Antisémitisme, une longue histoire française

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Au cours des XIXe et XXe siècles, avant même que le terme antisémitisme n’existe, la haine des juifs a prospéré sur les deux franges de l’échiquier politique.

En 1981, Bernard-Henri Lévy, dans L’Idéologie française, suggérait de ne plus loucher vers Berlin ou Moscou pour pister les égarements hexagonaux, mais de pratiquer un examen de minuit de notre histoire. Dans sa ligne de mire notamment : « la purulente plaie de mots » antisémites.

Premier constat : cette plaie a prospéré sur les deux franges de l’échiquier politique. Avant même que le terme antisémitisme existe – il fut importé en 1880 d’Allemagne –, une gauche socialiste, au nom du primat marxiste de l’économie sur le culturel, attaquait les Juifs sous l’angle capitaliste. Au XIXe se défait le lien entre les Juifs et la gauche né sous la Révolution française, quand l’abbé Grégoire, homme de gauche, plaidait pour leur émancipation, obtenue en 1793. Jaurès lui-même aura des phrases suspectes, saluant dans l’antisémitisme un « esprit révolutionnaire ».

Le thème de la domination financière

Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière : cet ouvrage de 1846, signé du zoologue Alphonse Toussenel, est le premier à s’en prendre à la domination financière des Juifs. Le thème s’amplifie en 1882 lors du krach majeur de l’Union générale, la banque des catholiques, fondée par Eugène Bontoux, qui avait travaillé pour les Rothschild à Vienne. Très vite, on accuse Alphonse de Rothschild d’avoir torpillé la banque catholique, puis d’avoir refusé de se porter à son secours. Les Rothschild deviennent les emblèmes de ces Juifs apatrides, bradeurs des intérêts nationaux. En janvier 2019, la banque Rothschild à Lyon avait été visée par les Gilets jaunes : « Rothschild, rends l’argent ! » pouvait-on lire sur le trottoir. Il en fut de même au siège parisien, avenue de Messine. Une croyance populaire veut, autre version de la main invisible, que les leviers et les richesses soient entre les mains de quelques-uns.

L’autre bord antisémite, de droite, nationaliste, catholique, entre en scène en 1886 avec Édouard Drumont, qui, dans La France juive, fresque paranoïaque, soigne d’ailleurs les Rothschild, accusés d’avoir prospéré en aidant les pays ennemis de Napoléon à forcer le blocus continental. Il diffuse la fable de leur enrichissement boursier en 1815 grâce à la nouvelle anticipée de la défaite de Napoléon à Waterloo et perçoit comme une souillure leur mainmise sur des châteaux ou des vignobles français : « Notre vin, où l’esprit national se retrempait jadis, appartient aux Juifs comme tout le reste. »

Journaliste d’abord à L’Univers, le grand journal catholique, Drumont opère une synthèse de l’antijudaïsme chrétien – « le droit du Juif à opprimer les autres fait partie de sa religion, il est pour lui un article de foi » – et de l’antisémitisme nationaliste, ce nationalisme étant né après la défaite de 1870 contre la Prusse. Il fait des Juifs les Prussiens de l’intérieur, les traîtres, les agents de l’ennemi. Intégrés car solidaires de la République et de la Révolution, les Juifs vont servir de boucs émissaires aux nationalistes, qui y sont justement hostiles.

L’affaire Dreyfus

La France juive est un best-seller, le terme « antisémitisme » fait son entrée dans le dictionnaire en 1890, alors que Drumont fonde la Ligue nationale antisémitique. Puis il lance un journal, en 1892, La Libre Parole, dont le sous-titre est « La France aux Français ». Drumont, qui y publie dès 1892 un dossier « Les Juifs dans l’armée », prépare le terrain à l’affaire du capitaine Dreyfus (1894), où la gauche renoue, non sans atermoiements, avec les Juifs.

Honneur d’un pays qui se bat pour rétablir l’honneur d’un capitaine juif ou acmé du fléau ? L’affaire se lit des deux manières. Mais de la défaite en 1906 des antidreyfusards naît l’Action française, en 1908, qui désigne les Juifs comme l’un des quatre piliers de l’« Anti-France ». « L’antisémitisme ne devient une doctrine politique, un principe d’explication du monde et une pratique militante qu’à la fin du XIXe siècle », résume Serge Bernstein.

La Grande Guerre marque un moment de répit et de réconciliation. Beaucoup de Juifs sont allés se battre. Un signe ne trompe pas : le nationaliste Maurice Barrès, qui estimait que la patrie des Juifs était « l’endroit où se trouve leur plus grand intérêt », publie en 1917 Les Diverses Familles spirituelles de la France, qui englobe les Juifs dans l’unité patriotique et religieuse.

« Mais tout se passe comme si, endormie, refoulée, mise en veilleuse, la vieille passion antijuive pouvait à tout moment resurgir », prévient Michel Winock. Elle resurgit en effet dans les années 1930, à la faveur de la crise, de scandales (l’affaire Stavisky, Juif russe), de l’arrivée massive de Juifs étrangers. À la chambre de commerce de Paris, un rapport dénonce la concurrence du « ghetto ». Avocats et médecins pestent contre les naturalisations favorisant les migrants juifs.

Des insultes vendeuses envers les Juifs

Dans les années 1930, l’édition française des Protocoles des sages de Sion fait l’objet chez Grasset de multiples réimpressions. À la suite de l’assassinat de la famille impériale en 1918, les Protocoles ont été traduits en France en 1921, sous l’influence de militaires russes blancs en contact avec les officiers français venus les seconder dans la lutte contre l’Armée rouge. Ils assoient l’idée d’un complot bolchevique. La haine se cristallise contre Léon Blum, président du Conseil du Front populaire, rebaptisé par Charles Maurras Karfunkelstein. Blum-la-guerre, car les Juifs sont assimilés aux fauteurs de guerres qui sacrifient le sang français. « Au pied du pavillon sioniste décoré du sceau-de-Salomon, monsieur Blum vous attend, la moustache et le feutre en bataille », entonne Robert Brasillach. Le 6 juin 1936, le député Xavier Vallat donne l’estocade en plein hémicycle républicain : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un Juif. »

S’il n’existe plus, comme en 1900, de parti antisémite, une presse antijuive surfe sur des insultes vendeuses. Si Céline publie en 1937 Bagatelles pour un massacre – le massacre étant celui que les Juifs réserveraient aux bons Français –, c’est pour retrouver un succès qui le fuit après l’échec de Mort à crédit. Darquier de Pellepoix, membre du conseil municipal de Paris, où il a préconisé dès 1935 un statut des Juifs, reprend un titre, L’Antijuif, qu’il renomme La France enchaînée. Dans Candide, l’historien Pierre Gaxotte décrit ainsi l’homme juif maudit : « D’abord, il est laid, la tête triste d’une jument palestinienne […] il incarne tout ce qui révolte notre sang et notre chair. Il est le mal, il est la mort ! »

Dans Je suis partout, Robert Brasillach émet un vœu, bientôt exaucé par le régime du maréchal Pétain et ses dénaturalisations : « Un grand pas aura été franchi dans le salut national quand le peuple juif sera considéré comme un peuple étranger. » L’écrivain Marcel Jouhandeau résume l’esprit défaitiste et munichois : « Je me suis toujours senti instinctivement plus près de nos ex-ennemis allemands que de toute cette racaille juive prétendue française et, bien que je n’éprouve aucune sympathie personnelle pour M. Hitler, M. Blum m’inspire une bien autrement profonde répugnance. »

Diabolisation animale

Dans L’Idéologie française, Bernard-Henri Lévy dresse une liste de la diabolisation animale : « simiesque » (Martin du Gard), « disgraciés » (Pierre Benoit), « pitoyables animaux de cirque » (Lacretelle). Liste complétée par Robert Brasillach après le décret Marchandeau pris le 21 avril 1939 pour endiguer et punir par la loi ce déferlement antisémite : proposant de changer l’antisémitisme en « antisimietisme », et le mot « Juif » par le mot « singe », il s’exclame : « Quel tribunal, en effet, oserait nous condamner si nous dénoncions l’envahissement de la France par les singes ? » Profitant de la défaite, la Révolution nationale, qui fait de l’antisémitisme une politique d’État à coups de lois d’exclusion, de rafles et d’une collaboration dans la déportation, sera donc loin d’être un accident, mais un aboutissement logique de cet antisémitisme décomplexé.

Dès l’après-guerre, la frange extrême d’une droite qui n’a pas digéré l’échec de la Révolution nationale va, par la voix d’un Maurice Bardèche, nier le génocide des Juifs et annoncer le négationniste Robert Faurisson, qui sort du bois dans les années 1970. Dans le même temps, un basculement s’amorce avec l’émergence à l’est de l’Europe de l’antisionisme, absent du nazisme. Le procès des blouses blanches en URSS, le procès Slansky en Tchécoslovaquie, où 11 des 14 inculpés juifs sont accusés en 1952 de complot sioniste, ouvrent la voie à une accusation nouvelle favorisée par la création de l’État d’Israël. 1967 et la guerre des Six Jours déclenchent en France un tournant majeur : s’estimant visés par les propos du général de Gaulle sur le « peuple sûr de lui et dominateur », beaucoup de Juifs français deviennent sionistes tandis que l’antisionisme se répand dans les pays communistes et arabes qui colportent les Protocoles des sages de Sion.

Front national et extrême gauche

Dans une collusion qui rappelle la fin du XIXe siècle, les extrêmes entonnent dans les années 1970 des discours voisins. Fondé en 1972, le Front national compte parmi ses membres fondateurs des anciens de la Collaboration, adeptes du « complot et de la finance juive », quand l’extrême gauche, choisissant les Palestiniens pour prolétariat de substitution, orchestre un grand remplacement repris bientôt par les Verts comme par LFI, rappellent les auteurs de l’Histoire politique de l’antisémitisme en France.

Pour les Verts, Emmanuel Debono souligne un engagement constant derrière les Palestiniens, de José Bové, qui voit la main des services secrets israéliens derrière des agressions antijuives en France, jusqu’à leur engagement en 2009 dans la campagne BDS (boycott, désinvestissement et sanctions), qui conteste le droit d’Israël à exister, ou à Eva Joly, qui valide la comparaison de Gaza avec un camp de concentration.

L’abandon par la gauche de la lutte contre le racisme, et donc l’antisémitisme, a décomplexé un Mélenchon, qui, dès 2014, pour justifier son soutien aux Palestiniens, dénonce les peuples belliqueux qui se croient supérieurs aux autres, ou renoue avec le vieil antijudaïsme chrétien en 2020 dans un propos révélateur : « Je ne sais pas si Jésus était sur la croix. Je sais qui l’y a mis, ses propres compatriotes. » Même si la crucifixion n’a pas eu lieu, les Juifs sont quand même coupables, de toute manière, considérés dans un bel anachronisme par ce féru d’histoire comme une nation. S’il fallait résumer les ponts entre antisémitisme et soutien à la Palestine, concluons par les propos du négationniste Faurisson, qui voyait dans le peuple palestinien la principale victime de l’escroquerie des Juifs sur les chambres à gaz et qui estimait être traité en France comme… un Palestinien.

Par François-Guillaume Lorrain

Source lepoint

1 Comment

  1. sur un point très précis mais qui en dit long sur les buts ici poursuivis le journaliste du Point fait du faux avec du faux, ou du très-partiellement vrai. C’est chose exacte que dans les années 1970… CERTAINS à l’extrême gauche (principalement des trotskistes, et maoïstes) entreprirent de choisir les Palestiniens, non pour « prolétariat de substitution » mais pour faire de la Palestine un second Vietnam. Mais le fait MARQUANT est que cette tentative échoua lamentablement et ce du fait de camarades… d’extrême-gauche (je n’y peux rien mais c’est ainsi) qui prirent le risque y compris physique d’apporter la contradiction à ces meetings. Et basta avec cette diffamation anti-« gauchiste » méthodique

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