Face aux idées reçues à propos du conflit israélo-palestinien, il faut rétablir quelques vérités historiques concernant la Nakba, le droit au retour ou les intentions génocidaires, explique l’historien Georges Bensoussan.
S’il faut demander aux Juifs de surmonter leur mémoire traumatique, pourquoi ne pas demander en même temps aux Palestiniens de se libérer de leur passé en renonçant à s’enkyster dans un statut de victime progressivement détaché de toute réalité. Car il n’y aura de retour pour personne, ni pour eux ni pour le million de Juifs évincés ou chassés du monde arabe, dont 750 000 d’entre eux sont arrivés en Israël entre 1945 et 1970, spoliés de leurs biens et sans le secours d’un seul dollar des Nations unies.
Parce que ce passé ne passe pas, nous dit-on, il est nécessaire d’y faire retour. Sur les 750 000 Palestiniens de l’exode de 1948 (Nakba), 400 000 ont été chassés par les Israéliens. À l’issue de la guerre, en 1949, 80 % de ces réfugiés résidaient sur le territoire de l’ancienne Palestine mandataire, et il n’y avait donc aucune raison de les enfermer dans des camps de personnes déplacées. Au même moment, 24 millions de réfugiés allemands, hindous et pakistanais se retrouvaient errants eux aussi.
Aucun d’entre eux n’a plus aujourd’hui le statut de réfugié. De là cette situation, unique au monde, d’un statut de réfugié transmis héréditairement, des parents aux enfants. Ce caractère exceptionnel accordé à la question palestinienne l’érige en « question éternelle et sans solution ». Ce qui revient à dire que l’existence de l’État d’Israël est perpétuellement sous condition, provisoire et précaire ad aeternam. Une existence « tolérée »au regard de la Shoah, et une tolérance sur laquelle on pourrait revenir si l’État juif venait à « dépasser les bornes ».
L’amnésie fait tache d’huile
Dans le narratif arabe, la mémoire des Juifs du monde arabe a disparu, comme si les Israéliens n’étaient habités que par la seule mémoire de la Shoah, comme si l’État d’Israël s’était figé à l’heure du procès Eichmann en 1961. En oubliant que la moitié de la population israélienne d’aujourd’hui est constituée de descendants de Juifs arabes évincés (et spoliés pour beaucoup) de leurs patries de naissance.
Évoquer la Nakba sans un mot pour ces Israéliens originaires du monde arabe (ou leurs descendants) laisse entendre que les États arabes n’auraient aucune responsabilité dans le départ de ces antiques communautés présentes bien avant l’arrivée de l’islam. C’est penser que seuls les Arabes palestiniens auraient l’apanage d’une mémoire traumatique. Or l’épuration ethnique des Juifs du monde arabe est pourtant une réalité reconnue, y compris même aujourd’hui par des Juifs antisionistes et sévères contempteurs de l’État d’Israël. « À la lumière des preuves récemment publiées par le Sénat irakien et par la police de l’époque, je pense qu’il est temps de repenser le sens de cet exode « volontaire ». « C’était une expulsion, note en avril 2024 l’universitaire d’extrême gauche Zvi Ben-Dor Benite, d’origine irakienne. Il ne fait aucun doute que l’État d’Israël nouvellement créé a attiré les Juifs et conclu des accords au-dessus de leurs têtes. Mais l’Irak a quand même déporté ses Juifs. »
La Franco-Syrienne Rima Hassan, native de Syrie, à la grande « surprise » des opposants à la dictature syrienne, comme Omar Youssef Souleimane, entre et sort librement de cet État ultrapolicier et militarisé. Cet étendard des droits de l’homme n’a visiblement aucune mémoire du calvaire enduré par les Juifs de son pays à l’époque de Hafez el-Assad. Toutefois, on n’en serait pas là si les Juifs avaient accepté de demeurer des dhimmis, comme le préconise l’article 31 de la charte du Hamas (adoptée le 18 août 1988), annulant, ce faisant, les réformes de l’empire ottoman de 1856.
L’amnésie fait tache d’huile et occulte systématiquement, comme le note l’historien français Pierre Vermeren, que les États arabes « ont chassé ou vendu leurs Juifs nationaux [un million de personnes au départ], ce qui a doublé la population juive israélienne ». Tandis que ces mêmes pays arabes, ajoute-t-il, « trouvent normal que l’État hébreu héberge des millions d’Arabes palestiniens ». Une amnésie qui alimente une stupéfiante inversion victimaire quand la purification ethnique prêtée à l’État d’Israël est bel et bien une réalité du monde arabo-musulman d’hier et d’aujourd’hui, comme lorsqu’en septembre 2023, dans une indifférence quasi générale, 120 000 Arméniens chrétiens du Haut-Karabakh étaient expulsés par l’Azerbaïdjan d’une patrie où leur présence est attestée bien avant l’arrivée de l’islam.
L’islam intégriste qui préside aujourd’hui au rejet arabe donne paradoxalement toute sa signification au mouvement sioniste en tant que mouvement de « décolonisation »de la minorité juive par rapport au maître musulman, comme le montre la genèse de l’idée nationale juive dans la Palestine des années 1860-1914. Un mouvement de libération endogène d’une terre ancienne qui parle l’hébreu depuis trois mille ans, recouverte sous les strates byzantine, arabe et turque. La forme nationale prise par l’identité juive au XIXe siècle ne pouvait s’enraciner que sur cette terre dont le nom, rappelé quotidiennement dans la liturgie, est au cœur le plus intime de l’être juif.
Ici, l’anticolonialisme a le visage du Juif dominé d’hier qui se rebelle contre le maître musulman. Il a la figure du révolté juif qui, s’avisant de parler d’égal à égal avec son ancien maître, fait vaciller l’équilibre du monde ancien. C’est ce « désordre » que la violence du 7 octobre 2023 est venue mater. On touche là au noyau anthropologique le plus profond de ce conflit, à l’impossibilité d’une partie importante des sociétés arabo-musulmanes d’accepter l’altérité sur un pied d’égalité. Et l’ironie est féroce qui voit ce combat mené par l’islam intégriste, aux antipodes de l’esprit des Lumières, travesti en lutte « progressiste » par une cohorte d’imbéciles.
Ici réside la continuité historique entre les violences d’hier et celles d’aujourd’hui, dans le refus d’une souveraineté des Juifs comme peuple sur cette terre et dans l’impossibilité de penser le compromis politique. La violence de 2023, c’était déjà celle du mois d’août 1929 qui laissa les contemporains « sidérés » (sic). « Parmi les tués, notait dans ses carnets le sénateur français Justin Godart, un instituteur de Tel-Aviv tué et gorge dépecée, un beau-père, fils du rabbin, faisait sa prière, on l’a scalpé et ôté cervelle, belle-mère coupé le ventre et retiré les intestins. » C’était en 1929, il y a 95 ans, dans une Palestine arabe prise sous la terreur du clan Husseini qui avait fait taire les voix arabes discordantes par une litanie d’assassinats. Fondé en 1987, le Hamas, épigone des Frères musulmans égyptiens, est l’héritier de cette mouvance idéologique qui, à l’instar des Husseini de 1948, tient en coupe réglée une population qui étouffe. C’est là aussi le parallèle le plus frappant à 75 ans de distance.
Si « la Nakba est l’élément qui bloque tout », comme on le lit parfois, alors revenons sur le fil des événements des années 1947-1949, sans omettre la façon dont certains États arabes se sont alors vengés sur leurs minorités juives. Une Nakba (au sens de l’expulsion) inséparable des massacres du mois d’août 1929, 19 ans plus tôt à peine, qui hantent les mémoires de la société juive. Inséparable des massacres perpétrés dans les premiers mois de 1948, quand tous les membres des convois juifs tombés en embuscade, combattants et civils mêlés, adultes et enfants, sont massacrés. Inséparable du massacre le 8 avril 1948 de 50 prisonniers juifs après la mort du chef palestinien Abdel Kader al-Husseini, la veille du massacre commis par des troupes juives à Deir Yassin. Inséparable de l’extermination du convoi sanitaire du Maguen David Adom le 13 avril 1948 à la sortie de Jérusalem et du massacre de près de 150 combattants juifs du kibboutz Kfar Etzion, assassinés le 13 mai 1948, après leur reddition. « Toutes les localités juives tombées entre les mains arabes au cours de la guerre d’indépendance furent sans exception rayées de la carte et leurs habitants tués, arrêtés ou évadés, mais les armées arabes n’autorisèrent personne à rentrer chez soi après la guerre, rappelle Amos Oz. Dans les territoires conquis, les Arabes procédèrent à une “purification ethnique” bien plus radicale que celle que les Juifs pratiquèrent au même moment : des centaines de milliers d’Arabes prirent la fuite ou furent expulsés de l’État d’Israël, mais plus d’une centaine de milliers demeurèrent chez eux. En revanche, sur la rive occidentale du Jourdain et dans la bande de Gaza, sous domination jordanienne et égyptienne, il n’y avait plus un seul Juif. Leurs villages avaient été anéantis, les synagogues et les cimetières détruits. » La Nakba est aussi la conséquence de cette violence extrême qui a anéanti toute possibilité de coexistence.
Une sourde musique de mort
Aujourd’hui, c’est au nom des droits de l’homme que se tisse peu à peu une sourde musique de mort qui commence par nier le symbole des « mains ensanglantées » en le renvoyant benoîtement à l’expression « avoir du sang sur les mains ». En faisant mine d’oublier que cette photo, célèbre entre toutes, est celle du commissariat de police de Ramallah où, en octobre 2000, deux soldats israéliens ont été lynchés et écharpés à mains nues par des tueurs dont l’un montre à la foule réjouie le symbole de son crime. Une photo si célèbre qu’elle figure aujourd’hui dans l’exposition permanente du musée Yasser-Arafat à Ramallah, « parce que cette photo nous fait honte », me dit le directeur du musée en décembre 2021.
L’accusation de génocide lancée contre l’État d’Israël participe de cette musique de mort. Elle relève de la même inversion perverse qui faisait dire aux nazis que, le 5 septembre 1939, les Juifs avaient déclaré à l’Allemagne une guerre à mort à la suite des propos du président du Congrès sioniste mondial, Haïm Weizmann.
Pour preuve de l’intention génocidaire, on excipera des propos tenus par tel ou tel responsable israélien dans la foulée de la sidération générée par cette débauche de cruauté, on incriminera en particulier les propos du ministre de la Défense, Yoav Gallant, qui, dans sa conférence de presse tenue le 9 octobre 2023, deux jours après la découverte du massacre, parlait de « bêtes humaines » (« Khayot Adam ») à propos des habitants de la bande de Gaza. Cette expression courante en hébreu correspond au français « bêtes sauvages » que l’on utilise à propos d’individus sanguinaires. Faute d’une connaissance sérieuse de l’hébreu, d’aucuns ont littéralement traduit Khayot Adam par « animaux humains », manière de suggérer que Gallant voyait les Palestiniens comme les nazis voyaient les Juifs. « Quand on voit comment ils les rabattent, les pourchassent comme du gibier et les exécutent avec des hurlements de joie, notait l’écrivain David Grossman, je ne sais s’il faut les traiter de “bêtes sauvages”, mais, sans nul doute, ceux-là ont perdu figure humaine. »
Des propos génocidaires ? Il y en eut, en effet, mais ils ne choquent pas quand ils viennent des dirigeants du Hamas, à l’instar de Ghazi Hamad, membre du bureau politique du Hamas, qui déclare le 24 octobre 2023 à la télévision libanaise LBCI : « Israël est un pays qui n’a pas sa place sur notre sol. Nous devons éliminer ce pays, car il constitue un désastre sécuritaire, un désastre militaire et politique pour une nation arabe et islamique. Et il faut y mettre fin. […] L’opération “Inondations Al Aqsa” n’est que la première fois, il y en aura une deuxième, puis une troisième et une quatrième. […] Question : est-ce que cela signifie la destruction d’Israël ? Réponse : oui, bien sûr. L’existence d’Israël est illogique. »
« Il y aura d’autres 7 octobre [2023] jusqu’à ce qu’Israël disparaisse », renchérit le 1er novembre 2023, depuis le Qatar, le chef politique du mouvement, Ismaïl Haniyeh.
Une intention génocidaire ? À l’évidence, oui. Elle figure noir sur blanc dans des textes que chacun peut consulter sur Internet et dont la lecture fait litière du mythe selon lequel le Hamas accepterait désormais un État palestinien dans les frontières de 1967 – sous-entendu, contrairement à Netanyahou. Il suffit de lire. C’est l’article 20 de la charte du Hamas (dans sa dernière version, celle de 2017) : « Le Hamas estime qu’aucune partie de la terre de Palestine ne devra faire l’objet de compromis ou de concessions. […] Le Hamas rejette toute alternative à la libération complète et achevée de la Palestine, du fleuve à la mer. Cependant, sans revenir sur son rejet de l’entité sioniste et sans renoncer à aucun droit palestinien, le Hamas considère la création d’un État palestinien entièrement souverain et indépendant, avec Jérusalem comme capitale, selon les limites du 4 juin 1967, avec le retour des réfugiés et des déplacés vers les maisons d’où ils ont été expulsés, comme une formule de consensus national. » Un État dans les frontières de 1967 ne peut donc être qu’une étape.
Quant au droit international que l’État d’Israël est accusé de piétiner, la lecture de l’article 18 de la charte du Hamas remet les choses en place : « Les éléments suivants sont considérés comme nuls et non avenus : la déclaration de Balfour, le document du mandat britannique, la résolution des Nations unies sur la partition de la Palestine, et toutes les résolutions et les mesures qui en découlent ou s’y apparentent. La création d’« Israël » est entièrement illégale, contrevient aux droits inaliénables du peuple palestinien et va contre sa volonté et la volonté de la Oummah. »
Une avalanche de « leçons de morale »
L’État juif a perdu plus de 1 160 des siens en une journée, 9 000 personnes à l’échelle de la France, près de 40 000 à celle des États-Unis. Comment la France réagirait-elle ? Comment les États-Unis réagiraient-ils ? Auraient-ils l’un et l’autre pour premier souci de protéger les civils de l’ennemi ? Dès qu’il s’agit de l’État d’Israël, on assiste à une avalanche de « leçons de morale ». La clé de ce double standard et de la passion qui entoure ce conflit, la disproportion dans l’émotion par rapport à d’autres conflits plus meurtriers, la voici : l’existence de l’État d’Israël dérange l’économie psychique d’un monde occidental laïcisé mais héritier d’une conception chrétienne dans laquelle les Juifs, privés de souveraineté politique, figurent un peuple en exil et sorti de l’Histoire pour n’avoir pas su reconnaître le vrai Messie. C’est tout le sens de la théologie du « peuple témoin » développée par saint Augustin et c’est à cette aune que se comprend la porte fermée que le pape Pie X oppose le 25 janvier 1904 à Herzl venu lui demander son soutien. « La création d’Israël, tout en constituant un bien pour le peuple juif, n’a donc pas résolu le problème de l’antisémitisme, mais l’a simplement recréé sous une forme singulièrement insoluble », notait il y a quelques années l’historien britannique Hyam Maccoby. La vieille extrême droite française, elle, ne s’y est pas trompée. Dès après le 7 octobre 2023, elle sonnait l’hallali contre l’État juif dans un discours aussi violent que rassis de croyances anciennes. Le 3 janvier 2024, Rivarol titrait « Gaza : le génocide se poursuit, la famine prend de l’ampleur et le monde entier laisse faire ».