Les échanges de tirs s’intensifient ces dernières semaines entre Israël et le Hezbollah. Mercredi, un chef de la milice a été tué dans une frappe israélienne. Depuis le 7 Octobre, ils ont fait 450 morts du côté libanais, dont au moins un quart de non-combattants. En Israël, 15 soldats et 11 civils ont été tués. De part et d’autre de la frontière, des dizaines de milliers de personnes ont fui. Côté israélien, le sentiment d’abandon des déplacés a tourné à la colère : en mai, une dizaine de municipalités avaient même fait symboliquement sécession. «La seule chose certaine, c’est l’incertitude», lâche Sarit Zehavi, ancienne officière du renseignement militaire israélien, résidente de la région de Galilée dans le nord du pays et spécialiste des questions stratégiques israélo-libanaises.
Un conflit ouvert serait «apocalyptique»
Le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, menaçait dès janvier d’un «copier-coller» de Gaza à Beyrouth. Le Hezbollah répète quant à lui que la guerre sera sans limites. Les efforts d’apaisement américano-français, avec le soutien d’autres diplomates européens et arabes, en sont réduits à communiquer aux deux côtés qu’on ne sera pas en mesure d’arrêter l’autre si la guerre commence, ou d’empêcher l’escalade régionale. La dévastation des villages du Sud-Liban, la désertification de leurs voisins israéliens ne sont qu’un prélude : un conflit ouvert serait «apocalyptique», a déclaré l’ex-secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths.
Mais, malgré la peur et la rhétorique guerrière, les diplomates pensent qu’une solution reste «envisageable», selon l’envoyé de la Maison Blanche, l’habile Amos Hochstein, à Paris ce mercredi pour rencontrer Jean-Yves Le Drian, l’émissaire français au Liban. «S’il y a un cessez-le-feu à Gaza, nous nous arrêterons immédiatement, a déclaré mardi le numéro 2 du Hezbollah, Naïm Qassem, à l’Associated Press. Mais je ne sais pas comment nous réagirons en cas de solution hybride.» Et si l’état-major israélien répète être prêt à la guerre, il privilégie une solution négociée.
Pour les Israéliens, c’est remettre le problème à demain. «Un cessez-le-feu permettra au Hezbollah de se reconstruire, et ils n’ont aucune raison de se retirer de la zone frontalière, où ils se sont implantés durablement en recrutant parmi la population», dit Sarit Zehavi. L’entourage professionnel de Benyamin Nétanyahou a un calendrier : un an à Gaza, un an pour la guerre avec le Hezbollah, et un pour mater l’Iran. Tout du moins. «En hébreu, “victoire” et “éternel” ont la même racine. Quand Nétanyahou parle de victoire totale, on se demande s’il ne parle pas en fait d’une guerre perpétuelle», décrypte Amos Harel, correspondant militaire galonné du quotidien Haaretz.
Le chef du Likoud capitalise autant que possible sur le chaos. Sur les réseaux sociaux, ses partisans, à commencer par son fils aîné Yaïr, relaient des théories complotistes accusant les généraux de traîtrise. C’est un schéma habituel, qui marche malgré l’agacement d’une partie de sa base : le roi «Bibi», messie d’un peuple juif constamment menacé, a les mains liées par l’Etat profond, les élites qui contrôlent les médias, la branche judiciaire – et l’armée. «Ces tensions ont été exacerbées par la réforme judiciaire de 2023, qui a poussé certains réservistes à la grève, rappelle Amos Harel. Cela atteint un paroxysme parce que les généraux sont plongés dans une culpabilité énorme par rapport à ce qui s’est passé le 7 Octobre, alors que Bibi refuse d’assumer ses responsabilités.»
Epuisement moral
Malgré les frustrations et le coût humain et matériel astronomique, l’armée israélienne dresse un bilan plutôt positif de ces neuf mois de guerre. Elle vante sa discipline opérationnelle, même si elle commence à rationner ses munitions en cas d’escalade régionale. Selon une source au sein de la logistique israélienne, l’armée craint que l’acrimonie qui s’installe dans les relations politico-diplomatiques entre Nétanyahou et Washington ralentisse les livraisons de munitions. Pourtant, la guerre a jusqu’ici montré la solidité du soutien américain, mécène d’une nouvelle alliance régionale orbitant autour de l’Etat hébreu. Les entreprises de défense israéliennes enregistrent aussi des profits records, en partie parce qu’elles démontrent sur le terrain la supériorité technologique de leurs produits. «Et nos soldats restent très motivés», ajoute Bentzi Gruber, général de réserve à la tête d’un bataillon de blindés actif dans Gaza depuis le début de l’invasion. «Quand ils se retournent, ils voient Tel-Aviv et Jérusalem. Nous sommes conscients de nous battre pour notre propre existence.»
Motivés mais épuisés : la plupart des réservistes, qui constituent les deux tiers des troupes, ont de plus en plus de mal à gérer vie personnelle et vie militaire. Aujourd’hui «15% des appelés ne reviennent pas», reconnaît Bentzi Gruber. Tsahal a urgemment besoin de recruter 10 000 soldats pour continuer l’effort de guerre, «et on ne peut pas les acheter à l’étranger, comme des avions et des bombes», a dit sèchement, à la Knesset lundi, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, en rupture ouverte avec le Premier ministre. La coalition gouvernementale, divisée autour de la conscription obligatoire des ultraorthodoxes, n’arrive pas à passer deux textes autorisant l’extension du service obligatoire et celui de réserve.
L’épuisement est aussi moral : près de 750 membres des forces de sécurité sont morts depuis le début des hostilités, 321 au moins depuis le début de l’offensive terrestre à Gaza. Comparées au désastre du 7 Octobre, et à l’hécatombe des Palestiniens, ces pertes sont minimes, mais elles comptent, dans un pays où «chaque soldat est un monde en soi», selon l’expression du président du Parlement. Il y aurait au bas mot 4 000 blessés graves. Et en interne, les associations de soutien aux anciens combattants pensent qu’un tiers des soldats ayant servi dans Gaza pourraient souffrir de blessures psychologiques.
«Quand tu tues quelqu’un, tu le portes avec toi pour le reste de ta vie», témoigne Bentzi Gruber. Son stress post-traumatique, accumulé pendant quarante-sept ans de guerres, il le revit toutes les nuits. «C’est ma femme qui en est la première victime», dit-il. «Le traumatisme peut mener à une perte de repères, sociaux et économiques», complète Dekel Tzur, directeur de l’association Shimru Nafsham, qui offre un soutien psychologique personnalisé. «C’est souvent associé à la prise de responsabilité, à ce qui aurait pu être fait, ou n’aurait pas dû être fait. Ma mission est de faire comprendre à tous les soldats qui viennent vers nous qu’ils sont d’abord des héros de l’Etat d’Israël», soutient le jeune homme.
Quand le brouillard se lèvera…
Cela sera-t-il possible quand le brouillard de la guerre se lèvera ? «Nous avons peur de ce qui va se passer dans la société israélienne quand les témoignages vont commencer à sortir», confie D., qui a refusé de rempiler avec 41 autres réservistes, dans une lettre discrètement publiée en mai. Aucun n’a hésité quand on leur a demandé de prendre les armes le 7 octobre. Mais les exactions qu’ils ont vues à Gaza, en Cisjordanie, et dans les prisons israéliennes, les ont fait changer d’avis. «Seule l’histoire pourra déterminer à quel moment exact cette guerre a cessé d’être une guerre d’autodéfense», conclut D.
Cette nouvelle situation sera accueillie par une institution militaire en plein changement, déjà évident en Cisjordanie, où les Palestiniens vivent depuis neuf mois une réalité pétrie d’humiliations violentes. En avril, le général Yehouda Fox, chargé du territoire palestinien occupé, a annoncé sa retraite anticipée. Bête noire des colons, il subissait des pressions énormes de la part du gouvernement.
Il sera remplacé en août par Avi Bluth, qui devient ainsi le plus haut gradé à sortir de l’académie prémilitaire de Bnei David. Ouverte en 1988 dans un garage désaffecté au milieu des préfabriqués de la jeune colonie sauvage d’Eli, entre Naplouse et Ramallah, l’école était la première à proposer un cursus de dix mois d’éducation religieuse avant la conscription. Elle pousse ses élèves vers les unités d’infanterie : une vingtaine d’anciens élèves de Bnei David ont ainsi été tués à Gaza. Les autorités politiques et militaires israéliennes, reconnaissantes, ignore sa lecture raciste et suprémaciste des textes religieux, qui voit la conquête de toute la Terre promise comme un premier pas obligatoire vers la rédemption.
Eli compte aujourd’hui plus de 5 000 habitants, et est en pleine expansion, remplissant son but d’origine : empêcher la continuité territoriale palestinienne. La nomination d’Avi Bluth est, en parallèle, la réussite symbolique de Bnei David, dont le but avoué était de pousser les sionistes religieux vers des postes de commandement et donc d’influence, une mutation progressive de la colonne vertébrale de cette «armée du peuple» qui s’accélère sous couvert de cette guerre sans fin.
par Nicolas Rouger, correspondant à Tel-Aviv