Les accusations outrancières à l’encontre d’Israël rappellent le besoin urgent de réapprendre aux jeunes à penser contre eux-mêmes. Par Iannis Roder.
Le professeur d’histoire que je suis a de quoi se questionner en entendant des jeunes répéter sans cesse le terme génocide accolé à la guerre entre Israël et le Hamas. Ces milliers de manifestants, et visiblement de votants, sont chauffés à blanc par des propagandistes dont l’objectif est de déformer le réel pour qu’il ressemble à celui de leur rêve tout en fracturant la société. Et leur rêve, c’est qu’Israël et les juifs qui s’en sentent proches soient accusés d’être « une monstruosité » (Rima Hassan) et Gaza « un ghetto où l’armée israélienne extermine un peuple » (Aymeric Caron).
Leur rêve, c’est de faire des victimes d’hier les nazis d’aujourd’hui pour pouvoir enfin exprimer une haine visiblement trop longtemps refoulée. Il faut nazifier Israël en permanence en matraquant l’opinion publique avec les termes les plus marqués historiquement et moralement afin de faire progresser l’idée que la solution finale du problème israélien, c’est la disparition d’Israël, « from the river to the sea ».
Et cela semble fonctionner. Les termes « génocide », « apartheid » ou « entité coloniale » sont utilisés à l’envi, sans même être interrogés, par une partie de la jeunesse, comme s’ils s’imposaient d’évidence. Et c’est bien là que se situe le problème, car la réflexion et la mise à distance semblent ne plus exister pour une partie de ces jeunes, convaincus de détenir la vérité, celle qu’ils vont chercher sur les réseaux sociaux, celle qu’on leur donne prête à mâcher dans des discours victimaires simplistes qui surfent sur les émotions et les réflexes adolescents.
Cela ne serait pas si grave si ces jeunes avaient la capacité d’écouter des voix divergentes, s’ils lisaient et donnaient crédit à la presse mainstream et, surtout, s’ils ne considéraient pas que celle-ci fut au service d’une cause, d’un groupe ou d’intérêts propres. La méfiance est systématique, au nom d’une vigilance qu’ils n’ont guère par ailleurs.
Continuum de haine des juifs
En réalité, c’est un monde paranoïaque qu’ils nous donnent à voir, dans lequel le contrat de confiance entre les élites et le peuple (oui, cela existe) est rompu, dans lequel tout est question d’intérêts particuliers et non plus d’intérêt général. Par conséquent, ils ne pensent jamais tomber dans les biais cognitifs classiques qui, à l’instar du biais de confirmation, les poussent à ne consulter que des médias ou des supports, de préférence les réseaux sociaux, qui vont conforter ce qu’ils pensent déjà, et à n’écouter que ceux qui répètent ce qu’ils souhaitent entendre. Rien d’étonnant, dès lors, qu’ils soient incapables de se penser manipulables et manipulés puisqu’ils se croient vigilants et avertis.
Ce qui ne cesse de m’inquiéter est de retrouver aujourd’hui des situations que j’ai pu rencontrer dans mes lectures et mes réflexions sur les idéologies totalitaires et les violences de masse. J’étais, comme beaucoup, convaincu que l’Histoire nous servait de leçon et nous garderait de l’aveuglement idéologique quand, de fait, une partie de la jeunesse véhicule « un discours antisémite qui s’ignore », comme le dit la chercheuse Eva Illouz. Ces jeunes n’interrogent jamais le fait qu’Israël soit le seul pays au monde dont on serait en droit de discuter l’existence, que les juifs n’auraient pas droit à un foyer national, qu’ils représenteraient, à travers Israël, le Mal. Ignorants ce qu’est le sionisme, ils en font un synonyme de tout ce que notre civilisation rejette : le racisme, le colonialisme, le bellicisme, l’oppression…, et font de l’antisionisme un humanisme.
Criminaliser les sionistes, c’est-à-dire les juifs d’aujourd’hui, en faire des ennemis du genre humain et des fauteurs de guerre sont de vieilles antiennes antisémites mais jamais ces jeunes ne mettent cela en perspective avec la longue histoire de rejet des juifs, comme si s’en prendre à Israël et aux juifs aujourd’hui ne pourrait pas s’inscrire dans un long continuum de haine des juifs. Non, pas eux, bien sûr, puisqu’ils se pensent antiracistes, luttant contre les discriminations et les injustices de l’Histoire. Cet aveuglement est tel qu’en deviennent légitimes, pour certains, les assassinats, les viols, les prises d’otages. La fin justifie les moyens, comme au temps de la révolution culturelle de Mao, dont ces jeunes ne doivent pas connaître l’existence.
« Approche moralisante de l’Histoire »
Dès lors, et c’est là mon questionnement, on ne peut que se demander si l’école ne faillit pas à sa mission. Si une multitude de jeunes gens est incapable de prendre de la distance avec des discours de propagande et d’y adhérer sans les interroger, si nous n’avons pas été capables de leur apprendre à penser contre eux-mêmes, on se dit qu’on a loupé quelque chose. Mais avant de dire qu’on aurait raté, regardons ce que nous avons réussi : notre approche moralisante, lacrymale et victimaire de l’Histoire, de la Shoah à la colonisation, a bien fonctionné. Nous avons fabriqué des générations d’indignés et de vigilants. Là où nous avons clairement échoué en revanche, c’est qu’ils n’interrogent rien et ne connaissent pas grand-chose…
Optimiste de nature, je me dis que nous pouvons réagir si nous tenons, au-delà des événements actuels, à l’avenir de notre concorde et de notre République. Je le martèle, dans le vide, depuis des années : il faut revoir les programmes scolaires bien trop lourds, il faut revoir le temps, beaucoup trop court aujourd’hui, consacré aux questions centrales qui permettent une lecture du monde.
Il faut permettre aux élèves de produire, d’écrire, de prendre le temps de penser avec leurs professeurs. Il faut le temps d’échanger, d’analyser, d’apprendre à déconstruire et à mettre en perspective. Il faut développer l’éducation aux médias et aux réseaux sociaux et former les enseignants. Mais quand certains enseignants, dans le secondaire comme dans le supérieur, à l’image de cette professeure, figure des réseaux sociaux, affichent des « Gaza, stop génocide », on comprend que ces jeunes ne sont pas seuls en cause…
Iannis Roder est directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean-Jaurès. Il est également professeur d’histoire-géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).