Dressant le bilan des élections européennes et commentant la recomposition politique qui en a découlé, le philosophe s’alarme des conséquences d’une alliance électorale à gauche dominée par la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
LE FIGARO MAGAZINE. – La dissolution précipitée du président de la République n’a pas laissé le temps de faire le bilan de la campagne des élections européennes. Quels enseignements en tirez-vous, notamment à gauche?
Alain FINKIELKRAUT. – Toute honte bue, la France insoumise a remplacé le drapeau européen par le drapeau palestinien. Ce parti a fait campagne, non seulement contre Netanyahou et son gouvernement, mais contre Israël, cette «monstruosité sans nom» selon les termes de Rima Hassan, la nouvelle passionaria de la gauche radicale. Raphaël Glucksmann a plaidé pour une Europe ouverte à tous les vents. En guise de gauche social-démocrate, il a choisi le hors-sol. Méfiants envers la droite qui n’a pas tenu ses promesses quand elle était au pouvoir et devenus allergique au «en même temps», les Somewhere qui veulent que la France puisse persévérer dans son être se sont massivement tournés vers le Rassemblement national.
Les partis se réclamant de la gauche humaniste en viennent à considérer comme raciste la distinction entre ceux qui sont membres de la communauté et ceux qui sont étrangers. Au lieu de criminaliser l’idée même de préférence nationale, ils auraient dû méditer la leçon du grand philosophe américain Michael Walzer: «L’admission et l’exclusion sont au cœur de l’indépendance de la communauté. Sans elles, il ne pourrait pas y avoir de communauté de caractère historiquement stable, d’association continue d’hommes et de femmes spécialement engagés les uns envers les autres et ayant un sens spécifique de la vie en commun.» Ils auraient été bien inspirés aussi de relire les classiques républicains, notamment Jean-Jacques Rousseau: «Comment les hommes l’aimeraient si leur patrie n’est rien de plus pour eux que pour les étrangers et qu’elle ne leur accorde que ce qu’elle ne peut refuser à personne?»
Si Raphaël Glucksmann est arrivé en tête de la gauche, LFI a tout de même frôlé les 10 %, améliorant son score des élections européennes de 2019. Vous attendiez-vous à un tel résultat?
J’espérais que la monomanie de la France insoumise serait sanctionnée dans les urnes. Il n’en a rien été. Le pari de l’antisémitisme s’est révélé gagnant. Et quand les abstentionnistes des «quartiers populaires» iront voter, son score montera encore. Comme souvent, «mon malheur passe mon espérance».
À peine la campagne européenne terminée, l’alliance de la Nupes s’est reformée sous le nom de Nouveau Front populaire…
Le Nouveau Front populaire reste dominé par le parti de celui qui a réagi à la grande marche contre l’antisémitisme par ces mots: «Les partisans du soutien inconditionnel au massacre ont leur rendez-vous», et qui, tout récemment encore, écrivait: «Faites un test de sensibilité comparée. Essayez de comparer fût-ce de loin le martyre du ghetto de Varsovie et celui de Gaza et vous verrez les différences de capacité d’indignation.» Les habitants du ghetto de Varsovie détenaient-ils des otages? Avaient-ils le choix de les libérer et de déposer les armes? L’armée allemande faisait-elle des pauses pour faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire dans le ghetto? Cette analogie est obscène. Mais pourquoi s’inquiéter? «L’antisémitisme est résiduel», assure le chef de file de la judéophobie contemporaine.
J’apprends, en outre, que le Nouveau Front populaire entend supprimer les groupes de niveau et abroger le choc des savoirs dans les lycées et les collèges. Autrement dit, la ruine qu’est devenue l’école doit être impérativement préservée de toute reconstruction. L’égalité commande d’en finir avec l’autorité et ce qui reste de culture. Le monde est plein de vertus démocratiques devenues folles et la gauche, au mépris de sa grande tradition, incarne aujourd’hui ce délire. Condorcet, Jules Ferry, Jean Zay, Marc Bloch, Jacques Julliard, n’ont plus d’héritiers.
Que pensez-vous de la référence historique à 1936?
Emmanuel Macron a raison: les hussards noirs de la République sont trahis et Léon Blum doit se retourner dans sa tombe.
Au lendemain de la création de ce Nouveau Front populaire, François Ruffin a proposé comme première mesure de «réintégrer Guillaume Meurice»…
Pour François Ruffin, que la sagesse médiatique présente, par opposition à l’épouvantail Mélenchon, comme le gentil de la France insoumise, il est urgent de violer l’indépendance du service public et de réintégrer à France Inter celui pour qui Benyamin Netanyahou est une sorte de «nazi sans prépuce». J’ai dit moi-même que Netanyahou était le pire premier ministre de l’histoire d’Israël, mais cette blague ordurière n’est pas moins antisémite que le célèbre «Durafour crématoire» de Jean-Marie Le Pen. Le cinéaste Éric Rochant rappelle très justement que les nazis vérifiaient la judéité des hommes en baissant leur pantalon avant de les déporter. Et, comme dit un internaute qui signe sous le pseudonyme de Jules Dumontel aux yeux de ceux que l’absence de prépuce fait rire, «le Juif n’est pas un vrai mâle puisqu’il n’a pas un pénis entier. Le non Juif est un homme, un vrai.»
Mais La France insoumise n’est pas seule à défendre l’amuseur au nom de la liberté d’expression. Le journal Le Monde observe avec inquiétude que «l’humour politique ne fait plus rire France Inter». Un grand nombre de salariés de la maison ronde se mobilisent en faveur de Guillaume Meurice. L’humourisme étant un corporatisme, ses collègues François Morel et Christophe Alévêque lui apportent leur soutien. Ainsi, pour la bien-pensance, l’antisémitisme le plus sordide doit avoir droit de cité dans l’espace public dès lors qu’il est estampillé de gauche.
Doit-on voir cette alliance comme un pur opportunisme électoral ou existe-t-il une porosité idéologique entre LFI, le PS et les écologistes? Cela s’inscrit-il dans la continuité de la gauche Terra Nova?
A la veille de l’élection présidentielle de 2012, Terra Nova, l’un des think tanks les plus dynamiques du Parti socialiste, publiait une note qui fit grand bruit. Ses auteurs Olivier Ferrand et Bruno Jeanbart opposaient la France tolérante, solidaire, optimiste, offensive, des jeunes, des diplômés, des minorités et des femmes en lutte pour l’égalité, à la France frileuse et geignarde du «c’était mieux avant». Les classes populaires, constataient-ils, ont délaissé le camp du progrès, c’est-à-dire celui de l’ouverture, pour rejoindre le camp du repli protectionniste et particulariste. Ils exhortaient donc les socialistes à changer de peuple. C’est chose faite. Aujourd’hui, la gauche Terra Nova a pris le dessus sur la gauche républicaine, laïque et patriotique.
Cette alliance représente-t-elle un danger pour les Juifs et, plus largement, pour la France?
Quand François Ruffin réclame la réintégration de Guillaume Meurice, il sait qu’il perd l’électorat juif. Mais qu’importe! Dominique de Villepin peut bien dénoncer la domination financière du sionisme mondial, les Juifs aujourd’hui comptent de moins en moins. «Les Juifs, combien de divisions?», dit-on dans certains états-majors.
Paradoxalement, les médias se focalisent sur l’Union des droites: la décision d’Éric Ciotti de rallier le RN a été présentée comme une faute morale, certains n’hésitant pas à évoquer «les heures les plus sombres de l’Histoire». Indignation à géométrie variable? Que pensez-vous de ces références permanentes à la Seconde Guerre mondiale? Permettent-elles d’expliquer la situation présente?
Je suis un adversaire résolu du Rassemblement national, mais il est absurde d’évoquer à son propos la «Bête immonde», la «peste brune» ou le retour des vieux démons. Jean-Marie Le Pen a été exclu du parti qu’il a fondé et ce sont les jeunes et fougueux démons du nouvel antisémitisme qui menacent aujourd’hui les Juifs et la République.
Il faut s’y faire, le RN n’est pas un parti fasciste. Il doit être combattu pour ce qu’il est et non pour ce que l’on rêverait qu’il soit. Le programme économique de ce parti est aberrant, tout comme celui du Front populaire. La surenchère démagogique des deux blocs quand les finances publiques se détériorent me laisse pantois. J’ajoute – et c’est le plus important – que le Rassemblement national a choisi, malgré un petit ravalement de façade, la Russie contre l’Ukraine, c’est-à-dire contre l’Europe et tout ce qu’elle représente. Le Kremlin d’ailleurs se félicite de sa percée électorale et souhaite ardemment son accession au pouvoir.
En cas de second tour entre le RN et le Nouveau Front populaire, que ferez-vous? Serge Klarsfeld lui-même a expliqué que le RN était désormais un rempart contre l’antisémitisme. Partagez-vous son point de vue?
Que faire, en effet, dans un second tour opposant un membre du Rassemblement national à Aymeric Caron (qui a dit en parlant des «sionistes»: «Nous n’appartenons pas à la même espèce humaine»), à David Guiraud, à Danièle Obono, à Sébastien Delogu, à Mathilde Panot, à Rachel Keke, à Thomas Portes ou à Louis Boyard? Ces candidats investis par le Nouveau Front populaire brandissent les spectres de Pétain, de Maurras, voire d’Adolf Hitler, alors qu’ils pavent la voie à un antisémitisme d’État qui n’aurait même pas besoin pour s’épanouir d’une occupation étrangère.
Beaucoup de Français ont été scandalisés d’apprendre que l’incendiaire de la synagogue de Rouen faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire. Peut-on imaginer une seconde que ces citoyens se tourneront vers le Nouveau Front Populaire pour exprimer leur désarroi et leur révolte?
Voilà notre situation. Elle est effrayante. Et Jordan Bardella peut se frotter les mains: avec leurs slogans anachroniques, leurs drapeaux étrangers, leurs keffiehs et leur fureur, les manifestations contre l’extrême droite risquent fort de lui ouvrir les portes de l’hôtel de Matignon. Ses plus farouches ennemis sont ses meilleurs alliés.
Par Alexandre Devecchio