À l’époque ou j’étudiais à Jérusalem, dans les années quatre-vingt-dix, je voyageais très souvent entre la France et Israël. Je me souviens qu’a l’époque, je répétais souvent que l’endroit au monde où je me sentais le plus à la maison, c’était dans l’avion. La maison était pour moi cet entre-deux lieux, ce moment qui me reliait à ces deux espaces, deux géographies, deux sociétés, et qui me permettait de voir chacune d’elle un peu à distance.
Cette semaine, d’une certaine manière, j’en ai fait à nouveau l’expérience. Pour la première fois depuis le 7 octobre, j’ai pris l’avion qui relie ces deux pays. Je n’y étais pas retournée depuis un an environ. Pourtant, j’ai eu l’impression que cela faisait en réalité des siècles que je n’y avais pas mis les pieds tant, évidement, le monde a changé et tant les évènements nous obligent à accepter ce qui n’est plus, et ce qui ne sera plus jamais comme avant.
C’est comme s’il fallait, depuis le mois d’octobre, compter le temps autrement, non pas à la manière du calendrier civil qui nous affirme que nous sommes en 2024 , non pas comme le calendrier juif qui se dit en l’an 5784, mais à partir de cette date dans nos vies qui nous a fait basculer dans un autre temps. Peut-être qu’il faut en réalité dire que nous sommes le 237e jour de l’an 0 du monde nouveau et terrifiant.
Ou alors dire, comme le suggèrent beaucoup d’Israéliens que j’ai rencontrés, Juifs ou non Juifs, que nous sommes toujours le 7 octobre. Un jour qui ne passe pas, ou plutôt une nuit qui se prolonge indéfiniment. Nous serions alors le 7 octobre 2023, depuis 237 jours.
Effectivement, et je l’ai vu là-bas, c’est comme si le temps s’était arrêté, immobilisé ou stoppé net dans une douleur infinie qui réverbère dans toute la région, la douleur israélienne et la douleur palestinienne, le deuil israélien et le deuil palestinien, l’impossible consolation israélienne et l’impossible consolation palestinienne. La colère des uns et des autres, le désespoir des uns et des autres…
Et encore et encore je mettrai des et, quoi qu’en disent ceux qui, ici ou là-bas, veulent ne voir ou ne percevoir que la douleur d’un camp, d’un coté, d’un monde, et qui minimisent, relativisent ou carrément nient la douleur de l’autre.
Il y a tant de choses que j’aimerais vous raconter sur ce voyage bouleversant que je viens de faire. Une drasha n’y suffira pas.
Alors en quelques mots: cette semaine, j’étais officiellement invitée au Festival international des écrivains à Jérusalem et j’ai pu donner des conférences aussi à Tel Aviv et à Haïfa. J’ai surtout eu la chance et l’honneur de rencontrer des Juifs et des Arabes, des Israéliens et des Palestiniens, de partager des moments bouleversants avec des familles dont les enfants sont toujours retenus otages à Gaza, j’ai pu m’entretenir avec des parents dont les enfants sont morts au combat, qui savent qu’ils ne se relèveront jamais de leur douleur, j’ai pu dialoguer avec des Arabes israéliens dont la famille est sous les bombes à Rafah ou ailleurs, des gens qui n’ont aucune nouvelle des leurs et s’attendent, chaque minute, au pire, et se trouvent tiraillés entre leur ancrage dans la société israélienne et leur attachement au rêve palestinien.
J’ai rencontré des artistes, des chanteurs, des acteurs, des écrivains, des poètes, des chorégraphes, j’ai croisé des intellectuels, des penseurs et des rabbins, et j’ai prié avec eux pour le retour des otages, pour l’apaisement des familles en deuil, et pour les enfants palestiniens aussi… parce que non, contrairement à ce que certains veulent croire, la société israélienne que j’ai croisée n’est pas complètement insensible aux douleurs de l’autre. Il y a, comme dans tout État en guerre, des gens qui, des profondeurs de leur deuils ou de leur rage, ne parviennent plus à penser à l’autre. Mais il y a aussi des gens qui, comme des bougies dans le noir, ont décidé, même là-bas, d’envoyer d’autres lumières, de refuser de perdre leur dignité ou de nier à l’autre sa pleine humanité.
J’ai rencontré des gens qui pensent une chose et d’autres qui pensent exactement le contraire, des gens qui interrogent le sens des combats et d’autres qui les jugent nécessaires, des gens qui pensent qu’il faut se venger et d’autres qui savent que la vengeance ne mène jamais nulle part et qu’elle finit par vous emporter dans la haine et le cycle de la violence.
J’ai parlé avec des gens qui soutiennent l’opération militaire et d’autres qui interrogent son sens aujourd’hui.
J’ai parlé avec des gens qui m’ont expliqué pourquoi ils soutiennent le gouvernement et d’autres qui m’ont dit pourquoi ils ne pardonneraient jamais à leurs dirigeants de les avoir menés là, et pourquoi ils exigent maintenant de nouvelles élections.
J’ai parlé avec des gens qui ont perdu confiance en l’autre et ne croient plus en la paix, mais aussi avec d’autres qui, plus que jamais, sont prêts à se battre pour une solution à deux États, pour que – pardon pour l’expression –, from the river to the sea, du fleuve jusqu’à la mer, il y ait de la place pour l’autre, qu’il y ait de l’apaisement, du respect, de la reconnaissance, de la dignité pour tout le monde.
Peut-être que c’est ça ce que ce slogan devrait porter sur tout ce qu’on lui a fait dire.
Celui-là plutôt que tous ceux que je vois s’afficher sur les murs de nos villes européennes, sur les esplanades d’université américaines ou dans les manifestations où tant de passions se déchaînent; et ici, où on agite des mots, des cris de façon tellement manichéenne et souvent sans culture de la région, de l’histoire du conflit, ou plus exactement sans souci véritable pour ceux et celles qui y vivent et devront y vivre ensemble.
Car la situation pourrait être ainsi résumée, finalement de façon assez simple: il ne sert à rien aujourd’hui de se dire pro-israélien ou pro palestinien. La seule position digne, à mon sens, l’unique engagement utile, c’est d’être pro-paix, pro-avenir commun, pro- reconnaissance qu’il devra y avoir de la place pour les uns et les autres.
Depuis le Proche-Orient où j’entendais des paroles diverses, des voix complexes, des désaccords exposés devant moi, parfois de façon très extrême, j’assistais à distance au spectacle de ce que les médias me renvoyaient de la scène européenne. Et je dois dire que les bras m’en tombaient.
Je regardais les images de ces tags dans les rues de Paris qui disaient “Mort aux sionistes”, qui dénoncent un “génocide”, les appels au boycott des institutions culturelles israéliennes, tout ce qui cherche à caricaturer le conflit, à ne voir la douleur que d’un côté et la brutalité de l’autre, à s’imaginer que le deuil est d’un côté et que la barbarie est de l’autre, que l’on peut impunément déshumaniser un camp, et dire comme l’a fait un élu de la France insoumise cette semaine, que “Non, nous n’appartenons pas à la même espèce humaine”.
Cette semaine, j’ai pensé à nouveau à une phrase que j’ai répétée bien souvent depuis le 7 octobre et que je répèterai encore et encore: je peux comprendre qu’au Proche-Orient, la douleur et le deuil immense des Israéliens et des Palestiniens les empêchent de ressentir ou penser la souffrance de l’autre, fasse grandir leur indifférence ou leur esprit de vengeance, mais je ne pardonnerai pas et ne trouverai aucune excuse valable à ceux qui, aujourd’hui, ici, à des milliers de kilomètres, sont incapable d’empathie pour tous, incapables de reconnaître l’immensité des deuils, des souffrances, des traumatismes et des injustices que les uns et les autres subissent.
Cette semaine, au Festival international des écrivains à Jérusalem, j’ai beaucoup réfléchi à la force et à la promesse éternelle de la littérature. Cela peut paraît bien décalé et dérisoire face à la douleur des enfants de Rafah et des mères israéliennes qui ne verront pas revenir leurs enfants. Mais j’ai pensé à ce que permettent l’écriture et la lecture: se mettre, ne serait-ce qu’un instant, dans la peau d’un autre, d’un personnage dont l’histoire, le monde, la culture et la douleur ne sont pas les nôtres mais avec lequel il nous est donné d’être en empathie. Et je me suis dit que cette capacité-là était sans doute ce qui manquait le plus à l’humanité autour de nous et ce qu’il nous fallait tenter de retrouver.
Pardon de vous livrer dans ce sermon et un peu en vrac mon ressenti de cette semaine en Israël.
Je suis consciente que certains auraient préféré que je parle, comme chaque semaine ou presque, de l’épisode de la Torah que nous lisons dans toutes les synagogues, de cet extrait du Lévitique que nous lisons ce shabbat et qui constitue ce qu’on appelle la parasha de la semaine.
Mais en lieu et place de cette lecture de parasha, je vous invite à réfléchir à ce que signifie aussi en hébreu le mot parasha. Il ne désigne pas que l’extrait de la Torah qu’on lit dans les synagogues. En hébreu, il est au cœur d’une expression qui désigne un “carrefour”: on appelle en hébreu une intersection parashat drakhim, la parasha des routes, l’endroit où se croisent les chemins et où plusieurs voies se présentent à nous, plusieurs routes qu’il nous est possible d’emprunter.
Nous sommes, me semble-t-il, au lieu de la parasha, à la parashat drakhim, à l’intersection entre bien des chemins possibles. Et la route que nous emprunterons, aussi bien ici que là-bas au Proche-Orient, par nos actions ou par nos mots, déterminera l’avenir.
Nous sommes dans un temps suspendu entre des mondes, exactement comme on l’est en avion entre des pays. Et ce 237e jour après la catastrophe pourrait, si nous le voulons, être aussi le tout premier d’un autre temps. Il suffit pour cela de faire ensemble le choix d’un peu plus d’intelligence, de mesure, de dignité, de culture historique et d’empathie.
Shabbat shalom
Delphine Horvilleur