L’héritage Kafka dans le pipi de chat

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Franz Kafka et le frère de Max Brod, Otto. Ce dernier sera assassiné à Auschwitz. © Musée de la littérature tchèque
Avant de devenir la propriété de la Bibliothèque nationale d’Israël, les manuscrits de l’écrivain praguois ont été au centre d’une bataille littéraro-judiciaire. En 2010, ils se trouvaient chez une vieille dame qui héberge une quarantaine de félins dans un petit appartement de Tel-Aviv. Fabrice Pliskin s’était rendu sur place, pour démêler ce sac de nœuds historico-littéraire.

Ça miaule et ça pue : vous êtes sur les lieux du crime, devant la porte d’Eva Hoffe, dans le minuscule hall d’un très ordinaire immeuble de trois étages sis rue Spinoza, à Tel-Aviv. Contre la porte, un livreur a posé un sac de dix-huit kilos de litière et un sac de quinze kilos de nourriture pour chats (« à partir de douze mois »). Depuis les cambriolages, on a remplacé le mince panneau de bois par une porte en acier haute sécurité. Entre les murs de ce modeste appartement croupit un trésor : des manuscrits inédits et des lettres inconnues de Kafka et de son ami et exécuteur testamentaire, l’écrivain Max Brod – c’est-à-dire, pardon pour les esthètes, plusieurs millions de dollars.

Le cœur battant, vous frappez à la porte de cet humble rez-de-chaussée. Seuls des miaulements vous répondent. A ce moment, un malabar en tee-shirt Homer Simpson entre dans le hall, les mains chargées de sacs de supermarché. Au nom de Kafka, il vous interrompt en s’écriant : « Fuck Kafka ! Kafka pue ! » Là-dessus – boum ! –, il donne un formidable coup de semelle dans la porte de Mme Hoffe puis disparaît dans l’escalier, avec ses sacs.

Célibataire et sans enfants, Eva Hoffe, 76 ans, vit seule dans son petit appartement. Elle est la fille et l’héritière de feu Esther Hoffe, la secrétaire de Max Brod, à laquelle l’écrivain avait transmis ses très précieuses archives, un gisement littéraire digne de figurer au patrimoine de l’humanité. Eva Hoffe est née à Prague, comme Kafka. « Prague ne nous lâchera pas, écrivait Kafka. Cette petite mère a des griffes. » Les chats de Mme Hoffe aussi.

A chacun son procès. Celui qui oppose Israël et l’Allemagne pour l’héritage de Kafka. Celui qui oppose la famille Hoffe et la Bibliothèque nationale d’Israël devant la Cour suprême. Et celui qui oppose Eva Hoffe, cat woman septuagénaire, et les habitants de l’immeuble, en proie aux miasmes félins et aux toxoplasmoses angoras. Affres de la copropriété.

« En 2006, à la suite de notre plainte, des inspecteurs municipaux sont venus avec la police, vous raconte un autre voisin, affable petit octogénaire en chemisette blanche. Ils sont entrés dans l’appartement de Mme Hoffe et ils ont emmené ses quatre-vingt-dix chats et ses quatre chiens Depuis, elle a réintroduit des chats chez elle, à notre insu, la nuit, quand tout le monde dort… Elle doit en avoir une quarantaine aujourd’hui… Je pourrais l’étrangler, dit en joignant le pouce et l’index cet ancien guerrier de la Royal Navy (« quatre médailles »), glorieusement blessé en 1948 dans une « embuscade des Arabes » près de Haïfa.

« Depuis, le juge est revenu, mais cette fois Mme Hoffe a refusé d’ouvrir… Cette femme est insaisissable, elle n’est jamais là quand vous la cherchez… Franchement, monsieur, peut-on vivre dans cette puanteur ? » Vous faites signe que non. Les yeux embués, le petit homme reprend : « La municipalité ne fait rien. A qui devons-nous demander de l’aide ? A Dieu ? »

Eva Hoffe a déjà reçu la visite de trois cambrioleurs. Le premier portait des gants blancs ; rebuté par l’odeur, peut-être, il n’est pas entré dans l’appartement et il a oublié son téléphone portable dans le jardinet qui sépare l’immeuble de la rue. Le deuxième a mis l’appartement sens dessus dessous, comme s’il cherchait quelque chose, mais sans rien emporter. Le troisième a dérobé, selon Mme Hoffe, trois cartes postales d’Elsa Brod à son mari, des partitions de Max Brod et des « livres ».

« De quels livres s’agit-il ? s’interroge Meir Heller, l’avocat de la Bibliothèque nationale d’Israël, à Jérusalem. Mme Hoffe prétend que c’étaient ses propres livres et non ceux des archives Kafka-Brod… Oui, en Israël, les cambrioleurs volent des livres, ironise Heller. C’est notre culture, n’est-ce pas ? Nous sommes le peuple du Livre ! En vérité, nous soupçonnons que les ouvrages volés étaient des premières éditions dédicacées par Kafka lui-même… Au tribunal, Mme Hoffe, qui aime à hurler sur la cour, quand elle ne menace pas de se suicider, a fait savoir que ces documents, malgré tout, étaient plus en sécurité chez elle, rue Spinoza, que dans n’importe quel musée. Elle en donnait pour preuve qu’on a volé un Picasso et un Matisse au Palais de Tokyo, à Paris. »

Problème. Ces cambrioleurs existent-ils réellement ? Ou s’agit-il d’une invention de Mme Hoffe pour dissimuler son petit trafic, comme le murmurent certains archivistes de l’Etat d’Israël ?

Selon certains universitaires, Eva Hoffe, c’est quelque chose comme le chaînon manquant entre la Gestapo et le Hezbollah mais en pire. On accuse d’intelligence avec Berlin cette ancienne hôtesse au sol de la compagnie El Al. Déjà, on avait fait grief à sa mère, Esther Hoffe, d’avoir vendu en 1988, pour 2 millions de dollars, le manuscrit du « Procès » aux Archives littéraires allemandes de la ville de Marbach. La Bibliothèque nationale d’Israël a demandé le retour du manuscrit à Jérusalem. L’Allemagne a refusé. Nouvelle spoliation d’un bien juif ?

Aucune rue Kafka en Israël

Kafka fut un célibataire de l’art, inapte à épouser les femmes, les nations et les causes. Pour faire valoir ses droits spirituels à l’héritage, certains, en Israël, s’emploient à faire de ce végétarien narcissique un superhéros du sionisme ; en comparaison, Theodor Herzl ou Vladimir Jabotinski seraient des farceurs.

Petit-fils d’un boucher casher, Kafka ne disait-il pas vouloir s’établir en Palestine ? Pourquoi barguigner ? La conjonction est propice à une aliya posthume express. Quelques intellectuels semblent regretter que Kafka, mort en 1924, n’ait pas eu la patience de se faire assassiner par les nazis, comme ses trois soeurs ; la démonstration en eût été plus éclatante.

S’il faut en croire la presse allemande, Eva Hoffe est une vieille dame angélique qui a « échappé à l’Holocauste » ; c’est un Joseph K. aux blancs cheveux – une martyre de la calomnie. Pour marquer sa légitimité, l’Allemagne – une Allemagne délivrée de toute culpabilité et sûre d’elle-même jusqu’au persiflage – fait sonner ses vuvuzelas. Elle avance, entre autres piques, qu’il n’y a point de rue Kafka en Israël. Et puis l’écrivain ne disait-il pas vouloir s’établir à Berlin ? « Ich bin ein Berliner ! », comme disait l’autre K.

En février 2010, vingt-cinq universitaires israéliens publiaient en hébreu et en allemand une pétition pour exiger que « les archives de Max Brod », frauduleusement dilapidées par Eva Hoffe, « restent en Israël ». Parmi eux, le docteur Yehoshua Freundlich, archiviste d’Etat : « Je me demande, nous écrit-il dans un e-mail, quelle aurait été la réaction des Allemands si quelqu’un avait eu le désir ardent de vendre les papiers de Goethe aux Etats-Unis, par exemple, juste pour se faire de l’argent. »

Et de rappeler la loi de 1955 qui régit les Archives israéliennes : « Tout document qui relève de l’histoire ou de la culture d’Israël et du peuple juif appartient à notre patrimoine national et ne doit pas quitter Israël sans avoir été inspecté et photocopié. » Quant à Meir Heller, l’avocat de la Bibliothèque nationale d’Israël, il remarque non sans regret que « depuis 1955 nul contrevenant n’a jamais été condamné ».

A chacun sa sémantique : pour la chercheuse Nurit Pagi, qui écrit une thèse sur Max Brod à l’université de Haïfa, ce qui est kafkaïen, c’est de livrer Kafka aux « boches » : « S’il avait été vivant en 1939, que croyez-vous que les Allemands eussent fait de lui et de ses écrits ? » Pour Ulrich Raulff, directeur des Archives littéraires allemandes de Marbach, « ce qui est kafkaïen, c’est la discussion sur l’appartenance de l’auteur à une nation (autrichienne, israélienne, allemande…) ». Kafka, vos papiers ?

Ecrivain juif de langue allemande, Franz Kafka est né en 1883 en Bohême, à Prague, dans l’Autriche-Hongrie des Habsbourg. « Pour les jeunes nationalistes tchèques, les juifs étaient des Allemands » et « pour les Allemands, les juifs étaient des juifs », explique son biographe Ernst Pawel. A Prague, selon le recensement linguistique de 1880, la minorité de langue allemande représentait 14,6 % de la population.

Loyal sujet de l’empereur François-Joseph auquel il doit son prénom, Kafka se métamorphose en Tchèque le 28 octobre 1918, date de proclamation de l’indépendance de la République tchécoslovaque. Avant de mourir de la tuberculose en 1924, il rédige sur une carte de visite un testament où il engage l’écrivain Max Brod à détruire toutes ses œuvres après sa mort. Brod, dans sa sagesse d’imprésario, désobéira.

« 16 mètres cubes de documents »

En 1939, Hitler envahit la Tchécoslovaquie. Brod gagne la Palestine, avec une petite valise pleine de manuscrits de Kafka, dont « le Procès ». Il s’établit à Tel-Aviv. Veuf mais non inconsolé, il fait don en 1952 de ses archives à la mère d’Eva Hoffe et de Ruth Wiesler, Esther Hoffe, sa secrétaire et sans doute sa maîtresse.

C’est une jolie femme mariée, avec cela une poétesse. En 1961, tandis que les nièces de Kafka confient les manuscrits du « Château » et de « l’Amérique » à l’université d’Oxford, Brod désigne Esther Hoffe comme son unique exécuteur testamentaire.

Dans la clause numéro 11 de cet acte, il précise que Mme Hoffe décidera elle-même, quand elle viendra à mourir, du lieu où ces documents seront placés. Sans plus de précisions, il mentionne la Bibliothèque nationale d’Israël, la Bibliothèque de Tel-Aviv, mais aussi « toutes autres archives publiques en Israël ou à l’étranger ».

Dès lors, la gardienne veille jalousement sur son magot. Max Brod doit même se cacher pour entrer dans la caverne d’Ali Baba : « Venez chez moi, je vous montrerai des textes inédits de Kafka, mais venez l’après-midi, quand Esther sera partie », souffle parfois le dramaturge à deux acteurs de Habimah, le théâtre national d’Israël.

Depuis la mort de Max Brod en 1968, la Bibliothèque nationale d’Israël dispute ce legs aux Hoffe. En 1970, Esther Hoffe partage la succession avec ses filles, en trois parts égales. En 1974, elle est arrêtée à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv pour présomption de tentative de contrebande. Dans ses bagages, on trouve des photocopies de trois cartes postales écrites par Kafka et l’original du Journal de Max Brod.

Un archiviste de la Bibliothèque nationale d’Israël est dépêché à son domicile, rue Spinoza, où elle vit avec Eva. Il découvre « 16 mètres cubes de documents » relatifs à Brod et à Kafka. Il exige de voir les originaux des trois cartes postales de Kafka. On refuse de les lui montrer.

« C’était une autre époque, explique l’avocat Meir Heller, 40 ans. Tous les protagonistes venaient d’Europe centrale. Ils partageaient la même culture. Ils avaient survécu à la guerre. Monsieur l’archiviste correspondait avec Esther Hoffe en allemand. On était gentil, poli, prompt au pardon. On craignait le scandale d’un procès public. J’appartiens à une génération qui ne confond pas la loi et les sentiments, une génération qui appelle un escroc un escroc. »

Notons que la famille Hoffe n’est pas la seule, en Israël, à vendre des textes de Kafka. A la fin des années 1970, les héritiers de l’éditeur Salman Schocken (auquel Max Brod avait offert les droits mondiaux de Kafka en 1935) vendirent à des collectionneurs allemands les lettres de Kafka à Felice Bauer et à Milena Jesenska.

« Je regrette évidemment que les Schocken aient vendu ces textes précieux, mais non qu’ils les aient vendus à des Allemands… », confie la petite-fille de Salman Schocken, Racheli Edelman, présidente des éditeurs israéliens et sœur de l’éditeur Amos Schocken, puissant propriétaire du journal « Haaretz »« J’ajoute qu’il n’y a aucun lien entre les Schocken et les Hoffe. »

En 1988, Esther Hoffe pactise à son tour avec les Allemands en signant un contrat avec l’éditeur Artemis & Winkler, par lequel elle cède ses droits pour la publication du Journal inédit de Max Brod – celui-là même qu’elle cachait dans ses bagages en 1974, à l’aéroport Ben Gourion.

Elle reçoit une somme à cinq chiffres, mais ne livre jamais le texte de Brod aux éditeurs. La même année, elle vend le manuscrit du « Procès » au musée de Marbach. « C’était au Sotheby’s de Londres, raconte l’avocat Meir Heller. Le manuscrit venait de Suisse. » Il ajoute : « Actuellement, Eva Hoffe soutient qu’il n’y a plus de documents dans son appartement, ce dont je doute fortement, même si nous savons qu’une grande part des archives de Brod qu’elle détient se trouve dans cinq coffres des banques Leumi et Discount Bank, à Tel-Aviv, et dans quatre autres coffres de la banque UBS à Zurich. » Certaines sources affirment, par exemple, que le manuscrit de « Préparatifs de noces à la campagne » serait rue Spinoza, dans le pipi de chat.

Donation ou héritage ?

La question juridique est de savoir si la famille Hoffe a acquis les archives de Max Brod par donation ou par héritage. Si c’est une donation, alors les deux sœurs en disposent. Si c’est un héritage, le testament de Brod rédigé en 1961 est contredit, affirme Meir Heller, « par une lettre de 1964 au philosophe Felix Weltsch, un ami de Kafka, où Brod parle d’un codicille selon lequel il lègue ses archives, non à Esther Hoffe, mais à Weltsch. Partant, les Archives allemandes de Marbach ont un problème : elles ont acheté en 1988 le manuscrit du “Procès” qui, de fait, n’appartenait pas à Esther Hoffe. Nous n’avons pas le codicille lui-même, mais il est peut-être dans les coffres en Suisse », ajoute le matois défendeur.

Autre mystère : où est l’argent des contrebandières Hoffe ? L’appartement de la rue Spinoza n’a rien de la demeure de Paris Hilton. Quand Esther Hoffe est morte en 2007, à l’âge de 102 ans, elle avait un million de dollars en cash sur son compte en banque. « C’est l’argent qu’Esther Hoffe a perçu de l’Allemagne en tant que survivante de l’Holocauste », nous jure Me Uri Zfat, l’avocat d’Eva Hoffe, à Tel-Aviv.

« Nous savons que la famille Hoffe a aussi un peu d’immobilier à Netanya… Pour le reste, c’est encore une énigme… Mais plus pour longtemps », dit Meir Heller. Car le procès qui oppose la Bibliothèque nationale d’Israël et la famille Hoffe semble prendre un tournant essentiel : la Cour suprême d’Israël ayant débouté Eva Hoffe de son second appel, la justice a ordonné d’ouvrir les coffres qu’elle possède à la banque UBS de Zurich, les 19 et 20 juillet.

Meir Heller ajoute : « A l’ouverture des coffres, je pense que mon premier coup de téléphone sera pour l’ambulance… Je crains que notre vieil archiviste, à Zurich, succombe à une crise cardiaque en découvrant les merveilles inconnues de Kafka… »