Jonathan Hayoun, ce qui frappe avec la vie de Joseph Kessel, c’est bien sûr son aspect romanesque mais aussi les événements dont il a été le témoin : sa biographie est un livre d’Histoire ?
Bien sûr. C’est le livre du XXe siècle. Kessel a été un grand témoin et sa vie propose de nombreux rendez-vous avec l’Histoire. Cela tient à sa volonté de se confronter avec la mort, à son goût pour le journalisme de guerre. Il a été tellement connu pour cela dès ces premiers reportages qu’il était en permanence convoqué pour être un témoin. Cela fait penser à la phrase de Stephan Sweig : « A celui qui a tant conté sa destinée, les hommes viennent à sa rencontre ».
Son enfance et sa jeunesse racontent aussi beaucoup des rapports entre la France et les juifs dans ces années-là. La rencontre de ses parents à Montpellier à la fin du XIXe siècle puis les tentatives d’immigration en Argentine et de retour en Russie avant l’installation en France ?
Oui, il a été le témoin de l’histoire des juifs et de la France. L’errance qui est la sienne caractérise les migrations de ces années-là. Ses parents se sont rencontrés à Montpellier pendant des études de médecine car la France leur donnait la possibilité d’être ce qu’ils voulaient être. Son père, en tant que juif, ne pouvait pas être médecin en Russie, sa mère non plus, en tant que juive et doublement en tant que femme. Et ses parents, après une tentative de s’installer dans une colonie juive en Argentine puis de revenir en Russie s’installent finalement en France. Et lui, une fois qu’il aura rencontré la France, il sera à la fois juif et français. Mais c’est aussi une histoire des minorités et de la France et l’immigration et de la France de ces années-là. Il dédie son discours d’intégration à l’Académie française « pour ceux qui ont souffert et qui souffrent encore de discrimination ».
Kessel veut vivre l’aventure comme dans “Les Trois Mousquetaires”, roman qui l’a beaucoup marqué ?
Ce roman est effectivement très important. Il voulait vivre comme d’Artagnan et il se joue aussi là un tiraillement qui le suivra tout au long de sa vie. Être comme Dumas ou être comme d’Artagnan. Conteur des autres ou romancier. Il dit à la fin de sa vie : « Ils m’ont confondu avec le grand écrivain que j’aurais pu être ». Il était frappé par les grands romans français, les grands romans russes. Il aura écrit 80 romans mais, à la fin de sa vie, regrettera de n’avoir pas plus écrit.
Avant la deuxième guerre mondiale, il a couvert la Guerre d’Espagne comme il avait connu celle de 14-18, la révolution russe, de 39-45 et les grands procès Pétain et Nuremberg. Il ne commentera pas les verdicts puis cessera d’écrire sur les conflits. Pourquoi ?
Il ne veut pas commenter les verdicts. Il raconte mais ne veut pas prendre position. Les seuls écrits forts où il s’engage, concernent la guerre d’Espagne. Mais à Nuremberg, il voit les images de la libération des camps. Il perd là tout désir de se confronter à la mort et à la guerre. Lui qui avait tant célébré l’amitié des compagnons d’arme a aussi perdu beaucoup d’amis dans la résistance.
De la résistance, il passera à Londres via… les Pyrénées-Orientales ?
Oui. Déjà pendant la guerre d’Espagne il avait franchi la frontière sur la Côte Vermeille. Pendant la guerre, son neveu Maurice Druon, avec lequel il rédigera le « Chant des partisans », vient s’installer pendant quelques semaines à Perpignan pour préparer son passage de la frontière vers l’Espagne puis Londres.
Il « couvrira » néanmoins une dernière guerre, celle de 1948 entre Israël et les États arabes. Il se verra délivrer le premier visa du nouvel État, ce qui est incroyable. Quel était son regard sur l’État d’Israël ?
Il ne croira pas dans l’État sioniste. Peut-être pense-t-il à l’installation dans la colonie juive d’Argentine où il est né mais où ses parents ont échoué à rester. Cela reposait sur la même idée : rester entre juifs dans un lieu sûr. Il pense qu’il s’agit d’une chimère et même s’il en dira beaucoup de bien ce n’est pas quelque chose qui l’animait.
Reste-t-il un juif de la génération d’avant l’État d’Israël ?
Il racontait souvent cette histoire : dans les années 20, il se rend pour un reportage en Palestine où les colons juifs commencent à construire Tel Aviv. Il dit : « Je le suis senti comme chez moi ». On lui répond : « Parce que vous êtes entouré de juifs ? ». « Non parce que j’ai entendu parler le russe de mon enfance ». Il ne veut pas être assigné à une seule identité.
Dans le conflit actuel entre Israéliens et palestiniens, en quoi Kessel peut-il nous éclairer ?
Il va éclairer sur quelque chose qui peut sembler manquer aujourd’hui. Pendant tous ses reportages, il a décrit les horreurs sans orientation politique. En 1948, il décrit les horreurs des deux côtés. Il avait cette capacité d’empathie pour tous même ceux qui étaient détestables. C’est quelque chose qui nous manque cruellement aujourd’hui. Quand on peut se décentrer de sa capacité d’empathie pour comprendre la position de l’autre. Il n’a jamais voulu se faire enfermer dans un camp, une assignation identitaire.
C’est un message de liberté ?
Oui. Une façon de ne pas être submergé par la haine face à ceux qui veulent vous assigner dans un camp. Au regard de ce qui se produit aujourd’hui, c’est ce message de liberté qu’il peut nous apporter.