L’Allemagne nazie est parvenue à amadouer le Comité international olympique pour organiser à sa manière les JO de Berlin, malgré la persécution des Juifs.
Au début, Hitler les avait méprisés. Ces Jeux n’étaient « rien d’autre qu’une invention des Juifs et des francs-maçons » ! Ils avaient été attribués en 1931 à cette République de Weimar détestée à laquelle il a mis fin. Pour un peu, il a manqué de renier cet engagement, comme tous les traités signés par ce régime. Puis Goebbels l’a convaincu. Son ministre de la Propagande en a vite compris le profit.
Deux mois après son accession au pouvoir, Hitler reçoit Theodor Lewald, le dirigeant du Comité olympique allemand, qui aligne des chiffres persuasifs : aux Jeux de 1932, les Allemands se sont classés neuvièmes, avec trois médailles d’or, quand les Italiens du Duce ont fini deuxième avec douze titres. La France a terminé troisième. L’orgueil hitlérien en prend un coup. Demi-juif par sa mère, Lewald fait du zèle : « Fidèle à sa tradition, le mouvement olympique allemand fera son possible pour que le puissant courant de renaissance nationale circule à travers les rivières, les ruisseaux et les sources de notre grande communauté sportive. »
Lewald reçoit le soutien de Hans von Tschammer und Osten, le grand manitou nazi de l’éducation physique, intronisé Reichssportführer. « Il faut que les athlètes allemands triomphent à Berlin. C’est une priorité nationale », décrète Hitler en octobre 1933. Le chantier est revu à la hausse. Il faut du neuf. De 2,6 millions de reichsmarks, le budget, malgré la crise, bondit à 36 millions. « Quand on invite le monde entier, il faut construire quelque chose de beau et de grandiose », déclare le Führer. Pour le stade monumental, Werner March, l’architecte, prévoit du béton masqué par du verre, mais Hitler exige du granit et du calcaire de Franconie, la pierre originelle du Reich. Comme surgi des temps anciens, le monument est entouré de six tours affublées des noms de régions allemandes.
« Elles protègent l’Allemagne et la surveillent, comme des prémonitions de miradors », écrit Jérôme Prieur dans Berlin. Les Jeux de 36. Le chantier colossal achevé, Wilhelm Frick, le ministre de l’Intérieur, propose de le nommer stade Adolf-Hitler ; le Führer préfère Olympiastadion afin de souligner le lien avec l’Antiquité et mieux escamoter ce qui se trame dans l’Allemagne actuelle. Von Tschammer und Osten relance les fouilles à Olympie, déjà entreprises au XIXe siècle par l’Allemand Ernst Curtius, qui écrivait : « Les Grecs comme les Germains sont des hommes colonisateurs. »
Au rayon de l’expansionnisme, les nazis se cherchent de glorieux ancêtres. Le sculpteur officiel Josef Thorak se met à pétrir des lutteurs, des boxeurs, des marathoniens aux formes musculeuses, rappelle Benoît Heimermann dans Les Champions d’Hitler, tandis que Hans von Tschammer und Osten met le pays au sport : « Les fédérations de communes s’investissent plus qu’avant dans la prise en charge du sport afin de renforcer l’unité administrative jusqu’au niveau le plus bas. » La « race des seigneurs » se doit d’avoir le muscle affûté. Des centres d’entraînement pour les athlètes s’ouvrent dans les grandes villes allemandes.
Chevauchée fantastique
Plus olympiste que le CIO lui-même, le coorganisateur des Jeux, l’universitaire Carl Diem, qui est allé observer aux États-Unis le rôle social du sport, a l’idée de ranimer le symbole de la flamme venue d’Olympie. Pour la première fois, des porteurs de la torche vont relier Olympie à la ville hôte, Berlin. Ils seront 3 075. L’archéologue SS chargé des fouilles en Grèce, Hans Schleif, peaufine leur allure : torse nu, cheveux au vent. « Cette chaîne humaine est comme un point d’histoire entre l’Antiquité et notre époque », s’enthousiasme la cinéaste Leni Riefenstahl, qui immortalise cette chevauchée fantastique augurant d’autres traversées moins pacifiques de ces territoires. Tous les détails ont été soignés, jusqu’aux courbes de la vasque géante pour la flamme dans le stade olympique, qui reprennent celles du trépied sur lequel trônait la pythie de Delphes.
Il y a bien sûr des esprits chagrins. Des étrangers qui doutent de la bonne foi des Allemands, suspectés de contrevenir à l’esprit olympique, puisque les Juifs sont exclus du sport. Le 12 novembre 1934, Hans von Tschammer und Osten a entériné la fermeture des clubs sportifs allemands à tous les non-Aryens. Les « lois de Nuremberg » de septembre 1935 accentuent les persécutions à l’égard des Juifs. En réponse, le patron de l’Amateur Athletic Union américaine demande que les sportifs de son pays ne se rendent pas à Berlin. Le Congrès juif américain, des journaux vont dans le même sens ; des manifestations ont lieu aux États-Unis.
Le Belge Henri de Baillet-Latour, qui a remplacé Coubertin à la tête du CIO en 1925, s’inquiète de la mainmise de l’État allemand : les Jeux sont confiés à une ville, à un comité national olympique (CNO), pas à un pays. À Berlin, on fait patte de velours. Qu’importe, le CNO est infesté de nazis. Von Tschammer und Osten entame une tournée de charme dans les capitales. On invite en Allemagne le président du Comité olympique américain, Avery Brundage, qui repart enchanté et calme la fronde chez lui : fin 1935, précise Benoît Heimermann, « les membres du Comité olympique américain rejettent par 61 voix contre 55 le boycott ». Les autres pays suivront.
Le Reichssportführer n’a-t-il pas promis la présence de 21 athlètes juifs dans la délégation allemande ? Il n’en restera qu’une, l’escrimeuse Helene Mayer : blonde comme les blés, elle vit aux États-Unis et fera docilement le salut nazi sur le podium pour protéger sa famille. Quand Baillet-Latour s’entretient avec Hitler en novembre 1935, il reçoit l’assurance que les affiches antijuives auront disparu à l’été 1936 pour ne pas offusquer les visiteurs. « C’est un geste délicat de sa part, cela sort du domaine du sport, nous ne pouvions pas l’exiger de lui », note le bon président du CIO, qui ne veut pas se fâcher. En privé, Hitler a lancé l’idée de Jeux exclusivement allemands qui remplaceront les Jeux olympiques et demandé à Albert Speer de plancher sur un stade de 400 000 places à Nuremberg. Fini les tracasseries de tous ces non-Allemands.
La veille de l’inauguration, Goebbels a convié tous les journalistes étrangers : « L’Allemagne ne nourrit que des intentions pacifiques. Je vous demande de reproduire vos impressions sur le national-socialisme, sans préjugés, et dans un esprit vraiment olympique. » En 1934, il a créé un comité de propagande pour les JO au sein de son ministère. Tel un empereur romain, Hitler, qui revient de Bayreuth, encore ému par une représentation du Crépuscule des dieux, remonte, debout dans sa voiture, l’avenue pavoisée qui mène au stade. Il est ovationné par 100 000 spectateurs survoltés, qui ont applaudi le Zeppelin Hindenburg, l’orgueil du régime, et la bannière olympique traînée dans le ciel de Berlin. Il n’y a jamais eu autant d’athlètes, ni de journalistes, comme ces reporters français enthousiastes qui reçoivent des photos soigneusement triées. Une petite fille, la propre fille de Carl Diem, remet à Hitler un bouquet de fleurs avant que le premier vainqueur du marathon, Spyridon Louis, ne lui tende une couronne de laurier d’Olympie. On sait déjà qui sera le vainqueur de ces Jeux.
Le camp modèle de Sachsenhausen sort de terre
Un orchestre de 1 000 musiciens interprète un nouvel hymne olympique composé par Richard Strauss. Sobrement, le Führer se contente de déclarer ouverts les Jeux de la XIe olympiade. Avant l’ouverture des Jeux d’hiver, également organisés en janvier par le Reich à Garmisch-Partenkirchen, Baillet-Latour lui a rappelé la tradition qui exclut tout autre discours. Coubertin, malade, délivre un dernier message enregistré : « L’essentiel dans la vie n’est pas tant de conquérir que de bien lutter. » Certes.
Au même moment, des avions allemands, ainsi que deux cuirassés, acheminent des milliers de soldats du général Franco du Maroc à Séville. Au nord de Berlin, on entame la construction du camp modèle de Sachsenhausen. Après cette cérémonie d’ouverture, Hitler n’a pas vraiment la tête au sport, comme le consigne Goebbels dans son Journal : « Il loue le Japon et milite contre l’URSS. » « Berlin resplendit dans son habit de fête », note-t-il aussi, satisfait. Carl Diem a prévu deux expositions géantes dont l’une, « Deutschland », fait se côtoyer un incunable de la Bible de Gutenberg et le premier manuscrit de Mein Kampf. Le 5 août, Goebbels déplore que la fête soit gâchée par la victoire d’un « Nègre », Jesse Owens.« C’est une honte ! L’humanité blanche devrait avoir honte ! Mais qu’est-ce que cela peut bien faire là-bas, dans ce pays sans culture ! »
Lors de ces Jeux, une dizaine d’athlètes juifs vont remporter des médailles. Le podium du fleuret féminin sera même exclusivement composé de Juives, la Hongroise Ilona Elek, l’Allemande Helene Mayer, l’Autrichienne Ellen Preis. Mais au final, malgré la domination des Américains, en majorité noirs, en athlétisme, la réussite sportive des Allemands est éclatante : 89 médailles contre 56 pour les États-Unis. Au début, Hitler n’y croyait pas, confiant à Leni Riefenstahl : « Nous n’avons aucune chance, les Américains vont remporter la majorité des compétitions, les Noirs surtout. » Ses athlètes lui ont démontré le contraire. Quatre ans plus tôt, le total ne dépassait pas 20. « Nous sommes loin en tête. La première nation sportive du monde ! » s’enthousiasme Goebbels.
Dans L’Auto, ancêtre de L’Équipe, son rédacteur en chef, Jacques Goddet, saura cependant résumer ces Jeux déshonorés : « On s’est servi du sport. On ne l’a pas servi. L’idéal de M. de Coubertin s’est évanoui… Les Jeux ne sont plus un but, ils sont devenus un moyen, un agent. On vient de les transformer en une foire destinée à montrer au monde entier la force de réalisation d’un régime et la soumission d’un peuple à son maître. »
Par François-Guillaume Lorrain