Les quatre otages libérés le 8 juin, dans le cadre d’une opération de sauvetage particulièrement meurtrière pour les Gazaouis, ont été ramenés dans un service spécialement créé pour l’ensemble des personnes kidnappées par le Hamas. Ce retour de captivité est un moment délicat à gérer.
Le samedi 8 juin a été un jour où tout s’est mêlé. Vie et mort. Joie et deuil. Euphorie et désespoir. « J’ai reçu un appel de l’officier qui assurait la liaison avec l’armée. Il m’a dit en criant que mon neveu était libéré. Cinq minutes plus tard, nous étions en route pour l’hôpital Sheba », près de Tel-Aviv, se souvient Aviram Meir, l’oncle d’Almog Meir Jan, kidnappé lors du festival de musique électronique Nova qui, ce 7 octobre 2023, s’achevait au moment où le Hamas commençait le pire massacre de l’histoire d’Israël. Quelque 1 200 Israéliens ont été tués ce jour-là. Almog, un jeune homme de taille moyenne, l’air timide sur les photos, devait commencer le lendemain un nouveau travail dans le secteur des nouvelles technologies, après avoir effectué son service militaire.
Pour le jeune otage de 21 ans, désormais hospitalisé à l’hôpital Sheba, près de Tel-Aviv, qui accueille les anciens captifs, les deux premiers mois furent les plus difficiles. Il a été emmené de cache en cache. La nourriture était rare. Mais il n’était pas seul : deux autres otages ont partagé avec lui ses huit mois de détention : Shlomi Ziv, 41 ans, et Andreï Kozlov, 27 ans, israélo-russe. Deux agents de sécurité du festival.
Les trois kidnappés ont ensuite été installés au premier étage d’une maison d’un quartier de Nousseirat, camp de réfugiés situé au centre de l’enclave de Gaza qui s’est transformé en ville de près de 100 000 habitants. La demeure appartenait à Ahmad Al-Jamal, un notable proche du Hamas. Les otages ont passé six mois dans une chambre aux rideaux fermés, surveillés en permanence par des gardes armés – « entre deux et cinq », selon Aviram Meir. A partir de ce moment, leur sort s’est quelque peu amélioré. « Ils n’ont plus souffert de la faim », ajoute l’oncle.
Les Israéliens pouvaient échanger entre eux. Une famille vivait au rez-de-chaussée de la maison. Ils ne l’ont jamais vue, mais l’ont entendue. Ils ont identifié les voix de cinq enfants. Le reste du temps, ils jouaient aux cartes et se donnaient des cours de langue. Andreï apprenait l’hébreu et enseignait le russe ; Shlomi, le plus âgé à 41 ans, était celui qui pratiquait le mieux l’arabe.
« Inventer une nouvelle médecine »
Les gardes ont exercé une pression mentale et physique sur les détenus, mais Aviram Meir n’entre pas dans les détails : « On ne lui a pas demandé comment ça s’était passé. Les médecins nous ont demandé de ne pas le faire. » Les moments les plus traumatisants de cette expérience ressortiront – peut-être – dans plusieurs semaines ou plusieurs années. Le Wall Street Journal a évoqué des punitions telles qu’être enfermé dans une chambre isolée ou être recouvert par plusieurs matelas pendant de fortes chaleurs.
Tout juste l’oncle reconnaît-il que les geôliers avaient leurs « moments » : « Les otages ne savaient jamais dans quelle humeur ils se réveillaient. » Son neveu semble avoir été maintenu dans l’ignorance sur la situation en Israël. Mais, un jour qu’il passait devant la chambre des gardes vissés devant Al-Jazira, Almog a vu son portrait brandi lors d’une manifestation. « Il a compris qu’il n’était pas oublié. Ça lui a donné des forces », dit son oncle. Aviram Meir, 58 ans, travaillait dans l’événementiel. Depuis le 7 octobre, cet homme réservé se consacre à la cause des otages. Sa mère, survivante de la Shoah, et son père, originaire de Turquie, sont toujours vivants, à respectivement 84 et 88 ans : « Ça fait beaucoup d’épreuves pour une même famille… »
Le 8 juin, l’armée israélienne a lancé une opération planifiée durant de longues semaines : libérer les trois otages, ainsi que Noa Argamani, 26 ans, une jeune femme également présente au festival, rendue célèbre par la vidéo déchirante de son enlèvement par des hommes armés à moto. Le raid a été mené en plein jour à Nousseirat, au cœur de la zone résidentielle, à proximité d’un marché. Il a tourné au cauchemar. L’un des véhicules est tombé en panne. La zone a été bombardée par de multiples frappes aériennes. Si l’opération a permis de sauver la vie des otages, plus de 270 Palestiniens ont été tués dans les combats, selon le ministère de la santé local. Et un soldat israélien, Arnon Zamora, a été grièvement blessé lors de l’intervention, avant de succomber à ses blessures.
Les otages ont été transférés à l’hôpital Sheba, le plus grand du pays, non loin de Tel-Aviv, considéré comme l’un des meilleurs au monde. C’est ici que, dès les premiers jours de la guerre, les médecins se sont préparés à recevoir les captifs du Hamas. « Le 7 octobre est probablement le plus grave traumatisme vécu par Israël depuis sa fondation – et nous en avons eu un certain nombre. En tant que personnel médical, nous avons pensé que les otages finiraient par être libérés. Nous avons commencé à nous préparer, de notre propre initiative. Et nous avons compris que nous serions appelés à inventer une nouvelle médecine », raconte la docteure Noya Shilo.
Cheveux poivre et sel, 45 ans, regard attentif derrière ses lunettes, elle parle d’une voix claire, qui porte un discours précis. Cette spécialiste en médecine interne à l’hôpital Sheba anime aussi un podcast, conversations à cœur ouvert entre divers professionnels de santé, sur l’expérience humaine d’être médecin, écouté non seulement en Israël, mais aussi dans le monde arabe – Cisjordanie et bande de Gaza comprises. Depuis le 7 octobre, le podcast est consacré au conflit, sous le titre « Parler de guerre et de guérison ».
Noya Shilo fait partie de l’équipe qui a conçu le service de réception des « otages revenants ». Elle en est même la responsable médicale. Elle utilise plus volontiers l’expression « revenants », car ceux qui sont sortis de détention ne sont plus considérés comme otages. Parmi les 116 captifs israéliens libérés, 36 sont passés par ce service, le plus grand nombre reçu parmi les autres hôpitaux. Et, quel que soit l’établissement choisi par les revenants, ceux-ci peuvent toujours se présenter, plusieurs mois, plusieurs années après, le projet s’inscrivant sur le long terme.
Les responsables de l’équipe n’ont pas contacté d’homologues ayant pu travailler sur des situations similaires, comme les enlèvements massifs en Irak par l’organisation Etat islamique, au Nigeria par Boko Haram ou encore en Colombie par les FARC… « Nous étions convaincus que nous gérerions cela du mieux que nous pouvions », estime Noya Shilo.
Elaboration de scénarios
Pour mieux se préparer, l’équipe s’est entraînée. L’hôpital Sheba dispose d’un centre de simulation fondé en 2001 par le professeur Amitai Ziv, ancien pilote de chasse et instructeur, devenu l’un des responsables de l’établissement. Pour accueillir les otages, l’équipe médicale a élaboré des scénarios et les a joués avec des acteurs professionnels.
La docteure Ronit Wachsberg-Lachmanovich, responsable du service psychologique de l’hôpital, spécialiste en réadaptation, a préparé quelques simulations : « Je voulais que l’équipe se sente la plus en confiance possible dans des situations dont on ignorait tout. J’ai écrit des scènes totalement imaginaires, mais qu’on a réellement vues après coup, comme des enfants qui avaient été mis ensemble [par leurs ravisseurs] et sont arrivés sans leur mère biologique ou des personnes âgées qui étaient désorientées. »
Simulations et premiers retours d’expérience ont permis de construire peu à peu une réponse adéquate pour mieux accueillir les revenants. Le service ressemble moins à un hôpital qu’à une maison. On y trouve des chaussons, des serviettes, de petites décorations et un petit restaurant où un chef prépare les plats que souhaitent les anciens captifs. « Ces gens ne sont pas des soldats qui savent qu’ils peuvent être capturés. Ce sont des civils – des femmes, des enfants, des personnes âgées. On veut qu’ils se sentent chez eux », reprend la docteure Shilo.
L’arrivée des ex-otages constitue un moment décisif. Sur la porte du service, il est écrit : « Bienvenue aux revenants. » « Nous essayons d’être aussi doux, sensibles et flexibles que possible. Je me présente, je leur demande s’ils ont besoin de quoi que ce soit. Je ne leur pose aucune question intrusive. Je les laisse être avec leur famille, leurs amis. Nous utilisons notre intuition clinique en les observant : leur couleur, leur façon de respirer, de marcher, de parler. Eventuellement leurs gémissements », explique Mme Shilo. Les médecins sont prêts à intervenir en cas d’urgence.
Les épreuves subies en détention sont de trois ordres, selon elle. D’abord, celles suscitées par l’enlèvement lui-même : « Le 7 octobre a été un épisode très violent. Il y a eu des blessures par balles, des brûlures. Nombre d’entre eux ont vu leurs maisons détruites, leurs proches tués. » Ensuite, les maladies causées par la captivité, le manque d’exercice, de lumière, de nourriture, voire d’air, ajouté au stress d’être gardé et menacé par des hommes armés. Enfin, pour les personnes âgées en particulier, les maladies chroniques qui n’ont pas été traitées. « Ils ont été maintenus en captivité en tant que civils par des terroristes pendant près de neuf mois. Ils ont eu peur pour leur vie. Ils ont subi des maltraitances. Quotidiennement », insiste Mme Shilo.
Revenir de ces épreuves demande un accompagnement attentif, insiste la docteure Lachmanovich : « Au début, c’est comme des premiers pas d’enfant dans le monde, avec des choses très simples, comme manger, parler… On a appris des premières expériences. Quand Louis et Fernando [otages israéliens libérés en février] sont revenus, on les a fait marcher dans l’enceinte de l’hôpital, la nuit. Nous voulions qu’ils aient une expérience de rencontre avec l’extérieur. C’était très important pour eux.
Une identité à recréer
La reprise de contact avec le réel s’opère « très graduellement », pour Noya Shilo : « Les terroristes du Hamas ont beaucoup désinformé les otages, en espérant casser leur moral, en leur disant qu’Israël les avait abandonnés, que l’Etat avait été annihilé. Certains revenants ignorent que leur kibboutz a été détruit, que des membres de leur famille ont été tués. Ils n’ont aucune idée de l’ampleur de la guerre. Je leur dis que beaucoup de mauvaises choses sont arrivées. Et de bonnes choses, aussi. »
Les informations s’entremêlent, les émotions aussi. Quand Almog Meir Jan est revenu de captivité, il a sauté dans les bras de ses proches. Puis il a demandé des nouvelles de l’ami qui était présent avec lui au festival. Celui-ci avait été assassiné. Drame supplémentaire : son père était mort le matin même de sa libération. Il n’a pas vu le retour de son fils. « [Il] est mort de tristesse et il n’a pas vu le retour d’Almog. Il ne pouvait plus supporter cela, chaque tentative d’accord [avec le Hamas pour libérer les otages] qui s’écroulait brisait son cœur », a affirmé sa sœur à la radio publique Kan Bet. « Quand quelqu’un perd un proche dans des circonstances normales, c’est déjà difficile. Mais là, c’est trop en un jour, pour une seule personne », dit Aviram, l’oncle d’Almog.
Alors que le jeune homme était pris entre la joie du retour et la douleur de la perte des siens, dans la chambre à côté, on se réjouissait. Le père de son camarade de captivité, Andreï Kozlov, fêtait bruyamment son anniversaire. Dans le même bâtiment, quelques salles plus loin, le soldat Arnon Zamora, touché lors du raid du 8 juin, décédait de ses blessures. « Etre dans le service n’est pas une expérience heureuse. C’est une expérience intense », tranche Ronit Wachsberg-Lachmanovich.
Les revenants refont leurs premiers pas dans le monde réel mais aussi virtuel. Une large part de leur identité a, en effet, été effacée par les autorités pour des raisons de sécurité. « Almog n’avait plus de compte bancaire, de carte d’identité, de téléphone… Ses mots de passe ont été changés, ses profils sur les réseaux sociaux effacés. On l’a enlevé de la vie », raconte Aviram Meir. Les services administratifs israéliens sont présents à l’hôpital pour refaire tous les documents. Les ex-otages sont accompagnés lors de la réouverture de leurs comptes Facebook, Instagram, où certains messages et commentaires peuvent être très violents.
Les revenants doivent aussi retrouver leur capacité à faire preuve de volonté, alors que, pendant plusieurs mois, leurs geôliers décidaient de tout. Là encore, c’est comme rééduquer un muscle atrophié : « Ils choisissent ce qu’ils veulent manger, quand ils veulent dormir, où ils veulent être, avec qui, quand ils veulent faire leurs analyses de sang, quand ils veulent rentrer à la maison et, pour ceux qui ne le peuvent pas, s’ils veulent aller à l’hôtel ou louer un appartement », décrit la docteure Shilo.
« Almog a dressé toute une liste de films à voir », dit en souriant son oncle. Une fois les examens effectués et les premiers jours passés, médecins comme revenants veulent en général retrouver le plus vite possible une forme de routine. Mais le suivi ne s’arrête pas. L’équipe de la docteure Shilo a créé la « clinique des revenants », qui permet de les suivre sur le long terme : « Nous n’avons pas beaucoup d’expériences avec les otages civils, mais nous savons que beaucoup de choses peuvent ressortir des années plus tard et qu’il y a un risque qu’ils développent toutes sortes de maladies, auto-immunes, cancers, etc. »
« Ces personnes pourraient être un pont »
Il est pour le moment impossible de prédire comment seront surmontées ces épreuves, reconnaît Ronit Wachsberg-Lachmanovich : « Cela dépend des ressources émotionnelles, des caractéristiques des personnes, des circonstances de la détention… » « A présent, Almog est très calme. Il veut être seul, faire ce qu’il a à faire. C’est étrange, il parle à voix très basse, à peine plus fort qu’un chuchotement », constate son oncle. « Retrouver la vie prendra du temps », analyse Mme Lachmanovich.
Pour la docteure Shilo, les circonstances de la libération sont au moins aussi importantes que celles de la capture : « Les revenants libérés dans le cadre de mission de sauvetage militaire ont été en quelque sorte kidnappés deux fois. Il faut le prendre en compte. C’est très différent de sortir dans le cadre d’un accord diplomatique, sans que personne ne soit blessé, sans fusillade… Imaginez la culpabilité de celui qui sent que, pour rentrer chez lui, quelqu’un a été tué. La dissonance est très difficile à gérer. C’est comme des cris de bonheur et des cris de douleur et de deuil dans le même lieu. » Le lendemain de la libération, le père du revenant Shlomi Ziv s’est rendu aux funérailles du soldat israélien tué lors de l’intervention, avec des couronnes de fleurs indiquant qu’elles venaient des familles des otages secourus.
De ces traumatismes peuvent sourdre des sentiments de haine et de colère, envers le Hamas, les Palestiniens, mais aussi le gouvernement israélien. « Certains revenants ont un nouveau point de vue sur la situation parce que ce sont des Israéliens qui ont passé plusieurs mois à Gaza. Ils ont échangé avec des terroristes du Hamas. Et ils ont vu des choses d’un point de vue qu’aucun d’entre nous ne possède – parce qu’ils y étaient. J’ai entendu des choses qui m’ont surprise et donné une petite lueur d’espoir. Ces personnes pourraient être un pont. C’était très inspirant pour moi de voir comment, dans les pires conditions de captivité, certains arrivent toujours à voir l’humain de l’autre côté », explique Noya Shilo.
Le chemin est encore long, pour les revenants, pour les Israéliens, pour les Palestiniens, alors que se poursuit une guerre, sans perspective de victoire à court et moyen terme, pour quelque camp que ce soit. Quelque 120 otages sont encore aux mains du Hamas, dont la moitié sont encore présumés vivants, de source israélienne. Malgré ses paroles d’espoir, la docteure Shilo rappelle l’importance de sortir de cette crise : « Tant que les otages ne reviendront pas tous, il manquera quelque chose à notre pays. Et ce n’est pas une menace pour Israël. C’est une menace pour le monde libre. »