L’historienne et écrivaine israélienne Fania Oz-Salzberger évoque la diabolisation du sionisme, les erreurs de Netanyahou, et explique comment reconnaître les véritables défenseurs de la paix dans un débat sur la situation israélo-palestinienne.
DIE WELT. – Vous avez déclaré qu’Israël n’était pas confronté à un risque existentiel après les actes terroristes du 7 octobre, mais qu’aujourd’hui si. Pourquoi ?
Fania OZ-SALZBERGER. – Notre gouvernement a si mal géré la situation qu’il a galvaudé le soutien international colossal dont a bénéficié Israël immédiatement après les attaques. Aujourd’hui, notre État est considéré comme illégitime par un nombre inédit de personnes à travers le monde. Bien sûr, le 7 octobre même, de nombreuses personnes se sont exprimées sur les réseaux sociaux pour affirmer qu’Israël n’avait pas le droit d’exister et ne l’avait jamais eu. Mais à part ces propos délirants à la marge, la partie la plus raisonnable et la plus influente du monde nous a témoigné sa sympathie. Pourtant, le Premier ministre Benyamin Netanyahou a commis tant d’erreurs durant les mois suivants que cela a donné naissance à un tsunami de nouveaux ennemis d’Israël.
Le Hamas appelle depuis des décennies à l’élimination d’Israël. Qu’aurait fait différemment un autre gouvernement?
Tout d’abord, l’attitude vis-à-vis des 240 otages israéliens retenus dans la bande de Gaza aurait été différente. Tout gouvernement représentant le véritable esprit d’Israël, tel que je le connais par mon enfance dans un kibboutz et mon service militaire, aurait tout fait pour les libérer. Nous aurions dû ravaler notre fierté, notre douleur et notre colère et négocier avec le Hamas. Et seulement après cette libération, nous aurions dû tout mettre en œuvre pour éliminer les dirigeants du Hamas et leurs combattants. Les victimes civiles sont inévitables, car le Hamas s’entoure d’innocents, mais avec une autre stratégie, le bilan aurait été beaucoup moins lourd. Par ailleurs, notre gouvernement aurait dû préparer une solution politique avec les partenaires palestiniens modérés pour une future bande de Gaza sans Hamas. C’est la raison pour laquelle des centaines de milliers d’Israéliens descendent dans la rue depuis des mois pour manifester contre ce gouvernement. Le fait que la Cour pénale internationale ait demandé un mandat d’arrêt à l’encontre de Netanyahou et non de notre armée envoie un message clair : c’est le gouvernement qui est dans le viseur de la justice, et non pas l’État d’Israël dans son ensemble comme l’affirme le Premier ministre.
Cependant, il est rare que les manifestations organisées dans le monde entier ciblent précisément le gouvernement israélien. Elles dénoncent de manière plus générale les « sionistes », ce qui rappelle des périodes sombres. Voyons cela d’un peu plus près, par exemple les jeunes étudiants. Sont-ils tous antisémites?
Certains d’entre eux sont purement et simplement antisémites. Ce qui est intéressant, ce sont les gens qui affirment ne pas être contre les Juifs, mais contre les sionistes. Ils m’envoient des messages sur X pour me dire que les sionistes comme moi devraient être éradiqués. La tentative de faire du sionisme une idéologie malveillante existait déjà avant le 7 octobre. Mais la plus grande réussite du Hamas est peut-être d’être parvenu à en multiplier les adeptes par vingt, voire par cent. Les meilleurs alliés du Hamas ne sont pas des êtres humains, mais des concepts : la numérisation de la conversation mondiale, et le refus simple et ancien de voir les faits. Chaque jour, je suis témoin de centaines de guerriers numériques. La plupart n’ont aucune connaissance de la complexité de l’histoire, ni même du mouvement de libération palestinien, qui a toujours été violent et le reste encore aujourd’hui. Pendant le processus de paix d’Oslo en 1993, ils procédaient encore à des attaques à l’encontre des civils israéliens.
Des universitaires de haut vol expriment leur opposition au sionisme. Le directeur de l’Institut du Moyen-Orient de l’Université de Columbia à New York, Rashid Khalili, affirme que le 7 octobre était un acte de résistance contre « des décennies de colonialisme violent ».
L’élite universitaire a été inondée par un discours postcolonial, qui autorise tous les crimes imaginables dès lors qu’ils sont commis à l’encontre de ce qu’ils appellent des « colons ». La résistance peut passer par le viol. La résistance peut passer par le kidnapping et l’assassinat de bébés. Ce discours a tué le discours féministe. Le fait que tous ces gens ne se préoccupent pas des femmes israéliennes qui ont été violées, kidnappées, et encore violées à Gaza le prouve : le discours postcolonial prévaut sur le discours féministe, où il était encore question d’égalité entre tous les êtres humains. Nous sommes désormais souvent confrontés à des gens qui ont abandonné ce discours libéral.
Et l’accusation de colonialisme?
Les Juifs ont vécu en Israël et en Palestine de manière continue depuis que l’Empire romain avait condamné la plupart d’entre eux à l’exil. Il y a toujours eu des vagues d’immigration juive. En s’inspirant du nationalisme moderne, et non de l’impérialisme, les sionistes du 19e siècle ont transformé ce petit ruisseau en grande rivière. D’après leurs propres termes, ils n’arrivaient pas en conquérants, mais revenaient chez eux. La vérité, c’est que la plupart des membres de la génération fondatrice d’Israël n’étaient peut-être même pas des sionistes, mais simplement des réfugiés. Pour eux, le sionisme était une bouée de sauvetage pendant et après l’Holocaust et les persécutions dans les pays arabes.
Même certains de vos amis vous demandent pourquoi vous n’abandonnez pas le terme de sionisme, affirmant qu’il serait trop connoté négativement.
Le sionisme est l’idée selon laquelle les Juifs ont droit à un État national démocratique dans une partie de leur terre d’origine. Ou plus simplement : le droit d’Israël à exister. Tout le reste vient en supplément. Nous avons le socialisme sioniste, les socio-démocrates, le sionisme nationaliste… mais le cœur du sionisme a toujours été libéro-démocrate, et repose sur les valeurs des Lumières. L’idée n’était pas que les Juifs reprennent toute la terre de leurs ancêtres ou expulsent les Palestiniens arabes de la région. Au contraire, Theodor Herzl prônait une bonne cohabitation entre Juifs et Palestiniens. Tant que ce sionisme humaniste existera, les haters ne pourront pas dissimuler leur visage haineux derrière une façade « antisioniste ».
Pourtant, vous écrivez aussi que le jeune État d’Israël est né avec du sang sur les mains.
Oui, l’idéal aurait peut-être pu fonctionner si les dirigeants palestiniens et les pays arabes avaient accepté la résolution 181 de l’Onu de novembre 1947, qui divisait le territoire entre Israël et Palestine. À la place, des milices palestiniennes ont attaqué des civils juifs, puis cinq armées arabes ont procédé à une invasion en 1948, contre laquelle Israël est parvenu à se défendre. Cela a été très dommageable pour les Palestiniens, mais aussi pour le mouvement sioniste. Aussi pacifiques qu’aient été leurs intentions, ils ont été obligés d’atteindre leur but par la guerre.
La coalition dirigée par Netanyahou, parmi laquelle figure l’extrême droite, parle ouvertement d’une expulsion de tous les Palestiniens et d’une « guerre totale » à Gaza. Auparavant, elle avait tenté de revenir sur la séparation des pouvoirs en Israël. Est-ce encore du sionisme?
Là, c’est un autre mot qui s’applique : ce sont des fascistes. La mauvaise nouvelle, c’est que ce sont ces gens qui contrôlent le gouvernement. Je parle des ministres Ben Gvir et Smotrich, et de certains membres du Likoud, que Netanyahou n’a pas choisis pour leurs compétences, mais pour leur extrémisme et leur loyauté à son égard. Ces gens sont pourtant une minorité au sein de la coalition, mais ils tiennent Netanyahou par les couilles. S’il vous plaît, gardez cette expression : ils tiennent Netanyahou par les couilles. Netanyahou est poursuivi pour corruption dans le cadre de trois affaires, et ne veut pas être expulsé du pouvoir. Les autres politiques du gouvernement sont des suiveurs. Ils se préoccupent uniquement de leurs avantages personnels, et non de l’intérêt du pays.
En 2008, le Premier ministre Ehud Olmert avait proposé un plan de paix que les Palestiniens n’avaient pas accepté. Ce fut le dernier du côté israélien. Son successeur Netanyahou a accéléré la construction de colonies en Cisjordanie.
Vous savez, en 1995, mon défunt père a écrit pour le « New York Times » un article qui s’avère extrêmement intéressant aujourd’hui. Il y explique que Netanyahou, alors dans l’opposition, a placé tous ses espoirs dans le soutien au Hamas, en tant qu’opposant à l’Autorité palestinienne, et dans la colonisation de la Cisjordanie par des juifs fanatiques. Une fois au gouvernement, Netanyahou a tout fait pour anéantir le rêve d’une solution à deux États. Pour moi, c’est le summum de l’idéologie antisioniste. On ne peut pas gérer un conflit avec une organisation criminelle comme le Hamas. Cela s’est retourné contre nous de manière tragique le 7 octobre.
Dans les manifestations contre Israël, on trouve également de nombreux Juifs qui se décrivent comme « antisionistes ».
Dans le monde, on compte aujourd’hui 15 millions de Juifs. Nous ne sommes pas encore revenus au chiffre d’avant l’Holocaust, le vrai génocide. Sept millions d’entre eux vivent en Israël, et sont automatiquement sionistes aux yeux du monde. Quatre ou cinq millions de Juifs vivant dans d’autres pays se définissent comme sionistes. Donc quand quelqu’un affirme ne pas être contre les Juifs mais contre les sionistes, nous devons avoir ces chiffres en tête. Je sais qu’y compris dans les médias allemands, certains Juifs et Israéliens ennemis d’Israël font la tournée des plateaux. Peu importe. Mais n’imaginez pas qu’ils représentent le camp de la paix israélien. Il y a d’ailleurs une astuce pour distinguer les modérés et les extrémistes de tous bords dans tous ces débats autour d’Israël. Posez-vous cette question simple : que pensent-ils de la solution à deux États ? Selon la ligne de 1949, avec ou sans modifications ou adaptations. Si ces gens disent catégoriquement « non », c’est qu’ils ne sont tout simplement pas intéressés par la paix. Toute rhétorique « De la mer au Jourdain » vise soit l’élimination d’Israël, soit l’expulsion de tous les Palestiniens.
Vous vous engagez depuis des décennies en faveur de la paix. Que reste-t-il de ce mouvement en Israël depuis le 7 octobre?
Beaucoup affirment que le camp de la paix est mort. Mais cela n’a aucun sens. Oui, c’est vrai, certains affirment avoir changé d’avis. Qu’on ne pourra jamais faire la paix avec les Palestiniens. Mais la grande majorité de mes amis et collègues soutient que nous devons continuer malgré cette attaque effroyable. La solution à deux États est plus vivante que jamais. Elle se dessine comme l’unique solution possible. Bien sûr, il faudra pour cela démanteler les colonies israéliennes en Cisjordanie. Mais la solution à un État est morte. Je n’assisterai pas de mon vivant à une cohabitation entre les Israéliens juifs et arabes et les habitants de Gaza et de Cisjordanie au sein d’un État commun. Il suffit de dire que beaucoup de personnes à Gaza ont célébré le massacre. De plus, ce sont les jeunes d’une vingtaine d’années qui ont été le plus durement touchés : au Nova Festival, dans les kibboutz, et maintenant ils meurent comme soldats à Gaza. C’est cette génération qui dirigera Israël dans les 50 prochaines années, et avec eux, il ne pourra pas y avoir d’État commun. Et après tous les morts de Gaza, ce ne sera pas non plus envisageable du côté palestinien.
La Norvège vient de reconnaître l’État palestinien. De nombreux responsables politiques, et pas uniquement le Premier ministre Netanyahou, affirment que la solution à deux États équivaudrait à récompenser le terrorisme, et s’avère inenvisageable.
Puis-je à nouveau citer mon père ? Il se posait une question : quelle est la différence entre une tragédie de William Shakespeare et d’Anton Tchekhov ? Dans une tragédie de Shakespeare, à la fin, la scène est jonchée de cadavres. Dans une tragédie de Tchekhov, à la fin de la pièce, tout le monde est en colère, déçu, désenchanté, humilié. Mais ils sont en vie. J’aimerais que le conflit israélo-palestinien se termine comme chez Tchekhov, et non comme chez Shakespeare.
Vous avez de nombreux contacts avec des militants palestiniens. Pensent-ils que les manifestations internationales sont utiles?
J’ai des amis palestiniens de Gaza, de Cisjordanie, d’Israël et de la diaspora à l’étranger. Bien sûr, je ne peux pas m’exprimer pour chacun d’entre eux. Mais ce que je peux dire, c’est que d’un côté, les manifestations internationales de militants portant le keffieh et arborant des cheveux teints en violet sont utiles. Parce que la droite israélienne tente depuis des décennies de faire disparaître la question palestinienne sous la table. Désormais, elle est tout en haut des préoccupations internationales, et n’en disparaîtra pas de sitôt. C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose pour les Palestiniens. Car ils ont des millions de faux amis. Parce que de vrais amis leur diraient que les Juifs ne quitteront pas Israël. Tout comme de bons amis d’Israël lui diraient que les Palestiniens resteront. Les discours de décolonisation n’entraînent que davantage de violence.
Je connais des militants palestiniens qui s’expriment ouvertement contre le Hamas et pour des négociations avec Israël, et reçoivent pour cela des menaces de mort de leur propre camp. Mais je place mes espoirs dans les Palestiniens, peut-être nombreux désormais, qui partagent ce point de vue et gardent uniquement le silence par peur.
J’ai des étudiants, druzes ou chrétiens, qui combattent en ce moment à Gaza pour l’armée israélienne. Mais la situation est également tendue. De nombreux Musulmans n’osent pas exprimer leur solidarité avec les civils de Gaza sur les réseaux sociaux, la police du ministre Ben Gvir étant très répressive. Nous avons encore beaucoup de travail devant nous avant de parvenir à une égalité des droits pour tous les citoyens israéliens. Bien sûr, les Israéliens palestiniens n’ont pas à devenir sionistes. Le test ultime aura lieu quand ils auront accès à leur propre État, et pourront décider où ils souhaitent vivre : dans un Israël démocratique, ou une Palestine, qui ne sera peut-être pas démocratique, mais sera en tout cas en paix.
Par Philip Volkmann-Schluck (Die Welt)