Élu démocratiquement, l’universitaire a commis un coup d’État, fait emprisonner ses opposants, muselé la presse et la société civile, … Une révolution copernicienne pour la Tunisie.
La colère est froide, martelée par une diction à nulle autre pareille. L’homme détache les mots comme un cheval mâche son fretin : « La justice équitable est le fondement de tout État, mais il y a des campagnes émanant des partis qui ont pris l’habitude de se jeter dans les bras des cercles coloniaux. » Depuis le palais de Carthage, ces envolées accusatrices et tiers-mondistes se font entendre un soir sur deux via les vidéos du président tunisien, Kaïs Saïed, diffusées sur la page Facebook. Il règne depuis ce palais spectaculaire, grand comme une ville de trois mille habitants, comptant plus de 350 pièces avec port particulier et une garde présidentielle de deux mille neuf cents hommes.
À l’automne 2019, Kaïs Saïed y est entré en démocrate légitiment élu. Il y réside maintenant en autocrate ayant fait emprisonner la plupart de l’opposition politique (une soixantaine), utilisant le décret-loi 54* pour museler journalistes et société civile. Tunis était l’unique capitale démocratique du monde arabe, elle est désormais arrimée à la diagonale des dictatures qui court d’Alger au Caire.
Souverainiste, tiers-mondiste accoudé à l’appareil policier
Rien ne prédestinait ce Monsieur Tout-le-Monde à une carrière de dictateur arabe. Cet austère universitaire spécialisé en droit constitutionnel a séduit les Tunisiens par son intransigeance morale et sa sobriété considérée comme une vertu politique. Un Saint-Just aux souliers frottés de jansénisme. Il aura battu campagne avec quelques dizaines de milliers de dinars (moins de dix mille euros), refusant les meetings coûteux, les costumes hors de prix, vouant aux gémonies le marketing politique. Son plus proche conseiller et mentor se fait appeler Ridha Lénine. Le candidat Saïed aura arpenté le pays avec son verbe et ses convictions pour seules armes.
Quand certains de ses adversaires multipliaient les démonstrations de force (discours, écrans géants, militants promenés en cars, distribution de colis alimentaires par milliers), il marchait, seul, s’arrêtant dans des cafés populaires pour boire un capucin (prix : un dinar) avec une population furieuse de sa classe politique. La démocratie virait au cauchemar, l’Assemblée s’était métamorphosée en un zoo belliqueux où l’on s’insultait, se giflait, sans parler des rixes dans les couloirs. La police a dû intervenir dans l’hémicycle du Bardo pour calmer la furia. Saïed expliquait depuis des années que la révolution avait échoué avant même de commencer, qu’il serait l’antidote au poison.
Avec sa démarche raide, sa diction hachée, l’homme fut affublé du sobriquet de « Robocop », ce qu’il n’apprécie pas. Son programme était assez simple : restaurer la souveraineté d’une Tunisie dévorée par la corruption et des politiques aux mains des familles qui contrôlent l’économie du pays. Au second tour, face à lui, un symbole des années fric : Nabil Karoui, fondateur de la chaîne privée Nessma, adepte des sitcoms et de la distribution de pâtes dans les zones pauvres du pays pour obtenir des voix. Son surnom ? « Don Corleone ». Au Point, il se revendiquait tranquillement de « l’abbé Pierre, Coluche, Nelson Mandela ». Karoui cite Walt Disney pour bagage culturel quand Saïed lui préfère Youssef Chahine et Saladin.
Ce nationaliste arabe fut élu avec près de trois quarts des voix exprimées. Un triomphe. Si on klaxonna sa victoire, si on dansa dans les rues de certaines villes, trois ans et demi après la fête est finie, les espoirs menottés dans une caserne. Le sévère Saïed s’est métamorphosé en autocrate et la répression réduit au silence toute possibilité d’alternance.
Les « guerres » du Raïs Saïed
La liste de ses ennemis, des « Satan », des « cafards » comme il le dit, est longue comme une guillotine. Il y a « l’ennemi sioniste », les « ennemis de l’intérieur », « ceux qui trament des complots dans les bars et les restaurants avec des étrangers ». Et il y a les journalistes, les Subsahariens, les hommes d’affaires, les politiques (sauf lui). L’homme n’a jamais fait mystère de ces dégoûts.
Lorsqu’il tenait des propos de cet acabit sur la page Facebook de la présidence, certains souriaient, haussaient des épaules, évoquant un « maboul » usant compulsivement des réseaux sociaux. Lorsqu’il s’est emparé de tous les pouvoirs, le 25 juillet 2021, ils furent quelques-uns à pressentir le pire. « Quand on modifie seul la Constitution, ça ne donne jamais de bonnes politiques », affirmait un observateur du Palais.
Depuis son coup d’État, en trois ans, le président Saïed aura rayé de la carte l’Assemblée des représentants du peuple, la Constitution, une série d’instances indépendantes (dont l’INLUCC qui luttait contre la corruption), propulsé en prison ou en exil une partie des élites qu’il a toujours jugées corrompues. Il est le seul dirigeant arabe à avoir fait sienne la théorie de Renaud Camus : « un grand remplacement serait à l’œuvre en Tunisie » pour en faire disparaître l’identité « arabo-musulmane ». Éric Zemmour l’approuvera sur X (ex-Twitter).
Il dirige le pays avec l’appui de l’appareil sécuritaire qui désapprouvait la voie démocratique dans laquelle la Tunisie s’était avancée. « Il est un candidat rêvé pour les flics, affirme un opposant. Il suffit d’accuser quelqu’un de complot pour s’en débarrasser. »
Il refuse l’appui du FMI qu’il a pourtant sollicité, vitupère l’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale, modifie la trajectoire tunisienne dont l’Europe (France et Italie en tête) est le partenaire économique de référence. Et pourtant, le voici en Chine pour une visite de quatre jours. Motif ? Un sommet sino-arabe. La relation entre les deux pays est totalement déséquilibrée – Pékin exporte vers la Tunisie pour plus de six milliards de produits quand elle en importe à peine cent millions –, mais le logiciel anti-Occident les unit. Pékin a entièrement financé l’Académie politique de Tunis. Les destinations diplomatiques du président Saïed ont le goût du « Sud global ».
Le 22 mai, l’avion présidentiel décollait pour Téhéran pour les funérailles du président Ebrahim Raïssi, mort dans un accident d’avion. Le lendemain, il était dans le bureau d’Ali Khamenei, Guide suprême de la République islamique d’Iran. La photo a rejoint celle avec Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères de la Russie en visite officielle à Tunis en début d’année.
Le souverainiste pratique le même discours que les putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger : anti-occidental, anti-Français, voyant des « complots coloniaux » partout. Après Téhéran et Pékin, l’homme devrait se rendre à Moscou, dernière halte sur l’autoroute tiers-mondiste. Pendant ce temps, l’élection présidentielle prévue en 2024 n’a toujours pas de date. Et les candidats potentiels sont en prison. Une seule certitude : le scrutin sera placé sous la surveillance d’observateurs de la Fédération de Russie.
* Un texte qui punit de cinq ans de prison ferme toute personne diffusant de fausses informations via les réseaux.