Selon le ministère de l’Intérieur, le nombre d’actes antisémites a triplé depuis les massacres perpétrés le 7 octobre par le Hamas et la riposte sanglante d’Israël. Plusieurs personnes juives témoignent de la manière dont ce contexte affecte leur quotidien, entre solitude, besoin de protection et repli identitaire.
« J’ai toujours subi de l’antisémitisme. C’était des insultes, comme ‘sale juif’, dans la cour de l’école, ou des remarques négationnistes de la part des parents d’un ami, des préjugés sur le ‘lobby juif' », égrène Arel*, psychologue de 36 ans installé dans le sud de la France. Depuis les attaques perpétrées par le Hamas en Israël le 7 octobre, ce militant de gauche, familier des cercles queers, féministes et antiracistes, se désole de voir son entourage faire état de préjugés antisémites. « On m’assimile systématiquement à Israël et à sa politique », note-t-il, dénonçant un « amalgame » entre la riposte sanglante menée par le gouvernement israélien à Gaza et son identité de Français juif.
Arel n’est pas le seul à avoir constaté une libération de la parole antisémite ces derniers mois. Quelque « 366 faits antisémites » ont été enregistrés en France par le ministère de l’Intérieur au premier trimestre 2024, soit « une hausse de 300% par rapport aux trois premiers mois de l’année 2023 », a annoncé le Premier ministre Gabriel Attal début mai. Ce chiffre cache une grande variété de faits : banderoles lors de manifestations, propos vexants, injures sur les réseaux sociaux, menaces, vols, voire agressions physiques… Mais ce décompte, également en hausse pour les actes antimusulmans, est loin d’être exhaustif. Un quart des Français juifs assure avoir été victime d’un acte antisémite depuis le 7 octobre, selon une enquête Ifop.
Des stratégies pour cacher sa judéité
Au-delà du nombre exact de victimes, ces chiffres traduisent la réactivation récente d’un antisémitisme qui n’a jamais disparu, bien que devenu moins commun. « Depuis la Seconde Guerre mondiale, il existe une large condamnation de l’antisémitisme. Dans les enquêtes d’opinion, on constate que les préjugés envers les juifs reculent en France – comme, d’ailleurs, tous les préjugés envers l’autre », souligne Nonna Mayer, chercheuse en science politique au Centre d’études européennes de Sciences Po et directrice de recherche émérite au CNRS. « En dépit de cette baisse, il existe une persistance de certains préjugés, notamment sur le rapport des juifs au pouvoir et à l’argent« , ajoute-t-elle.
Le conflit israélo-palestinien n’influence qu’à la marge les opinions antisémites. En revanche, « la situation internationale au Proche-Orient agit comme un détonateur sur les actes » commis en France, explique Nonna Mayer. Même s’ils ne sont le fait que d’une minorité, leur hausse et leur médiatisation ont néanmoins des conséquences sur les juifs de France. Y compris sur ceux qui n’en sont pas directement victimes. Pour les documenter, franceinfo a voulu donner la parole aux premiers intéressés. Sans que cela soit toujours aisé. Nombreux sont ceux à n’avoir accepté de ne parler qu’à condition de rester anonyme, craignant que leur témoignage puisse mettre en cause leur sécurité.
La peur accrue de subir une attaque antisémite depuis le 7 octobre est en effet très présente parmi les témoignages récoltés par franceinfo. Résultat : une multiplication des stratégies pour cacher son identité juive dans l’espace public. Léa, 35 ans, qui se définit comme juive pratiquante, confie ainsi avoir arrêté un temps de fréquenter un magasin casher et retiré la mezouzah – petit réceptacle contenant des passages bibliques censé protéger l’habitation – de la porte d’entrée de son domicile parisien. En raison du « climat de peur » instauré par « les petites attaques du quotidien », elle a également changé son patronyme sur les applications de livraison comme Deliveroo, par crainte qu’il ne trahisse sa judéité. En public, la trentenaire n’évoque plus sa famille en Israël ou prétend qu’elle vit « au Portugal ». La volonté de protéger ses enfants d’éventuels actes antisémites l’a même amenée à changer le prénom de son bébé à naître, en délaissant celui qu’elle et son mari avaient d’abord choisi. « Vous imaginez si j’avais crié ‘Jacob’ au parc ? Tout le monde aurait su qu’il était juif. J’ai eu peur pour sa sécurité. »
Avant de prendre le métro, Clem*, « ahskénaze athée » installée en banlieue parisienne, enfouit sous son pull ses pendentifs – une main de Fatma, communément portée par les juifs et musulmans, et un haï, un symbole hébreu. Elle qui épluche depuis plusieurs mois les annonces immobilières, cherche désormais à louer un appartement avec cave ou grenier. « Je veux pouvoir me réfugier » en cas « de menace de l’Etat contre les juifs ou de guerre civile », justifie-t-elle. « Je sais que j’ai l’air d’une illuminée en disant ça, qu’on dirait de la science-fiction… », ajoute la quadra, évoquant sa « honte d’avoir de telles idées ». Mais rien n’y fait, la peur ne la lâche plus. Elle a d’ailleurs entamé une psychothérapie pour maîtriser ses angoisses.
Outre le souvenir de la Shoah, qui hante de nombreuses familles juives, les personnes interrogées par franceinfo évoquent le poids des attaques ayant endeuillé la communauté juive en France depuis les années 2000 : le meurtre d’Ilan Halimi en 2006, celui de Mireille Knoll en 2018, l’attentat contre l’école Ozar Hatorah à Toulouse en 2012, ou contre l’Hyper Casher en 2015… « Les stratégies de dissimulation mises en place par les personnes juives sont souvent qualifiées de ‘paranos' », avance l’essayiste Illana Weizman, autrice de Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme. « Mais même si ces mesures préventives peuvent paraître exagérées à d’autres, le fait de se dire ‘Je suis en danger’ fait partie du vécu lié à l’antisémitisme. »
Le communautarisme comme refuge
D’autres refusent de se « cacher » et continuent de porter les signes religieux qu’ils exhibent habituellement (kippa, étoile de David, etc.), par « fierté » ou par certitude que leur foi les protégera. En revanche, plusieurs personnes interrogées ont choisi de sociabiliser de manière accrue entre personnes juives ces derniers mois. « C’est plus compliqué de discuter avec mes amis musulmans maintenant, même s’ils ne sont pas tous antisémites », justifie David, Franco-Israélien de 45 ans, qui soutient l’offensive israélienne à Gaza.
« J’ai rompu récemment avec mon partenaire, qui n’est pas juif, et avec qui j’étais depuis plus deux ans, relate aussi Arel, le psychologue trentenaire cité précédemment. Il n’a pas compris mon état de choc au soir du 7 octobre. Tout de suite, alors que des personnes avaient été massacrées parce que juives, il a rejoint ceux qui disaient ‘Oui, mais…’ : ‘Oui, mais la politique israélienne…’, ‘Oui, mais vous n’êtes pas les plus à plaindre’. » Comme lui, d’autres se disent tiraillés entre leur empathie avec le peuple palestinien, et leur besoin de témoigner d’une « forme de racisme assez incomprise ».
Cette « solitude juive » a poussé Raphaël, étudiant de 23 ans, à rejoindre Golem, collectif né en novembre et regroupant des juifs de gauche pour lutter contre l’antisémitisme. « L’entre-soi communautaire fournit une ‘safe place’ [un endroit sûr] où les personnes juives peuvent trouver du réconfort et célébrer leur identité », confirme l’essayiste Illana Weizman. Car l’antisémitisme vient aussi questionner l’intime, dont le rapport à son identité juive. Simon*, journaliste parisien trentenaire, ressent plus fortement sa judéité « depuis le 7 octobre », bien qu’il ne soit ni croyant, ni familier des traditions culturelles de ses ancêtres juifs installés en Grèce, puis en France. « Quand il y a de fortes manifestations d’antisémitisme, je me sens particulièrement touché », détaille-t-il. « Deux de mes arrières grands-parents sont morts en déportation durant la Shoah. J’ai donc grandi avec l’idée qu’être juif n’est pas anodin, car on peut en mourir. Ce sentiment a fortement ressurgi en moi après le 7 octobre. »
De son côté, Raphaël assure avoir « relu trois fois la Torah », le texte sacré de la religion juive, ces derniers mois. L’antisémitisme dont il assure avoir fait l’objet lors d’une rencontre houleuse entre étudiants à l’université de Lille, narrée par Libération, l’a « renforcé encore plus dans [son] identité et dans [sa] foi ».
Meurtris par les préjugés dont ils font l’objet, inquiets d’un nouvel attentat qui pourraient les viser, ou souhaitant pratiquer leur religion plus ouvertement, certains juifs de France envisagent plus que jamais de faire leur alyah – c’est-à-dire d’émigrer en Israël. Et ce, même si les attaques du Hamas ont révélé une fragilité de l’Etat hébreu. Depuis le 7 octobre, le nombre de familles françaises ayant déposé un dossier à ce sujet a augmenté de 430% par rapport à la même période l’an passé, selon le ministère israélien de l’Immigration, cité par L’Express. Mais sur les 1 200 personnes concernées, impossible de dire combien sont allées jusqu’au bout de la procédure. « C’est fou de penser qu’on sera plus en sécurité en Israël qu’en France, alors qu’ils se sont pris des missiles sur la tête », reconnaît David, qui a vécu 10 ans dans l’Etat hébreu avant de revenir en France. « Après le 7 octobre, je voulais fuir, avance aussi Raphaël. Mais fuir où ? C’est l’histoire des juifs que d’être dans un exil perpétuel, de ne pas avoir de point de chute. Alors j’ai envie de vivre ici, et de me battre. »
* Le prénom a été modifié à la demande de la personne interrogée.
Mathilde Goupil