L’écrivain Lionel Abbo, qui était « heureux en France » avant le 7 octobre, raconte son malaise et son désarroi depuis l’attaque du Hamas.
Il faudra se souvenir de ce 7 octobre. Pas seulement pour ce qui s’y est déroulé aux frontières de Gaza. Pas seulement pour l’horreur. Pas seulement pour les jeunes âmes volées, violées, violentées ce jour-là. Pas seulement parce qu’à cette date s’est déclenchée une guerre sans fin, sans but, sans espoir de victoire. Pas seulement pour les images, filmées par les terroristes, qui resteront imprimées dans la rétine de ceux qui les ont vues comme des tatouages non consentis.
Pas seulement pour les milliers de morts, des deux côtés, les familles dévastées, les avenirs détruits, les cœurs dépéris. Pas seulement pour les foyers déplacés, les villes et les villages vidés, les sans domiciles fixes abandonnés à leur sort. Tout cela, les livres d’histoire le détailleront. Ils en feront des chapitres. Ils en tireront des leçons.
Mais lesquelles ? Le 7 octobre, s’est produit un renversement de valeurs inédit. L’agresseur est devenu la victime. L’assassin est devenu l’opprimé. Le terroriste est devenu le résistant. Partout dans le monde, des barrières sont tombées. La parole antisémite a cessé de devenir un tabou.
Dans les tweets, dans les manifs, on ne dit pas encore « mort aux Juifs ». On crie « mort à Israël ». « Mort aux sionistes ». À la fin, on vise les mêmes personnes. Pour le moment avec des mots. Demain, avec le canon d’un fusil ? Partout, des drapeaux palestiniens. Et des provocations, chaque fois plus décomplexées. Des mains rouges. Des triangles rouges. Des symboles, non pas de lutte, mais de destruction. De disparition. From the river to the sea.
Le regard obsédé par Rafah
Je ne suis pas un expert. Ni du conflit au Proche-Orient. Ni de l’histoire palestinienne. Ni du passé de ce territoire. Ni de son présent. Mais je constate qu’un tas de gens se pressent pour lui dicter son avenir. Expliquer au gouvernement israélien comment faire la paix. Comment redécouper des frontières. Fournir de l’aide humanitaire. S’il s’agissait d’un autre pays, on parlerait d’ingérence. Mais avec Israël, tout le monde s’arroge le droit d’avoir un avis et surtout de le donner.
On conseille et on juge. On pose un filtre moral sur les actions d’une armée et d’un gouvernement. On condamne. Sur les bancs de l’ONU. Sur ceux du Parlement européen et de l’Assemblée nationale, on arbore des drapeaux, on porte des keffiehs. En 2022 – avant même le début du conflit –, l’ONU a adopté quinze résolutions à l’encontre d’Israël, deux fois plus que les résolutions votées contre la Russie, qui a pourtant envahi un pays. Je veux bien admettre que le comportement de Netanyahou et de son gouvernement pose question si et seulement si vous admettez qu’il existe une focalisation sur un tout petit État, insignifiant sur toutes les échelles de mesures du monde – démographique, économique, social…
Le parallèle est encore plus flagrant au niveau national. Il faudrait comptabiliser, dans le cadre des élections européennes, le temps de parole et le volume de messages sur les réseaux sociaux qui ont concerné Gaza et la Palestine dans la bouche et les écrits d’Insoumis comme Caron, Soudais, Hassan, Portes, Panot et consorts. « All eyes on Rafah ». Le regard obsédé par Rafah. Pas un mot ou presque sur l’Europe. Sur un programme quelconque. Pas un mot non plus sur le 7 octobre…
Un ami tabassé devant une école juive à Nice
Depuis ce jour se sont multipliées les déclarations ambiguës. Les tweets menaçants. Les propos antisionistes plus ou moins bien formulés. Les citations malaisantes. Les Insoumis ont importé le conflit à des fins électoralistes, mais aussi et surtout parce qu’ils vouent une haine absolue à Israël. Ils ont remis sur la table le sens et l’intérêt de son existence en ancrant dans l’esprit du grand public que ce bout de terre avait été « volé » à un peuple. Invasion. Apartheid. Nazisme. Ils posent sur ce jeune État tous les maux que le monde a connus dans son histoire pour mieux le diaboliser. Et Israël se retrouve traité de terroriste alors que le Hamas ne l’est pas…
Tous ces suppôts de Mélenchon ont mis le feu à la campagne. Et collé sur le front des Juifs de France une cible. Ils peuvent toujours prétendre le contraire, les faits sont là. Dans l’actualité, le viol d’une jeune fille de 12 ans, les étudiants bloqués dans les facultés, les manifestations devant Sciences Po, les appels au boycott, les affiches des otages déchirées dans les rues, les agressions, les insultes.
Dans notre quotidien, aussi. Autour de moi, toutes ces histoires, dont les journaux ne parlent pas. Un ami tabassé devant une école juive à Nice. Un enfant de 8 ans à qui ses camarades de classe disent : « Le Hamas va venir te chercher, toi aussi. » Un collègue expulsé par son chauffeur Uber parce qu’il le croit juif. Le pauvre ne l’est même pas…
Et la question, lancinante, qui se pose : est-ce qu’un jour, tout cela va cesser ? Il est déjà arrivé que le conflit israélo-palestinien s’invite dans l’actualité française et prenne plus de place qu’il ne devrait. Je pense à la première Intifada, notamment, qui avait vu, là encore, une montée des actes antisémites en France. Drôle d’effet papillon. Mais à l’époque, les réseaux sociaux n’existaient pas, pour faire monter la tension et la maintenir à un niveau aussi élevé.
À l’époque, lorsqu’un homme ou une femme politique pratiquait l’ambiguïté à l’endroit des Juifs, l’opinion le lapidait à coups de valeurs morales. Aujourd’hui, il y a débat. Il y a les pour et les contre. Ironie de l’histoire : les Juifs de France se retrouvent défendus par la fille de celui qui parlait d’un détail de l’Histoire lorsqu’on lui demandait de définir les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Désormais, c’est à gauche que l’on parle d’antisémitisme « résiduel ».
La tentation de l’exil
Je n’ai pas envie de tout ça. Pas envie d’être manipulé par le Rassemblement national pour illustrer sa normalisation – « regardez, nous avons changé, même les Juifs votent pour nous »… Pas envie d’être agité comme une poupée par LFI pour exciter la voix des antisémites et des islamistes. Pas envie de servir de cible ou de caution à qui que ce soit. Pas envie de me sentir menacé ou visé. Pas envie de voir mon expression réduite à ma simple identité juive. Pas envie de me demander, chaque jour ou presque, s’il va falloir partir.
On en est là. Jamais je ne pensais avoir à penser à ça. Réfléchir comme mes grands-parents. Reproduire ou pas des schémas d’avant-guerre. Je ne peux pas parler au nom de tous les Juifs de France. Je sais qu’autour de moi, beaucoup se posent la même question : peut-on demeurer dans un pays où la sécurité de nos enfants n’est pas garantie ? Dans notre culture, on dit qu’un Juif ne meurt jamais à l’endroit où il est né. La première fois qu’on m’en a parlé, je n’y ai pas cru. Et puis, j’ai remonté le fil de mon arbre généalogique.
Je ne veux pas être l’optimiste d’avant-guerre, qui croyait encore en Pétain et Vichy tandis que le pessimiste fuyait vers les États-Unis. Je ne veux pas me retrouver coincé, lorsqu’il sera trop tard, que les digues auront lâché, que l’antisémitisme sortira du « résiduel » pour devenir structurel. Je ne veux pas que l’Histoire m’accuse d’avoir été aveugle à tous les signes qu’elle m’a envoyés pour me signifier que ma famille se trouvait en danger.
Suis-je devenu paranoïaque ? Est-ce que je grossis un trait qui n’est pas si épais ? Est-ce que ça va se tasser ? Il suffit d’attendre que la guerre se termine de l’autre côté du Jourdain, peut-être, pour que ses effets cessent de se faire sentir de ce côté-ci de la Méditerranée. Ma tête tourne plus vite que le monde. Je ne sais plus si je dois me hâter pour vendre mon appartement, ouvrir un compte à l’étranger, chercher un boulot ailleurs, ou juste attendre que l’orage passe en espérant que le Ciel ne me tombe pas dessus.
Mes certitudes ont tangué
Je me sens français, j’aime mon pays, et je ne veux pas l’écrire, parce que l’écrire, c’est déjà se justifier, laisser penser que ça pourrait changer. Je crois en mon pays, en ses institutions, j’entends les voix qui me défendent. Caroline Fourest. Raphaël Enthoven. Sophia Aram, qui tiennent la dragée haute à Guillaume Meurice, Blanche Gardin et Izïa Higelin. L’antisémitisme devient bobo. Cool. Branché. Une opinion de beaux quartiers. Un truc de lecteurs de Libé.
À lire aussi Police de la pensée, haine d’Israël… Les grandes universités américaines ne font plus rêverJe sais la majorité silencieuse de mon côté. Mais je n’oublie pas, plaie béante dans mon cœur bleu blanc rouge, coup de scalpel sur mon passeport marron, que mon président de la République a refusé de marcher à mes côtés pour lutter contre l’antisémitisme. Peut-être est-ce le jour où mes certitudes ont tangué pour la première fois.
Il faudra se souvenir de ce 7 octobre, comme d’un jour funeste qui a changé la perspective de chaque Juif sur le monde. Comme d’un jour funeste où le Hamas a ouvert une boîte de Pandore remplie de haine. Depuis le 7 octobre, l’existence d’Israël est menacée. Depuis le 7 octobre, chaque Juif, où qu’il se trouve sur la planète, a le droit de se sentir en danger. Depuis le 7 octobre, chaque Juif se sent pris en otage par la société. J’étais heureux en France. Depuis le 7 octobre, j’aspire à le redevenir.
Lionel Abbo est écrivain, journaliste et producteur.