«L’affaire Treblinka», la Shoah en débat

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Publication en français de la remarquable étude de l’historien américain Samuel Moyn sur la controverse déclenchée par le livre de Jean-François Steiner, publié en 1966, qui décrivait une «passivité-complicité» juive. Une controverse salutaire pour l’histoire.

En mars 1966, une vingtaine d’années seulement après la fin de la guerre, les Parisiens voient sur les murs une publicité qui fait scandale parce qu’elle montre une croix gammée. Cela ne se fait plus d’en afficher dans l’espace public. Ce n’est que le début d’une série de surprises. L’hebdomadaire de Pierre Lazareff, le Nouveau Candide, annonce, d’une façon choquante, élaborée dans un but commercial, la sortie d’un livre. Sur la couverture, il est écrit en lettres majuscules : «LES JUIFS : CE QU’ON N’A JAMAIS OSÉ DIRE.» Un homme, 28 ans seulement, Jean-François Steiner, publiait un «roman documentaire» intitulé Treblinka. Il y racontait l’insurrection des Juifs à Treblinka le 2 août 1943. A cette manifestation d’héroïsme, fidèle au prix qu’accorde à la vie et à la survie le judaïsme selon Jean-François Steiner, a répondu, toujours selon lui, une «passivité-complicité» juive face au projet exterminateur, manifeste dans le ghetto de Varsovie.

Le livre, un succès en France et à l’étranger, fut à l’origine d’une des premières controverses liées à la Shoah après celle déclenchée par le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, prix Goncourt en 1959. Treblinka eut des conséquences profondes. Il fut un tournant : il modifia l’analyse de la criminalité nazie, inaugura la distinction entre camps d’extermination et camps de concentration alors que, jusque-là, la référence à ces derniers incluait les deux catégories de camps ; le livre de David Rousset l’Univers concentrationnaire, paru dès 1946, faisant référence. Un antisémitisme persistant et le silence des rescapés incitaient à taire la spécificité des camps de la mort. Simone de Beauvoir (qui a préfacé Treblinka), Jacques Maritain, François Mauriac, le négationniste Paul Rassinier, Gilles Perrault, Emmanuel Lévinas, sont quelques-uns des intellectuels qui réagirent à la publication de ce texte. Beaucoup d’entre eux en firent une lecture idéologique, certains corrigèrent leur interprétation, d’autres pas. Treblinka est un livre malsain, dérangeant, falsificateur, qui entretient une confusion entre réalité et fiction. Steiner a modifié ce qu’il avait récolté auprès de neuf survivants du camp ; ils en furent meurtris. Mais Treblinka eut des vertus. A partir du scandale qu’il provoqua, le génocide fut un objet d’étude (historien du monde grec, Pierre Vidal-Naquet après sa lecture est devenu un historien du génocide), l’identité juive se reconstruisit en regard de ce texte, et «la croyance inébranlable en la priorité à donner aux témoins est devenue audible en France».

«Analyse d’incident»

L’historien américain Samuel Moyn, professeur de droit et d’histoire à Yale, a publié en 2005 une étude remarquable, comptant des documents inédits, de ce qu’il appelle «l’Affaire Treblinka». Jean-François Steiner, toujours vivant, lui a ouvert sa porte. L’Affaire Treblinka est traduit en français à l’heure où, dans les prestigieuses universités américaines, les études sur la Shoah se raréfient. Le militantisme dans lequel sont engagés certains étudiants et certains professeurs rendrait-il possible, aujourd’hui, le travail d’élucidation mené par Moyn ? C’est en se penchant sur l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, sur lequel il préparait une thèse, que Samuel Moyn a découvert Treblinka. Lévinas a consacré un livre, Honneur sans drapeau, à celui de Steiner. Dans une introduction très claire, personnelle et scientifique à la fois, Samuel Moyn qualifie son travail à l’aide d’une expression de l’historien Robert Darnton. Il s’agit d’une «analyse d’incident», comme le Grand Massacre des chats (Les Belles Lettres, 2011) de Darnton en était une. Moyn souligne que (il écrit cela en 2005) «les controverses sont devenues des objets d’intérêt historique relativement récemment […]. L’objectif de beaucoup de ces travaux comme du nôtre est de saisir, par une analyse micro-historique, les données fondamentales d’une époque ou d’un problème». L’époque de Treblinka est également celle de la publication d’Eichmann à Jérusalem en France, chez Gallimard, sous l’impulsion de Pierre Nora. Arendt fit l’objet d’une polémique car son livre mettait en cause la responsabilité des dirigeants juifs français dans l’extermination des Juifs de France. Samuel Moyn met en miroir les deux réceptions, et d’une manière générale souligne les articulations entre de idées et des événements contemporains de Treblinka. En 1966, le mythe de la France résistante s’effrite, le livre fondamental de Robert Paxton et le Chagrin et la pitié vont bientôt reconfigurer «le régime mémoriel» de la Shoah et Lanzmann s’apprête à se lancer dans l’aventure de son documentaire.

La version française de l’Affaire Treblinka compte une postface du traducteur, Philippe Lesavre. Il explique à quel point le livre de Samuel Moyn fut pour lui salvateur tant l’avait remué Treblinka à sa publication. Il était étudiant en médecine. Il fut bouleversé en lisant, sous la plume de Steiner : «Flot, fleuve, lave, troupeau, les Juifs, esclaves, complices, parricides, fratricides, génocides, héros sublimes ou peuple maudit […] ils hurlent, courent et bondissent, ceux-là qui abandonnèrent les leurs, ceux-là qui leur arrachèrent les dents, qui les gazèrent, qui les brûlèrent et qui réduisirent leurs os en poudre.» Une réimpression du livre effaça les qualificatifs «fratricides», «parricides», «génocides»«Mais le terme complices demeure. Pourquoi ?» Quand Philippe Lesavre a lu Samuel Moyn, «ce fut un éblouissement. Tout est là. Le livre éclaire tous les recoins de la controverse.» L’Affaire Treblinka est frappant par le sens de la mesure qu’il dégage, y compris lorsqu’il décortique les mensonges de Steiner.

«La fraternité de l’abjection»

Qui est Steiner ? Il est né en 1938, son père, Kadmi Cohen, était un Juif polonais, et sa mère une catholique française. Steiner est le nom de son beau-père, qui l’a adopté en 1952. Quand Jean-François Steiner avait 5 ans, son père est mort dans un camp satellite d’Auschwitz. Treblinka lui est dédié. Kadmi Cohen, «figure tout aussi peu commune que celle de son fils, et d’une certaine manière presque aussi importante dans la genèse du scandale», était né à Lodz et fut envoyé en 1910 en Palestine par ses parents pour y étudier. Proche du sioniste Vladimir Jabotinsky, il était favorable à la création d’un Etat binational et persuadé qu’en faisant sortir les Juifs d’Europe, l’antisémitisme s’éteindrait. Il est même allé proposer un plan au gouvernement de Vichy et fut déporté depuis Drancy en mars 1944. Samuel Moyn veille, pour cerner la psyché de Jean-François Steiner, à ne pas «se fonder sur des spéculations psychologiques discutables». Est-ce la compulsion de répétition de la souffrance qui l’a conduit à accuser les Juifs de complicité dans le génocide ? Moyn ne tranche pas.

Préfacière enthousiaste de Treblinka, Simone de Beauvoir avait une autre grille de lecture. Sa compréhension de la soi-disant soumission des Juifs à leur déshumanisation était marxiste. Les pages qui analysent la lecture par David Rousset de Treblinka sont passionnantes. Rousset ne voyait pas dans la «collaboration» des Juifs un trait ethnique mais un effet de «la fraternité de l’abjection» qu’entretient l’univers concentrationnaire. Les Juifs n’étaient pas les seuls à aller à la mort comme des moutons à l’abattoir. Très intéressant aussi est le récit par Moyn de la manière dont Rassinier, ancien communiste, puis socialiste, résistant déporté à Buchenwald, ensuite engagé dans la négation de l’existence des chambres à gaz, fit son miel de Treblinka, dont il prit la défense : «L’un des paradoxes de l’affaire Treblinka est la formation d’unions bizarres.» Rassinier s’est aligné sur la position de Rousset à cette occasion. Unions, ou désunions : Vidal-Naquet a changé d’avis sur le livre au fil du temps et Romain Gary a réagi vivement dans la Danse de Gengis Cohn, roman génial publié en 1967, un an après Treblinka. Le héros, Gengis Cohn, est le fantôme d’un Juif polonais exterminé. Il hante la maison d’un ancien officier nazi devenu commissaire de police et lui pourrit l’existence. Gary, à travers son personnage, interpelle directement Steiner : «D’ailleurs, tout le monde sait que les Juifs n’ont pas été assassinés. Ils sont morts volontairement. Je me tiens au courant de l’actualité, vous pensez, je n’ai que ça à faire, et je viens de trouver des choses tout à fait rassurantes là-dessus dans le livre d’un certain Jean-François Steiner, Treblinka : nous faisions la queue devant les chambres à gaz. Il y a eu à peine quelques révoltés, par-ci, par-là, in extremis, dans le ghetto de Varsovie, notamment, mais dans l’ensemble, il y a eu empressement, obéissance, volonté de disparaître. Il y a eu une volonté de mourir. Ce fut un suicide collectif, voilà.» Philip Roth avait-il lu Treblinka ? La mollesse attribuée aux Juifs est un poncif antisémite, comme l’est son contraire. Dans la Contrevie (1986), il imagine, privilège du roman, des personnages dont les idées diffèrent les uns des autres. L’un d’eux dit : «C’est sans fin […] Au départ, ce qui était abject, c’était la passivité des Juifs, le Juif soumis, accommodant, le mouton à l’abattoir – maintenant, ce qu’on trouve pire, carrément malfaisant, c’est notre force, notre combativité.»

Samuel MoynL’Affaire Treblinka. Une controverse sur la Shoah. Traduit de l’anglais par Philippe Lesavre, CNRS Editions, 272 pp., 25 € (ebook : 18 €).

par Virginie Bloch-Lainé