Le fils de Serge Klarsfeld, le célèbre « chasseur de nazis », défend le choix de ce dernier de voter pour le Rassemblement national en cas de duel avec LFI. Selon lui, le parti lepéniste a fait « sa mue ».
Fallait-il y voir les mots d’un homme débordé par les démons de son enfance marquée par la Shoah, ou ceux d’un électeur envahi par la crainte que la gauche n’abandonne la communauté juive ? Le 15 mai, Serge Klarsfeld, le célèbre « chasseur de nazis », historien et avocat, annonçait auprès de Darius Rochebin (LCI) qu’il voterait sans hésiter pour le Rassemblement national en cas de duel avec La France insoumise. Paradoxal, choquant selon certains, venant d’un homme qui a dédié sa vie à la mémoire des juifs persécutés.
Le mystère de ce revirement ne s’arrête pas là. Auprès de L’Express, Arno Klarsfeld, avocat des parties civiles aux procès de Paul Touvier et Maurice Papon, reprend à son compte les déclarations de son père, et s’en explique. L’éternel jeune homme, « centriste » revendiqué, auquel nous avions consacré un portrait en avril 2023, n’a pas changé. Même franchise empreinte de candeur, même obsession du « bon sens ». Au risque d’en oublier les raisons qui l’avaient poussé à faire irruption lors d’un meeting du Front national en 1987, le tee-shirt disant « Le Pen = nazi » ? « Le RN a changé », plaide-t-il… Entretien.
L’Express : Votre père, Serge Klarsfeld, a suscité la polémique en déclarant qu’il voterait pour le Rassemblement national en cas de duel face à La France insoumise… Qu’en avez-vous pensé ?
Arno Klarsfeld : Je pense souvent comme mon père vous savez (rires). Nous avons d’un côté un parti qui a été antisémite mais qui ne l’est plus, et qui fait en partie campagne aujourd’hui sur la défense des juifs et le soutien à Israël. De l’autre, nous avons un parti qui est devenu antisémite, La France insoumise, et qui le restera nécessairement puisque l’extrême gauche voit aujourd’hui en Israël et son peuple une sorte de ploutocratie internationale, des « dominants » responsables de tous les maux du monde… S’il fallait choisir entre le RN et LFI, je me rangerais donc du côté de mon père sans hésiter. J’ai toujours voté au centre ou au centre-droit, je suis pro-européen, pro-américain, je vote pour Emmanuel Macron dès le premier tour depuis son arrivée au pouvoir… Mais ça n’est pas moi qui fait les règles, je ne décide pas des duels qui s’imposent à nous.
Lors de l’élection présidentielle de 2017, votre père et vous étiez encore fermement opposés au Rassemblement national. Que s’est-il passé ?
Depuis ce scrutin, Marine Le Pen a clairement condamné la Rafle du Vel d’Hiv, la responsabilité de Pierre Laval et du Maréchal Pétain. On est aujourd’hui bien loin de ce parti des années 1990 dirigé par un Jean-Marie Le Pen estimant que les chambres à gaz étaient un « point de détail de l’histoire » et qui doutait des chiffres du génocide des juifs – et contre lequel j’ai beaucoup milité jusqu’à me rendre à l’un de ses meetings (et me faire casser la gueule par leurs services d’ordre !).
Le RN a changé. Mon père avait déjà commencé à se rendre compte de cela lorsqu’il avait rencontré Louis Aliot à Perpignan – ce qui lui avait été vivement reproché, alors qu’il avait simplement regardé un homme pour ses actions, à savoir ce qu’il avait fait pour la Mémoire des juifs à Perpignan. Et puis il y a eu l’attaque du 7 octobre… Marine Le Pen, elle, est venue à la manifestation contre l’antisémitisme. On est donc loin de celle qui voulait sortir de l’Europe il y a encore quelques années, et qui refusait de reconnaître la responsabilité d’une France, celle de Vichy, dans la complicité des arrestations des familles juives.
Il faut regarder la réalité en face : lorsqu’un parti est gangrené par l’antisémitisme, on le qualifie à raison d’extrême droite. Le RN ne l’est plus, c’est devenu un parti de droite populiste ou populaire, selon la vision que l’on a des choses. Et l’immense majorité de ceux qui votent pour ce parti sont de braves gens qui ne sont pas antisémites. A l’inverse on pourrait dire, si l’on voulait être provocateur, qu’aujourd’hui, c’est La France insoumise qui est d’extrême droite…
Comment cela ?
La France insoumise cache son antisémitisme derrière un voile diaphane d’antisionisme. L’obsession de ce parti pour Israël, les déclarations de Jean-Luc Mélenchon, selon lesquelles Jésus aurait été mis sur la croix par « ses propres compatriotes », cette instrumentalisation de la notion de génocide à Gaza… Je ne veux pas de tout ça au pouvoir. Certains Français, prenons les chasseurs, votent en fonction des autorisations qu’ils auront ou non pour capturer de pauvres petits oiseaux selon le parti qui passe. Moi je vote aussi en fonction du sort qu’un parti compte réserver aux juifs. Ça ne me paraît pas insensé.
Mais comprenez-moi bien : je ne dis pas que sous un gouvernement insoumis, les juifs seraient forcément persécutés parce que juifs. Je dis qu’ils deviendraient sans doute des sortes de marranes politiques. Il leur faudrait crier « mort à Israël » pour montrer patte blanche. Et encore, regardez où en est Raphaël Glucksmann, qui n’a pourtant pas tari de critiques envers la politique d’Israël lorsqu’il le jugeait nécessaire…
Tout comme certains reprochent à LFI d’instrumentaliser la cause palestinienne à des fins électoralistes, ne craignez-vous pas que l’attention portée par le RN à l’égard de la communauté juive procède de la même logique ?
Aujourd’hui, le RN n’aurait aucun intérêt à jouer à « l’ami » des juifs – ne serait-ce que parce que sa mue a demandé de se débarrasser des antisémites qu’il comptait encore dans ses rangs. Il a fallu faire le ménage, se faire des ennemis. Ne pas plaire aux électeurs de la frange Jean-Marie Le Pen… Tout ça pour quelques voix ? Je n’y crois pas.
Un parti dont le fondateur a été condamné pour antisémitisme fait-il jamais « sa mue » ?
Il faut avancer avec son temps, faire preuve de bon sens. Jean-Marie Le Pen a créé et dirigé ce parti, mais Marine Le Pen, qui doit sans doute beaucoup l’aimer – c’est son père – l’a tout de même sorti du tableau ! Vous imaginez ? Je ne l’angélise pas, mais qui peut imaginer qu’une telle décision soit facile et ne vous apporte pas des problèmes ? Personnellement, je ne pourrais jamais faire ça à mon père. Pour agir ainsi, il faut avoir la conviction profonde que quelque chose ne va pas. La conviction qu’il est temps de faire sa mue, justement.
Avez-vous rencontré Marine Le Pen ?
J’ai rencontré Marine Le Pen en février dernier. Après la marche contre l’antisémitisme de novembre, elle a proposé à ma famille de la rencontrer lors d’un déjeuner, par l’intermédiaire de Louis Aliot. Comme je n’aime pas les déjeuners interminables au restaurant j’ai dit non, mais mon père a jugé positif de la rencontrer donc cela s’est fait chez moi : mes parents et moi voulions d’une part savoir si nous pouvions avoir confiance en elle en tant que personne, et d’autre part la persuader d’adopter le discours de Jacques Chirac sur la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs. J’ai essayé de rendre cette discussion positive, sans revenir sur le cas de son père. Ce que nous espérons, c’est qu’elle nous aura entendu concernant le discours de Jacques Chirac. Mais je suis confiant. Elle a été particulièrement sensible aux travaux de mon père rendant hommage à la population française qui a permis par ses protestations aux trois quarts des juifs de France de survivre.
Au-delà de son histoire vis-à-vis de l’antisémitisme, le programme économique du RN ne vous inquiète pas ? En 2017, vous disiez-vous même que si l’extrême droite accédait au pouvoir, elle « n’obtiendra [it] pas de résultats économiques, donc pour tenir elle sera [it] obligée de devenir un État policier ».
Tous les politiciens racontent des « cracs » – pour parler comme Emmanuel Macron – avant les élections. Mais une fois au pouvoir, ils s’adaptent. Dans ce cadre, le parti de Marine Le Pen mettrait sans doute l’accent sur l’immigration et la sécurité, mais finirait par faire comme Giorgia Meloni en Italie, qui s’est adaptée à l’Europe car elle a compris que c’était un gage de prospérité pour son pays. Sans l’Europe, la France serait comme le village d’Astérix mais sans potion magique. Marine Le Pen l’a sans doute compris.
François Hollande, qui a décoré vos parents, se présente en Corrèze sous la bannière du Nouveau Front populaire. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Il y a chez lui, comme chez d’autres politiques, une forme d’insatiabilité assez étonnante. Il a tout eu, et il en veut encore. Comment peut-il s’allier avec des gens comme Philippe Poutou, franchement… Les Français de gauche qui ont encore du bon sens le disent eux-mêmes : économiquement, le programme du Nouveau Front populaire serait un suicide pour la France, mais au-delà, dans cette alliance, c’est clairement La France insoumise qui mène la danse.
Pour quelle liste avez-vous voté aux européennes ?
J’ai hésité avec le parti animaliste (j’aime beaucoup les animaux) mais j’ai voté pour la liste de Valérie Hayer. Cependant, j’ai conscience que mon vote est en partie un vote de classe. Car si j’avais du mal à finir mes fins de mois ou que j’étais confronté à l’insécurité quotidienne, celui-ci serait peut-être différent.
L’idée d’envoyer des troupes en Ukraine me semble délirante, mais Emmanuel Macron aime bien mes parents. Voyez à quoi tient un vote (rires)… Plus sérieusement, je suis fidèle à mes convictions. Pour les législatives, je choisirai aussi le candidat du camp présidentiel de ma circonscription. Mais je le reconnais, j’ai la chance de voter dans le 8e arrondissement de Paris où nous ne sommes a priori pas encore arrivés au stade de devoir choisir entre un candidat LFI et un du Rassemblement national. Mais si ce devait être le cas, je vous l’ai dit, mon choix serait fait.
La dissolution du Parlement était-elle une erreur ?
Et comment ! Emmanuel Macron a cru bêtement – non, inconsidérément – que la gauche ne parviendrait pas à se réunir. Mais elle était obligée de le faire, mathématiquement, pour éviter de disparaître. Sinon, plus de poste ! Comment le président de la République a-t-il pu imaginer que ce genre de calculs n’aurait pas lieu… Il les connaît, il les a côtoyés pendant des années. Ces gens-là savent mettre de côté leurs « divergences » – comme on dit désormais – pour conserver leur pouvoir.
Dans un portrait que L’Express vous avait consacré concernant vos prises de positions sur la guerre en Ukraine, l’avocat et ancien président de la Licra Alain Jakubowicz, qui vous connaît depuis l’enfance, disait de vous que « malgré l’outrance et parfois la maladresse de certains de ses propos, Arno est surtout un fervent défenseur du dialogue et de la paix ». Pensez-vous sincèrement qu’une arrivée du RN favoriserait le dialogue et la paix en France ?
(Silence) Je suis un républicain, et ce serait aller contre mes principes que de s’opposer à ce qui semble être le vœu de la majorité des Français. Il faut écouter. Je ne vois pas pourquoi les Français sortiraient dans la rue si le RN est légitimement élu et respecte les institutions républicaines… Mais s’ils ne les respectent pas, alors il sera légitime de s’opposer.
Y croyez-vous vraiment ? Rien que le week-end dernier, des centaines de milliers de Français sont descendus dans la rue pour s’opposer au RN…
Je suis de nature optimiste, j’ai confiance en les Français. Personne – j’entends la société civile – ne veut du chaos. Les Français sont un peuple d’un naturel profondément gentil, qui vote pour ce qu’il pense être le mieux pour son pays. Pendant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de ceux qui ont caché les juifs n’avaient pas à le faire. Et pourtant…
Comment votre père regarde-t-il les réactions qu’ont suscité ses déclarations ? « Votre déclaration d’allégeance aux héritiers de ceux qui ont perpétré en Europe l’Holocauste des juifs dans les camps de la mort disqualifie le combat que vous avez mené », a écrit dans L’Humanité le sociologue Alain Hayot concernant celui-ci.
Ma famille a reçu plusieurs colis piégés, notre voiture a sauté à cause d’une bombe. Nous avons vécu des choses extraordinaires, au sens où ça n’arrive pas tous les jours. Donc les critiques qui le visent… Mon père n’a jamais eu peur de dire ce qu’il pensait.
à chaque époque, ses collabos…