Le grand rabbin de France, Haïm Korsia, s’il s’inscrit dans l’orthodoxie, sait faire preuve d’entregent, d’habileté et d’ouverture.
Dans son bureau du consistoire, assis dans un fauteuil rotatif grâce auquel il pivote à droite, à gauche, Haïm Korsia fredonne un air de Starmania. Son épaule droite est mal en point à cause d’un match de foot qu’il a joué le dimanche précédent avec le Variétés Club de France. Cette équipe de seniors rencontrait de jeunes séminaristes. Papillonnent autour de lui l’attachée de presse de l’un des deux livres qu’il sort ces jours-ci, et la conseillère en communication du grand rabbin de France. Haïm Korsia ne semble pourtant pas avoir besoin d’aide en la matière. La conseillère a l’habitude d’assister aux entretiens avec les journalistes. Ce serait mieux qu’elle s’en aille, ce qui ne lui plaît pas, à elle, mais qui ne déplaît pas à Haïm Korsia. Il met les pieds dans le plat avec bonhomie : «En somme, vous voulez que tout le monde dégage ?» La pièce se vide. Cependant, dans l’heure et demie qui suit, nous serons rarement tranquilles : la porte reste ouverte, des rabbins viennent demander ceci ou cela à «Haïm», quand ce n’est pas le photographe de Libération qui envisage d’installer son matériel, «sans déranger». Haïm Korsia est un aimant. Autour de lui, ça circule, ça respire, ça vit. D’ailleurs Haïm signifie «la vie» en hébreu.
Ce que l’on récolte lors de ce face-à-face est mince. Il est né à Lyon d’un père rabbin. Sur l’ambiance à la maison, aucun commentaire. Il a grandi en Seine-et-Marne, à Trilport, puis à Meaux. «Produit de l’école publique», il fait son service militaire «comme tout le monde», et dans l’armée de l’air : «J’ai adoré ça. C’est fait pour moi, l’armée : l’ordre, la hiérarchie et l’initiative, des principes qu’on peut améliorer en cas de besoin.» Après ses études, une fois rabbin de Reims, son «rabbin régional» lui propose de devenir aumônier des armées. Sur des étagères, dans le bureau, sont posées deux photos de Korsia cheveux au vent, descendant d’un Mirage et habillé comme Tom Cruise dans Top Gun. En 2014, il est élu au second tour grand rabbin de France. En 2021, il est réélu dès le premier tour. Des différences entre lui et à ses prédécesseurs, Korsia ne veut rien dire : «Je ne suis pas plus ou moins libéral qu’eux. Ce n’est pas une compétition. Vous connaissez cette devinette ? Qui est le plus grand, le nain ou le géant ?» Il pose un morceau de sucre sur le bouchon d’une bouteille d’eau : «Le nain se hisse sur les épaules du géant. Il a la chance de venir après lui.» Cette métaphore sur l’importance de la transmission est éculée. Haïm Korsia se dérobe et s’en amuse. Ça peut agacer, mais il est charmant ; il le sait. Sa marque de fabrique par rapport aux autres grands rabbins tient notamment dans les cent déplacements annuels qu’il fait en province pour célébrer le shabbat ailleurs qu’à Paris : «Je ne peux pas connaître les juifs de France si je ne bouge pas.» Il n’est peut-être pas plus libéral que les grands rabbins qui l’ont précédé, mais il est sûrement plus moderne, plus détendu qu’eux. Il plaisante tout le temps. Il est joyeux, ça n’a pas de prix. Rien n’est pire qu’un être triste.
La rabbine Delphine Horvilleur, qui a grandi près de Reims, le connaît depuis son enfance : «Il était proche de mes parents et il est désormais l’un de mes amis. Il a beaucoup compté dans ma volonté d’être rabbine, même si nous avons choisi deux sensibilités différentes du judaïsme : lui s’inscrit dans l’orthodoxie, moi, dans une voie progressiste.» Au consistoire, ce matin, les rabbins sont des hommes. Dans un texte bref édité dans la collection «Tracts» (Gallimard), Haïm Korsia manifeste son opposition, prévisible de la part d’un responsable religieux, au projet de loi sur la fin de vie présenté à l’Assemblée nationale fin mai. Au rang des points communs entre eux deux, Horvilleur mentionne «un attachement fort à la République.» Lui dont les parents étaient nés dans une Algérie française évoque à plusieurs reprises son sentiment d’appartenance à la France. Son goût pour Starmania est une émanation de son patriotisme. En décembre dernier, il a allumé une bougie pour Hanoukka à l’Elysée. Cette entorse à la laïcité a provoqué une levée de boucliers. Un geste de ce genre dessert les juifs de France, dont on dit qu’ils bénéficient toujours d’un traitement de faveur. Le rabbin se défend d’avoir commis une erreur : «L’Elysée est une école ? Non. C’est un lieu qui représente la République et qui garantit la laïcité et la liberté religieuse.» Proche d’Emmanuel Macron comme il le fut de Jacques Chirac (fréquenter le pouvoir est aussi un moyen de protéger les juifs de France), Haïm Korsia est une bête politique. Dans Comme l’espérance est violente, plaidoyer anachronique et lisse pour la concorde au moment où tout s’embrase, il rend hommage à «la vision parfois si juste de Hafiz Chems-Eddine, recteur de la Grande Mosquée de Paris». Ce dernier a reçu récemment Rima Hassan, Franco-Palestinienne et candidate LFI, et salué son «combat exemplaire» en faveur des réfugiés. Haïm Korsia veut maintenir, note la députée Renaissance Astrid Panosyan-Bouvet dont il est un ami, «le dialogue interreligieux». De Tsedek ! collectif juif décolonial favorable à «une Palestine libre de la mer au Jourdain», il dit que «si la Torah nous enseigne de ne pas faire “des clans et des clans”, force est de constater que chacun a ses idiots utiles». Le rabbin est un diplomate. Quand on lui demande de prendre position sur le conflit au Proche-Orient, Haïm Korsia répond : «Quatre otages ont été récupérés samedi, la pression est forte sur les terroristes et il faut assurer pour Israël la possibilité de vivre serein après.»
Il est l’heure de déjeuner. Haïm Korsia pose des questions au lieu de répondre à celles que je lui adresse. C’est le jour de mon anniversaire. Alors là, le grand rabbin sort le grand jeu : dans la voiture de fonction, avec des gardes du corps, nous roulons vers un café casher. Il appelle le restaurant et demande au patron, qu’il connaît : «As-tu de la crème de marrons aujourd’hui ?» Premier arrêt : un supermarché où le rabbin achète de la crème de marrons qu’il versera sur une part de cheesecake, et des Ferrero Rocher : «Je veux les offrir à une personne dont c’est l’anniversaire.» C’est moi. Une fois au café, celui que l’on dit mondain est à l’aise avec tout le monde, à la manière d’un élu chevronné dans un troquet. Une femme attablée avec son père le salue, ils échangent quelques mots, le père est aux anges. Nous passons un très bon moment. Delphine Horvilleur : «Il a beaucoup d’humour et des passions inattendues. Il parle couramment créole, par exemple.» Pour le dessert, nous partageons le cheesecake. Haïm Korsia m’a aussi commandé une tranche de brioche qui arrive avec une bougie allumée. Mon voisin de gauche me souhaite bon anniversaire, il ne manque plus que les confettis. Le déjeuner est un moment «off», mais j’essaie d’en savoir davantage sur la famille du rabbin. Impossible de lui faire dire quel métier exerce son épouse avec laquelle il a cinq enfants jeunes adultes. «Deux et demi» d’entre eux font déjà des études, «CAP de menuisier, et communication». Ils ne l’appellent «pas “papa”, mais Haïm : parce que c’est la vie !».
27 septembre 1963 Naissance à Lyon.
2014 Elu grand rabbin de France.
2021Réélu grand rabbin de France.
Mai-juin 2024 Comme l’espérance est violente (Flammarion) ; Aider à vivre. Pour des vies dignes d’être vécues jusqu’au bout, («Tracts», Gallimard).
par Virginie Bloch-Lainé