A Rhodes, la diaspora juive entretient le souvenir d’une communauté décimée

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Le 18 juillet, l’île grecque a commémoré la déportation des Rhodeslis, qui comptaient près de deux mille membres à l’été 1944. L’occasion pour leurs descendants éparpillés dans le monde entier de maintenir un lien avec ce territoire dont ils ont été coupés.

« On m’a souvent dit : “Toi, tu es revenu vivant des camps, tu as survécu.” Mais, non, je n’ai jamais quitté Auschwitz-Birkenau, je suis encore là-bas avec les autres, avec mon père, ma sœur », souligne, d’une voix douce, Sami Modiano, rescapé de la Shoah. Près de deux cent cinquante descendants de Juifs de l’île grecque de Rhodes ont fait le déplacement du monde entier pour participer à la 80e commémoration de la déportation de cette communauté séfarade. Celle-ci s’était installée sur ce territoire qui a longtemps appartenu à l’Empire ottoman après son expulsion d’Espagne, au XVe siècle. Tous écoutent avec attention Sami Modiano.

Ce 18 juillet, le vieil homme fête ses 94 ans. L’émotion de l’adolescent de tout juste 14 ans déporté à Auschwitz après un mois de trajet reste vive. Le 23 juillet 1944, Sami Modiano faisait partie d’un convoi parti de l’île sous domination italienne depuis 1912. Des larmes sur les joues, il partage en quatre ­langues (grec, français, italien et ladino, une langue en voie de disparition alors parlée par les Juifs de Rhodes) ses souvenirs – « une joie et une souffrance en même temps », confie-t-il.

Sur son bras gauche, le matricule B7456 est ­désormais difficilement déchiffrable. « Un seul numéro me séparait de mon père. Pourquoi, ai-je survécu ? Je me suis posé cette question pendant longtemps », note-t-il. Mais, en 2005, il accompagne un voyage scolaire à Auschwitz et trouve sa réponse : « Les enfants m’ont donné la force de sortir de mon silence. A ­partir de ce moment-là, je me suis fixé pour mission de transmettre mon histoire pour qu’on n’oublie jamais ce qui s’est passé. Tant que je pourrai, je parlerai aux nouvelles générations. Il ne faut jamais qu’elles vivent les horreurs que nous avons vécues. »

Après la projection d’un documentaire consacré à sa vie, les applaudissements se mêlent aux pleurs. A Rhodes et parmi les Rhodeslis (le nom donné aux Juifs de Rhodes), tout le monde sait qui est Sami Modiano : il est le ­dernier survivant connu d’une communauté qui comptait presque deux mille membres avant leur déportation par les nazis. Moins de deux cents d’entre eux ont survécu aux camps de la mort. Ils ne sont pas retournés vivre à Rhodes, qui après la guerre et la défaite de l’Italie a été placée sous protectorat britannique avant d’être rattachée à la Grèce. Eux avaient encore la nationalité italienne et ont été rapatriés en Italie.

Faire revivre la vie juive d’antan

C’est le sort qu’a connu la mère d’Isaac Habib après sa déportation à Bergen-Belsen, en Allemagne. A la Libération, cette Rhodesli est recueillie dans la péninsule par une professeur qui retranscrit son récit. Puis, en tentant de rejoindre le Zimbabwe, où habitaient ses deux sœurs, elle tombe amoureuse au Congo belge d’un Juif qui avait fui l’île en 1937. Leur fils, âgé de 73 ans, vit aujourd’hui au Cap, en Afrique du Sud. Mais, cinq mois par an, Isaac Habib revient sur la terre de ses ancêtres pour faire revivre la vie juive d’antan, lors de circuits organisés par la communauté. Dans le quartier de la Juderia, au cœur de la cité médiévale qui porte le nom de l’île, il retrace cette histoire pour les visiteurs : « Au début des années 1940, 80 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté. Une partie s’était déjà expatriée en Afrique ou aux Etats-Unis. »

Le 18 juillet 1944, alors que les Allemands avaient repris l’île aux Italiens après le renversement de Mussolini et que l’issue de la guerre ne leur semblait pas favorable, ils raflent les Juifs de Rhodes. « Ils ne savaient pas ce qu’il se passait ailleurs en Europe, relève Isaac Habib. A Rhodes, il n’y avait pas eu de port obligatoire de l’étoile jaune, pas de ghetto, pas de maltraitances. La Turquie était en face, pourtant ils n’ont pas fui. » Le 23 juillet, près de mille sept cents Juifs de Rhodes sont discrètement embarqués sur trois navires : les Allemands avaient fait retentir l’alarme feignant un bombardement afin que la population ne soit pas témoin de l’opération. Ils sont déportés à bord du tout dernier convoi parti de Grèce, libérée par les Alliés à peine trois mois plus tard.

« Rhodes est devenu un lieu de pèlerinage pour la diaspora et, parfois, comme par magie, des familles, des amis, éparpillés dans plusieurs pays, se retrouvent ici », témoigne Isaac Habib. En 2023, une famille venue du Brésil recherchait la maison de son ancêtre. Pendant la visite, d’autres membres de cette lignée habitant en Afrique du Sud ont compris qu’ils étaient cousins. Isaac Habib a aussi retrouvé Moïse Benatar, qui était en classe avec lui au Congo. Cet ancien camarade est revenu deux fois à Rhodes dans l’espoir de retrouver la maison de sa grand-mère décédée à Auschwitz. « Elle était restée là, alors que ses cinq enfants avaient émigré en Israël et en Afrique. Elle voulait les rejoindre. Dans ma famille, nous ne parlions pas de cette histoire. Je regrette de ne pas avoir posé plus de questions », admet-il. Il a gardé les lettres de son aïeule à son père et la nationalité italienne.

La crainte qu’un chapitre se referme

Noémie Cohen était aussi dans cette école congolaise. Installée en Israël, cette professeure de ladino peine à retenir ses larmes : « En 2005, ma maman avait 87 ans et c’est la dernière fois qu’elle est venue ici. Elle adorait cette île et voulait finir sa vie ici. » La maison maternelle se trouvait à 100 mètres de la synagogue Kahal Shalom. Vendue en 1981 à une famille juive d’Athènes, elle a depuis été transformée en logement Airbnb. « En 2023, trente-cinq membres de notre famille, venue des Etats-Unis, d’Argentine ou d’Afrique du Sud, se sont retrouvés ici », précise le frère de Noémie, Iosif Cohen, avant d’ajouter : « Notre génération, celle des enfants des déportés, va aussi disparaître. Pour la troisième génération, ces voyages permettent de préserver la mémoire. » Isaac Habib acquiesce. « Un chapitre est en train de se refermer, les descendants vieillissent et les plus jeunes générations ne sont pas aussi liées à ce lieu. »

Giuseppe Giannotti a deux enfants, mais il prédit que tout un pan de la mémoire de sa famille « va s’arrêter avec lui ». L’histoire de la mère de ce journaliste italien ressemble à un roman. Pendant la guerre, Ester Amato tombe amoureuse d’un officier italien. Avec l’arrivée des Allemands sur l’île, ce dernier est arrêté et elle est déportée. A la Libération, la jeune femme écrit au soldat italien. Ils se retrouvent et se marient au grand dam de la famille catholique de son époux. « Quand nous étions enfants, ma mère voulait qu’on cache qu’elle était juive. Elle avait encore peur. Mes parents m’ont laissé choisir ma religion », raconte Giuseppe Giannotti. A 16 ans, il est venu à Rhodes faire sa bar-mitsva, le rituel de passage à l’âge adulte dans le judaïsme. Depuis, le septuagénaire a retrouvé la maison familiale laissée à l’abandon et entourée de boutiques de souvenirs. Il a plusieurs fois fait le voyage avec sa mère, morte il y a trois ans. Son dernier souhait a été d’être enterrée dans le cimetière juif de l’île.

L’été, chaque matin, Sami Modiano se rend à la synagogue. En 2023, le Covid-19 l’a empêché de faire le voyage depuis Rome, où il vit avec son épouse, Selma, une Rhodesli elle aussi. Il aime ces moments de convivialité avec « la famiglia ». Une famille élargie. Pour lui qui a perdu ses parents et sa sœur encore adolescent, la communauté juive de l’île est devenue son repaire. Il ne sait pas s’il pourra y revenir l’année prochaine, mais il a une conviction : « Quoi qu’il arrive, je vais partir heureux, car je suis sûr d’avoir transmis un message important à la nouvelle génération. »