Face au danger de l’extrême-droite, la gauche pourrait réaliser quelque chose de profondément contre-nature : l’union. Pour ce faire, elle doit mettre de côté un certain nombre des fractures qui la traversent. Charlie vous les raconte. Aujourd’hui, retour sur les accusations d’antisémitisme qui pèsent sur le parti de Jean-Luc Mélenchon.
Un « accord infâme » ? C’est en ces termes que plusieurs institutions juives ont dénoncé, mardi 11 juin, l’appel à des candidatures uniques à gauche pour les législatives. Elles pointent du doigt l’antisémitisme supposé de La France Insoumise qui ne serait « visiblement pas une question suffisamment importante pour renoncer à une alliance et à quelques sièges », déplorait Yonathan Arfi, le président du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France). « Ceux qui accepteront de candidater sous ses couleurs en porteront la responsabilité devant l’Histoire », a-t-il ajouté. Ambiance.
Il est vrai que depuis le 7 octobre, particulièrement, La France insoumise est accusé d’avoir multiplié les dérapages. D’abord en s’abstenant, dans un premier temps, de qualifier l’attaque du Hamas contre les civils israéliens de « terroriste », mais aussi plus récemment, quand Jean-Luc Mélenchon a estimé, dans un billet publié sur son blog, que l’antisémitisme restait « résiduel » en France. Une affirmation qui contredit pourtant les chiffres du gouvernement qui recensait, entre janvier et mars, « 366 faits antisémites ». Soit une hausse de 300% par rapport aux trois premiers mois de l’année 2023.
Est-ce que vous condamnez le Hamas ?
Entre ces deux évènements, on se souvient aussi de la publication sur le compte X de David Guiraud, d’une image issue de la série d’animation japonaise One Piece, faisant référence aux « dragons célestes », des personnages dont le nom et l’image ont été récupérés à des fins antisémites sur les réseaux sociaux. Le même député avait déclaré, à propos des massacres du 7 octobre : « Le bébé dans le four, ça a été fait, en effet, par Israël, la maman éventrée, ça a été fait, c’est vrai, par Israël. » Il avait ensuite ajouté à peu près n’importe quoi, avec l’air faussement savant qu’on lui connaît bien : « Je crois que c’était à Sabra et Chatila. » Les massacres de Sabra et Chatila ont eu lieu en 1982, mais ont été commis par des phalanges chrétiennes libanaises lors d’une intervention militaire israélienne au Liban. Israël a également été mis en cause, c’est vrai, mais pour ne pas avoir empêché ces massacres. « Non, je ne “relativisais” pas les crimes de guerre du Hamas, que nous avons clairement condamnés. Que ce soit clair, je n’ai jamais douté du massacre, ni de l’atrocité des actes commis sur des civils », a-t-il ensuite tenté de se justifier.
En juillet dernier, la chef de file des Insoumis à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, avait elle aussi été accusée d’antisémitisme, après avoir qualifié Elisabeth Borne de « rescapée ». Une référence, selon certains observateurs, à son père déporté. Un mot malheureux, détourné de son contexte à des fins politiciennes ? Jean-Luc Mélenchon lui-même a, depuis le 7 octobre dernier, été accusé d’avoir multiplié les dérapages volontaires : lorsque l’un de ses lieutenants, Manuel Bompard, est interviewé sur LCI, le chef des Insoumis s’indigne des questions de leur journalistes vedette : « Ruth Elkrief. Manipulatrice. Si on n’injurie pas les musulmans, cette fanatique s’indigne. Quelle honte ! Bravo Manuel Bompard pour la réplique. Elkrief réduit toute la vie politique à son mépris des musulmans.» Une sortie remarquée pour l’utilisation du terme « fanatique » et « manipulatrice », qui avait valu à Ruth Elkrief d’être placée sous protection policière. Mais dont beaucoup peinaient à percevoir la dimension antisémite.
Camper à Tel-Aviv
Avant cela, Jean-Luc Mélenchon avait déjà accusé la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, de « camper à Tel-Aviv pour encourager le massacre » à Gaza. Elle était alors en voyage officiel dans le pays. « Pas au nom du peuple français ! », avait-il ajouté. Encore une fois, un terme connoté glissé au milieu d’une diatribe, évoquant cette fois l’image des camps. Une succession d’expressions publiques qui ont alimenté les critiques en antisémitisme dont le parti de Jean-Luc Mélenchon ne semble plus pouvoir se défaire.
Alimenté, ou plutôt réactivé puisque les ambiguïtés du patron des Insoumis ne datent pas du 7 octobre. Mercredi 15 juillet 2020, sur le plateau de BFMTV, l’Insoumis est interrogé sur les violences vis-à-vis de policiers survenues lors d’une manifestation du 14 juillet. « Les forces de l’ordre doivent-elles être comme Jésus sur la croix qui ne réplique pas ? », lui demande-t-on. Il rétorque : « Je ne sais pas si Jésus était sur la croix, mais je sais que, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes qui l’y ont mis. » Rappel pour les moins chrétiens de nos lecteurs, et ils sont nombreux : Jésus était Juif.
Indignation générale devant cette réactualisation du vieux procès fait au juif d’être le peuple « déicide ». De quoi pousser l’Amitié Judéo-Chrétienne de France (AJCF) à rappeler, dans un communiqué, que « comme le rapportent les évangiles, les juifs, alors sous occupation romaine, n’avaient pas le droit de condamner quelqu’un à mort , il est précisé que ce sont des notables et des chefs du peuple qui ont souhaité cette condamnation, et non tous les juifs, ni même tous les habitants de Jérusalem, comme l’affirme M. Mélenchon en dénonçant “les compatriotes de Jésus” ? » Pour faire valoir ce que de droit, donc.
En 2021, Jean-Luc Mélenchon allait un peu plus loin, en estimant cette fois-ci qu’Eric Zemmour, lui-même d’ascendance juive, reproduisait « beaucoup de scénarios culturels. On ne change rien à la tradition, on ne bouge rien, « mon Dieu, la créolisation, quelle horreur. Et ça, ce sont des traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme. Ça a ses mérites, ça a permis [au judaïsme] de survivre dans l’histoire ». Une étrange saillie essentialiste, ramenant le polémiste et candidat d’extrême droite à un ethos juif fantasmé. Si Eric Zemmour est un réactionnaire, c’est peut-être parce qu’il est juif, dit en substance Mélenchon. « J’ai côtoyé Mélenchon pendant neuf ans et je n’ai jamais entendu de sa part ne serait-ce qu’une blague, une allusion, antisémite », appuie auprès de Charlie Georges Kuzmanovic, conseiller de Jean-Luc Mélenchon sur les questions de Défense jusqu’en 2018, qui a claqué la porte du parti plutôt fâché. « Il ne faisait d’ailleurs aucune allusion à la question palestinienne, c’est un sujet qui ne l’intéressait pas du tout », s’empresse-t-il d’ajouter.
Pour l’ancien proche du leader insoumis, c’est après la présidentielle de 2017 que Jean-Luc Mélenchon s’est emparé de la cause palestinienne. Après avoir raté, à 600 000 bulletins près, le second tour de l’élection, Mélenchon se laisse convaincre que le réservoir de voix se trouve dans les quartiers populaires chez des électeurs issus de l’immigration. « Et il se trouve que les jeunes, et les moins jeunes, issus de l’immigration nord-africaine, de religion musulmane, sont très attachés à la cause palestinienne, au même titre que la rue arabe », détaille-t-il.
Le cas Glucksmann
Début juin, alors que la campagne européenne touche à sa fin et que le séisme de la dissolution ne fait pas encore baver tous les journalistes politiques du pays, Raphaël Glucksmann dénonce la violente offensive antisémite qu’il vient d’essuyer. A Angers, Nantes, Marseille et jusqu’à Carpentras, le candidat découvre ses affiches électorales souillées de croix gammées : « Nous avons face à nous de la haine antisémite », écrit l’eurodéputé sur Instagram. Il déplore « les mêmes messages de haine, par milliers, sur les réseaux sociaux. Les mêmes manipulations et les mensonges répétés ad nauseam depuis des mois ». « Qu’est-ce qui explique que je sois le seul responsable politique dont les affiches sont taguées de croix gammées ou le seul responsable politique à se retrouver parmi une liste de personnes à « boycotter » sur Instagram alors que tant d’autres s’opposent aux pressions sur le gouvernement israélien et à la reconnaissance immédiate de l’État palestinien que je prône ? », interroge-t-il.
Côté PS, l’indignation est vive et vise, sans le nommer précisément, le parti de Jean-Luc Mélenchon. « J’ai une crampe au cœur. Depuis de longs mois, en raison de son patronyme, Raphaël est une cible [parmi trop d’autres] de l’antisémitisme et de la haine. Honte et Dégoût. Jamais nous ne laisserons passer », écrit le Premier secrétaire du parti Olivier Faure, aujourd’hui en charge de trouver un accord avec le nouveau Front populaire. Carole Delga, présidente de la région Occitanie et figure de la gauche laïque dénonce, quant à elle, une « campagne de déstabilisation ignoble ». « S’il fallait une preuve supplémentaire que l’antisémitisme n’est pas résiduel en France », lance-t-elle, cette fois clairement en référence aux récents propos de Jean-Luc Mélenchon.
« J’en veux à tous ceux qui ont libéré tous ces mots. Qui les ont banalisés, en les suggérant souvent sans les prononcer, en tournant autour à coups de formules ciselées et d’allusions puantes. Pour après jouer les effarouchés. Leur dessein est limpide, leur faute impardonnable. » Si ces mots du député PS Jérôme Guedj sont particulièrement importants, c’est qu’il a lui aussi longtemps côtoyé Jean-Luc Mélenchon, dont il a été le conseiller parlementaire. Lors d’un dîner en juillet 2023, dont les détails sont rapportés par Le Monde , ce cadre du Parti socialiste aurait interrogé sans ménagement le patron des Insoumis sur l’ambiguïté de ses propos. Des accusations d’antisémitisme faites pour le « discréditer », répond Mélenchon. Guedj, lui-même d’ascendance juive et homme politique laïque, universaliste et membre de la gauche républicaine, insiste et lui confie son « énorme colère » vis-à-vis de « quelqu’un d’aussi intelligent qui pose des cailloux de plus en plus gros ». « Il me pousse à questionner ce qui ne devrait jamais l’être », a-t-il confié au Monde.
« Depuis l’affaire Dreyfus, la gauche a toujours été du côté des Juifs », rappelle à Charlie Michel Dreyfus, historien auteur de L’antisémitisme à gauche, histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours (éditions La Découverte). « Une opinion très répandue à l’époque était qu’on était de gauche donc qu’on ne pouvait pas être antisémite, mais c’est de moins en moins vrai », déplore-t-il.
Le spécialiste remarque aujourd’hui une focalisation de l’extrême gauche sur le conflit israélo-palestinien. « Et les Ouighours ? Et le Soudan ? Je crois qu’il faut interroger cette concentration d’attention sur une seule lutte », analyse Michel Dreyfus. Et l’historien d’ajoute : « Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait mais je pense que cette question introduit et risque d’introduire un clivage profond au sein de la gauche. » Un clivage dont le Front populaire doit savoir s’affranchir aujourd’hui pour faire l’union réclamée par le peuple de gauche. Mais un poison lent – une suspicion résiduelle ? – qui ne manquera pas de revenir fracturer les débats. Et qui a déjà provoqué ce joli lapsus de Manuel Bombard, réagissant aux critiques d’Eric Ciotti ce jeudi 13 juin sur le plateau de CNews : « Je ne crois pas qu’on puisse nous donner des leçons d’antisémitisme ! ». Oups !
Jean-Loup Adénor et Yovan Simovic