipel, 2022.

(3) Habitus cinéma et politique, entretien avec Jean-Pierre Bacri et Agnès JaouiSavoir /Agir, n°40, 2017.

par Valérie Sarre

Source liberation