La sociologue déplore le « discours antisémite qui s’ignore » d’une partie de la gauche occidentale, et s’inquiète des menaces, extérieures comme internes, contre la démocratie israélienne.
C’est le cri d’alarme d’une éminente intellectuelle, juive et de gauche. Depuis l’attaque du 7 octobre 2023, Eva Illouz déplore le « gouffre » qui s’est creusé entre les Israéliens progressistes et une partie de la gauche occidentale, rangée derrière le Hamas. Sociologue, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteure de Pourquoi l’amour fait mal (Seuil), du Capital sexuel (avec Dana Kaplan) ou de Happycratie (avec Edgar Cabanas), la Franco-Israélienne ne peut pourtant pas être soupçonnée d’aucune sympathie pour le Premier ministre Benyamin Netanyahou, qu’elle qualifie de « pire chef de gouvernement de toute l’histoire israélienne ». Mais pour Eva Illouz, les militants propalestiniens se sont radicalisés et propagent souvent un « discours antisémite qui s’ignore ». Tout en critiquant la riposte israélienne « disproportionnée » à Gaza, elle déplore le « deux poids, deux mesures » dans les indignations qui fait que les jeunes manifestants occidentaux ne semblent, par exemple, nullement se soucier de la guerre impérialiste menée par Vladimir Poutine en Ukraine.
Pour L’Express, la sociologue analyse aussi la double menace qui pèse, selon elle, sur la démocratie israélienne, de l’extérieur comme de l’intérieur, du fait du clivage entre laïques et religieux et du cynisme de Netanyahou. Pour elle, la paix dans la région, qui passera par une solution à deux Etats, ne pourra se faire qu’avec une contribution de pays arabes comme l’Arabie saoudite. Entretien.
L’Express : On a l’impression chez vous d’un fort sentiment d’abandon par une partie de la gauche occidentale depuis le 7 octobre 2023…
Eva Illouz : C’est plus que de l’abandon. Autour de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler la question juive, un gouffre s’est ouvert. Célébrer un groupe comme le Hamas, une organisation terroriste fondamentaliste qui appelle à l’élimination pure et simple de l’Etat d’Israël et des juifs, brouiller tous les repères qui faisaient de la Shoah un événement unique de l’histoire européenne en qualifiant les Israéliens de « nazis », faire d’Israël l’épicentre du mal radical, il s’agit là d’un discours qui vise délibérément à inverser toutes les valeurs et les points de repères, et peut plus être intelligible pour les partisans de la gauche sociale-démocrate. C’est un discours antisémite qui s’ignore. Cela nous ferait presque regretter l’antisémitisme de l’extrême droite qui lui, au moins, s’affiche et se revendique comme tel.
A propos des manifestations propalestiniennes sur les campus, vous avez écrit dans la revue K. que « ces étudiants » étaient « à mille lieues de ceux qui avaient protesté contre la guerre du Vietnam ». Pourquoi ?
Dans les années 1960-1970, les étudiants manifestaient contre le fait que d’autres jeunes Américains allaient se faire tuer. C’était une cause proche d’eux. La question palestinienne, qui est devenue centrale pour ces jeunes gens, est une cause lointaine, et on ne peut que se demander pourquoi l’impérialisme agressif de la Russie, de la Chine ou de l’Azerbaïdjan ne les inspire pas autant. On me dira que c’est parce qu’Israël est un allié des Etats-Unis, mais c’est vrai aussi de la Turquie ou de l’Egypte, et nous n’avons vu personne manifester contre leurs violations des droits de l’homme. Cela ne veut pas dire qu’Israël est innocent. Loin de là. Benyamin Netanyahou a mené et continue de mener une politique criminelle dans la Cisjordanie et a tout fait pour miner de l’intérieur le processus de paix depuis trente ans.
Deuxième différence, l’université actuelle est progressiste, alors que dans le passé, elle représentait plutôt l’establishment et les classes dominantes. Les universités sont à la fois devenues plus riches, et plus à l’écoute des mouvements féministes ou LGBTQ, et des racisés. Les étudiants sont désormais très protégés par leur institution qui partage leurs valeurs. Donc, comparé aux protestations contre la guerre du Vietnam, il ne s’agit plus d’un affrontement entre les étudiants et les autorités, mais plutôt d’un affrontement entre plusieurs minorités. En 1968, les manifestations n’excluaient pas un groupe en particulier, il s’agissait d’un mouvement inclusif, tous étaient réunis sous la bannière des droits civiques universels. Alors qu’aujourd’hui, le mouvement propalestinien a exclu les juifs sionistes en les stigmatisant. Non seulement ils sont écartés, mais les slogans « éliminationistes » de ces manifestations ont des relents antisémites. C’est la première fois que des minorités se confrontent de telle façon au sein même des universités. C’est la première fois qu’une minorité se sent ainsi victime d’expressions publiques d’une hostilité assez violente. Or les institutions académiques sont très mal équipées pour arbitrer entre plusieurs groupes qui s’affrontent en leur sein.
J’ajouterai enfin qu’en 1968, les idées politiques étaient authentiquement révolutionnaires, on voulait changer la sexualité et la domination raciale, on voulait arrêter une guerre insensée. Les protestations d’aujourd’hui cautionnent, parfois explicitement et souvent implicitement, une organisation terroriste qui vise au génocide des juifs. C’est vous dire dans quel monde inverse cette gauche vit.
Etes-vous arrivée à échanger avec des représentants de cette gauche, que vous qualifiez d' »identitariste », au sujet de Gaza ?
Non. Il y a quelques mois, j’ai essayé de parler avec un représentant du syndicat Solidaires, mais ils ont refusé. J’ai aussi essayé d’échanger par mail avec des personnes qui estiment que ces manifestations sont inoffensives, mais il est difficile d’avoir un débat. Chacun a le sentiment que l’autre représente non pas un adversaire idéologique mais le mal lui-même. Chacun voit facilement dans l’autre un nouveau « nazi ». Pour beaucoup de juifs, les positions actuelles d’une partie de la gauche génèrent de l’angoisse, et nous rappellent de vieilles menaces parce que les positions palestiniennes se sont radicalisées. Elles veulent revenir à 1948 et non à 1967. Elles sont « éliminationistes ». Israël est le seul pays au monde a propos duquel nous avons cette discussion. A l’inverse, les manifestants condamnent corps et âme ce qu’ils considèrent être un « génocide » à Gaza, et associent tous les sionistes, même de gauche, à de nouveaux nazis. Chacun des deux camps a nazifié l’autre…
Vous êtes très critique de la politique de Benyamin Netanyahou. Mais à propos de la riposte israélienne à Gaza, vous estimez qu’ »au regard de l’Histoire, Israël n’a pas agi pire que le reste de l’humanité »…
Je ne suis pas une experte militaire. On ne peut répondre à cette question qu’en comprenant ce qui était faisable ou difficilement faisable dans le cadre d’une guerre. La guerre entre Israël et le Hamas a été motivée par une attaque en territoire souverain. Dans un cas pareil, le droit international stipule qu’un Etat a le droit de répondre. Des spécialistes comme Michael Walzer qui a beaucoup réfléchi sur la notion de guerre juste, soulignent qu’il n’y a pas de précédent à ce type de guerre (parce qu’il y a une ville souterraine, parce que les civils sont des boucliers humains, à cause de la densité urbaine…)
De plus, nous avons des preuves qu’Israël a pris des précautions importantes pour évacuer la population civile. Le Hamas n’a jamais invité sa population à rejoindre les souterrains pour se protéger, parce que c’est la population civile qui défend les terroristes et non l’inverse.
Mais je pense aussi que le déploiement de la force militaire israélienne a été disproportionné, qu’il y a des crimes de guerre, qu’on a torturé et tué des prisonniers, que beaucoup trop de gens innocents sont morts, et qu’ils ont peut-être utilisé la famine comme moyen de guerre. Israël nie ces faits et il faudra mettre en place une commission d’enquête pour en avoir le cœur net. Hélas, je crois aussi qu’un groupe de personnes, qui appartiennent à la mouvance messianiste, ne serait pas mécontent de commettre un nettoyage ethnique. Une branche de l’extrême droite israélienne, si elle pouvait expulser les Gazaouis de leur territoire, le ferait. Mais il est très difficile dans cette guerre de démêler ce qui est légitime défense israélienne, ce qui est crime de guerre israélien et ce qui est dû à la conduite criminelle du Hamas vis-à-vis de son peuple. On fait comme s’il était facile de démêler cet écheveau. Je suis atterrée par la quantité de morts, mais je résiste à l’amalgame qui est fait constamment entre guerre et génocide. Cet amalgame efface la complexité insoutenable de la guerre.
La guerre est toujours monstrueuse. Les guerres posent des dilemmes qu’il est parfois impossible de résoudre de façon morale. Mais aucune guerre n’a été autant scrutée que celle de Gaza. L’attaque de Poutine contre l’Ukraine est elle aussi une pure agression sans aucune justification, et qui a provoqué un massacre de civils. Mais on est obligé de constater qu’il y a un deux poids deux mesures. Les jeunes manifestants occidentaux se concentrent sur Gaza, parce qu’Israël est dans leur imaginaire l’épicentre du mal. Netanyahou – que je suis loin de porter dans mon cœur – provoque une haine irraisonnée qu’un ennemi déclaré de l’Occident comme Poutine ne provoque pas.
Selon vous, Israël fait aujourd’hui face à de nombreuses menaces, de l’extérieur comme à l’intérieur…
On pense que la guerre représente la plus grande menace qui pèse sur Israël. D’une certaine façon, c’est le cas, car l’Iran et ses alliés se montrent plus agressifs. Avec les Houthis, un nouveau front a été créé au Yémen depuis quelques années. A travers le 7 octobre, le Hamas a osé une attaque sans précédent. Israël a des fronts chauds au Liban, à Gaza et en Cisjordanie, même si je précise que sur ce territoire, les colons juifs se comportent très souvent de manière odieuse, commettant notamment des raids racistes. Mais cela n’empêche pas le fait qu’une nouvelle intifada puisse être provoquée par la population cisjordanienne. Et pour la première fois, l’Iran a osé attaquer directement Israël le 13 avril. Il me semble ainsi qu’Israël soit le seul Etat au monde dans cette situation géopolitique. Aucun autre pays n’a autant d’ennemis souhaitant le faire disparaître de la surface de la terre. Et il faut rappeler qu’Israël est une enclave. On ne peut en sortir qu’en avion.
Mais la vraie menace qui pèse sur Israël est d’abord une menace interne, avec deux causes de nature différente. La première, structurelle, concerne les relations entre laïques et ultra-orthodoxes. Ce pays s’est construit sur un contrat social qui n’a aucun équivalent au monde : une minorité de plus en plus grande reposant sur trois groupes – les ultra-orthodoxes et une grande partie de la communauté arabe et des colons – se retrouve subventionnée par un groupe décroissant qui travaille et s’avère économiquement productive. Là encore, c’est une situation unique au monde. Aucun autre pays n’a un tel groupe de personnes, en pleine croissance démographique, qui soit financé par le reste de la population. Je pense cependant que les élites israéliennes n’accepteront plus ce contrat social. Le 7 octobre a montré à quel point la situation n’est plus acceptable. Ce sont les communautés laïques qui ont été meurtries par l’attaque du Hamas. Et ce sont toujours ces mêmes communautés laïques qui se sont mobilisées face à cette attaque.
La deuxième cause est conjoncturelle : c’est le fait que les responsables qui gouvernent aujourd’hui Israël sont vus par un fort pourcentage de la population israélienne, et à juste titre, comme des criminels. C’est une cacocratie, le gouvernement des pires. Netanyahou, on ne le répétera jamais assez, est le pire chef de gouvernement de toute l’histoire israélienne et comme le disait le journaliste américain Thomas Friedman, de l’histoire juive.
Justement, comment expliquer la longévité de Benyamin Netanyahou qui, en dépit du fiasco sécuritaire du 7 octobre et de l’isolement croissant d’Israël sur la scène internationale du fait de sa riposte à Gaza, se maintient toujours au pouvoir ?
La première explication, c’est le scrutin proportionnel absolu en Israël qui crée une politique très complexe de coalitions. Netanyahou est incompétent comme chef de gouvernement mais maître dans l’art du jeu des coalitions. Il sait très bien comment manipuler et naviguer dans cette politique très complexe.
Ensuite, Netanyahou a attisé le ressentiment de classes entre Mizrahim et Ashkénazes [NDLR : les juifs mizrahim sont généralement originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, tandis que les juifs ashkénazes viennent historiquement d’Europe de l’Est]. Il a su utiliser cette grande injustice historique faite aux Mizrahim, en la transformant en ressentiment radical. La politique israélienne est aujourd’hui infestée par les passions tristes. Si Netanyahou est si détesté, c’est qu’il a utilisé à outrance ces divisions, faisant sans cesse appel à la haine entre groupes au sein de la société israélienne.
En ce sens, Netanyahou a précédé Donald Trump. Il correspond pleinement à la définition du tyran, car le tyran est celui qui favorise son bien-être à celui de son peuple, et se maintient au pouvoir en créant de l’animosité plutôt que de la solidarité, et génère un sentiment général de haine entre les groupes. Menahem Begin [NDLR : Premier ministre du Likoud de 1977 à 1983], qui était pourtant dans le même camp politique que lui et a même eu un passé de terroriste, défendait les notions d’unité nationale et de peuple. Il a choisi la paix. Begin aimait son peuple. Netanyahou, lui, ne l’aime pas. Il a opté pour une politique fondée sur la gestion permanente du conflit, condamnant Israël à rester sur le pied de guerre indéfiniment et à devenir un Etat paria. Il a une attitude cynique par rapport à ce qu’il appelle les élites de gauche – elles ne le sont pas, elles sont juste démocratiques – les comparant à des traîtres, tout en les utilisant économiquement. Israël ne peut survivre que dans l’unité. Or Netanyahou a contribué comme nul autre à une fragmentation sans précédent de la société israélienne.
Si des personnes ont continué à voter pour lui, c’est qu’il les a convaincues qu’il était « Monsieur sécurité ». Mais le 7 octobre a montré à quel point il s’agit d’un mensonge grotesque. Netanyahou a été averti plusieurs fois par son armée sur les risques d’une attaque du Hamas. Les manifestations contre sa réforme judiciaire représentaient également un danger sécuritaire pour Israël. Mais il a ignoré tout ça, car sa survie politique, à ses yeux, était bien plus importante. Les leaders qui promettent l’ordre et la loi sont souvent les mêmes qui amènent le chaos.
La véritable ambition du Hamas n’est-elle pas de pousser la démocratie israélienne vers la crise ?
Très peu de pays sont aussi dépendants qu’Israël du soutien international comme du soutien de sa population juive externe, ainsi que de sa capacité à créer de la confiance chez les investisseurs étrangers. Israël semble fort, mais en réalité, il est très vulnérable. C’est un jeu de cartes qui peut s’effondrer facilement. Dans ce contexte, la démocratie lui est absolument essentielle. Je ne crois pas qu’Israël puisse s’inspirer d’un modèle autoritaire comme celui de Singapour. On voit aujourd’hui à quel point l’Etat hébreu a besoin d’une légitimité internationale. De plus, Singapour n’est pas entouré d’ennemis. La richesse humaine et économique d’Israël est intimement liée à son régime démocratique.
Le rêve du Hamas est effectivement de saper cette légitimité d’Israël. La stratégie d’un Etat semi-terroriste comme la Russie est d’affaiblir son ennemi en le maintenant en état de crise permanente. De la même façon, Yahya Sinwar [NDLR : le chef du Hamas] a compris, mieux que ses prédécesseurs, qu’Israël avait des faiblesses structurelles, et qu’il fallait les utiliser en jouant sur le temps long. Le Hamas compte sur les divisions profondes au sein de la société israélienne, et sur le fait que celle-ci ait été kidnappée par les ultra-orthodoxes et les colons. Deux groupes fondamentalistes menacent ainsi Israël de façon différente.
Croyez-vous encore à une solution à deux Etats ?
L’Etat unique pour deux populations n’est plus envisageable à mon avis. Cette solution est morte. Peut-être pourra-t-elle revenir dans une génération. Mais le 7 octobre restera pour longtemps inscrit dans les consciences. Les autres options ? Soit on reste sur un statu quo de domination militaire, ce que souhaite l’extrême droite israélienne. Ou bien on arrive à créer deux Etats, la seule véritable solution à ce conflit. Il faut absolument créer une coalition internationale qui inclue l’Arabie saoudite, la Jordanie, et les Palestiniens sans le Hamas. Le problème, c’est qu’il sera difficile de déplacer tous les colons juifs hors de Cisjordanie. Et qu’il sera difficile de faire renoncer aux Palestiniens leurs rêves éliminationistes. Chaque jour qui passe rend cette question de plus en plus délicate, ce qui est bien le but de l’extrême droite.
Mon espoir, c’est que les pays arabes et Israël puissent arriver à une solution ensemble. L’extraordinaire alliance déployée le 13 avril contre l’Iran, qui a réuni la Jordanie, l’Arabie saoudite, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, peut servir de modèle. On peut imaginer une telle alliance, non pas militaire, mais politique, et qui fasse preuve d’initiative et de générosité sur le dossier israélo-palestinien. Israël doit en tout cas contribuer à toutes les initiatives des pays arabes pour arriver à une paix juste et durable dans la région.
Thomas Mahler