Avec «Dernier cri», Yonatan Sagiv relance son détective queer à Tel-Aviv

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Avec son héros gay doté d’un flair hors pair et d’un humour ravageur, l’auteur israélien fan d’Agatha Christie nous balade dans le milieu des starlettes et des trans où semble sévir un tueur en série.

Oded Héfer n’a pas encore 40 ans mais il a le sentiment d’être passé à côté de sa vie. Il n’a pas un sou, squatte à Tel-Aviv chez un ami parti vivre un an à l’étranger, et cherche désespérément à se faire un nom pour épater ses parents qui le prennent pour un raté. Et un raté homosexuel, le comble pour eux qui sont si stricts et sensibles au regard des autres. Il a bien essayé d’utiliser ses deux principales qualités, l’intelligence et l’humour, pour tenter d’être célèbre en devenant détective, achetant pour 140 shekels un certificat officiel validant ses compétences en la matière et un diplôme de docteur en criminologie de l’université hébraïque de Jérusalem. Mais, même muni de ces faux documents et malgré un flair hors pair, il peine encore à convaincre. On continue à le regarder de haut avec sa façon de parler de lui au féminin et de reluquer les beaux garçons comme un assoiffé dans le désert.

Dans ce troisième tome de ses aventures (nous avions chroniqué le premier en 2019, Secret de Polichinelle), Oded Héfer se fait embaucher par le roi des relations publiques d’Israël, Benjamin Direktor, dit Bouli, pour enquêter sur la dépression que traverse une de ses clientes, la jeune Carine Carméli, star de la chanson à seulement 15 ans. Oded n’en revient pas d’être soudain admis dans la cour des grands, d’évoluer, coupe de champagne à la main entre toutes les starlettes d’Israël et il est déterminé à tout faire pour satisfaire son client. D’autant que, en cours de route, il va tomber raide dingue de Stas, le garde du corps de Bouli originaire d’Europe de l’Est, dont la musculature lui fait perdre la tête. Discutant avec Carine Carméli, Oded découvre que celle-ci est très affectée par la disparition de son meilleur ami, Prince, un immigré philippin trans. Au même moment, il apprend la disparition d’une de ses amies, une prostituée trans dénommée Gabriella qu’il a vue pour la dernière fois à la fête durant laquelle Bouli l’a embauché. Est-ce qu’un tueur de trans en série sévirait à Tel-Aviv ?

«Le plus personnel des trois tomes»

Ce polar, magnifiquement traduit par Jean-Luc Allouche, est objectivement un délice. On rit beaucoup aux saillies d’Oded Héfer, dont Yonatan Sagiv jure qu’il n’est pas inspiré de lui-même mais d’un de ses meilleurs amis. Pour l’auteur israélien, ce roman n’est pas seulement un polar mais aussi un roman d’apprentissage qui raconte comment on apprend à s’élever dans la vie quand on est rejeté par la société et par sa famille. Sagiv a grandi en lisant des polars dans la librairie de son grand-père, notamment Agatha Christie, dont il adorait les couvertures «flashy», Dorothy Sayers et P.D. James. «Mon héros est nourri de toutes ces lectures sauf qu’il ne fonctionne pas avec son cerveau mais avec ses intuitions et son impulsivité, nous a confié Yonatan Sagiv de passage à Paris. C’est sans doute le plus personnel des trois tomes car il parle davantage de la famille. Je suis plus diplomate et raisonné qu’Oded, lui ne peut pas se contrôler.»

Yonatan Sagiv est en quelque sorte l’anti Dror Mishani, l’autre grand auteur de polar israélien dont le héros est un homme ordinaire qui enquête sur des gens ordinaires. Avec Sagiv, on voit comme si on y était le vent du désert, le célèbre khamsin, transformer la pluie en boue jaunâtre sur les pare-brise des voitures, on entend comme si on y était un personnage lancer «le problème le plus grave d’Israël, c’est qu’ici les gens sont des envieux, c’est pour ça que ce pays est à la dérive, les gens n’ont aucune indulgence, mais alors aucune, les uns envers les autres», et l’on imagine comme si on y était son héros songer, alors qu’il vient d’apprendre que son amant n’est peut-être pas celui qu’il lui a donné à voir, «l’éclairage artificiel m’aveugle, une poussière jaune tournoie sous la bise glaciale, Mona a peut-être raison, avec autant de poisse, il semble que, dans ma précédente incarnation, j’aie été Leni Riefentstahl».

Dernier cri, Yonatan Sagiv, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, éditions de l’antilope, 432 pp, 23,50 €.

par Alexandra Schwartzbrod