Dans son pays résolument propalestinien, la communauté n’a pas connu d’incident notable, mais ne fera pas la fête au pèlerinage de la Ghriba.
C’est habituellement une fête joyeuse qui attire des milliers de juifs à l’occasion de Lag Ba’omer. Le pèlerinage de la Ghriba, dans la synagogue éponyme au cœur de l’île de Djerba, dans le Sud tunisien, se déroulera, ce dimanche, sans festivités. Une décision prise par ses organisateurs à cause de la situation internationale et de l’attentat de 2023, qui a fait 5 morts, marquant profondément les Juifs de Djerba, l’une des dernières communautés juives du monde arabe.
«Comment célébrer alors que les gens meurent tous les jours?», s’était interrogé Perez Trabelsi, patron du comité d’organisation du pèlerinage, en avril, lors de l’annonce de l’annulation des festivités. Son fils, René Trabelsi, connu pour avoir été ministre du Tourisme de 2018 à 2020 – le premier de confession juive depuis les années 1950 -, insiste: «Les autorités et la police étaient prêtes à sécuriser le pèlerinage. Mais nous avions reçu peu de demandes et cette année, on n’a pas le cœur à passer le message du vivre-ensemble. La seule chose à faire, c’est prier pour la paix.»
Une procession devenue traumatisante
Les rituels religieux auront donc lieu en comité restreint. D’autant plus que les juifs de Djerba, entre 1000 et 1500 personnes, hésitaient encore cette semaine à parcourir les 8 kilomètres séparant le quartier de Hara Kabira dans la ville de Houmet Souk, où vit une bonne partie de la communauté, de la synagogue de la Ghriba. «L’année dernière, nous étions tous coincés là-bas pendant l’attaque. C’est un vrai traumatisme», explique un vendeur de glace kasher.
Le traumatisme est d’autant plus fort que l’assaillant était un agent de la garde nationale maritime (équivalent de la gendarmerie française spécialisée dans la surveillance des plages) et que deux des cinq victimes, Benjamin et Aviel Haddad, étaient des pèlerins issus d’une grande famille djerbienne. Une plaque en leur honneur sera d’ailleurs installée au sein de la synagogue ce dimanche.
«Ici, on peut porter la kippa sans problème»
Le pèlerinage touchait à sa fin, le 9 mai 2023, quand l’attaquant, après avoir tué un collègue, a ouvert le feu dans le parking de la synagogue la plus vieille d’Afrique. Les autorités avaient alors refusé de prononcer le terme de «terrorisme». Et les Juifs de Djerba attendent encore les conclusions de l’enquête.
Un drame qui en rappelle un autre: en 1985, un soldat tunisien chargé de maintenir l’ordre dans le lieu avait ouvert le feu dans l’enceinte de la synagogue. Cinq personnes étaient décédées. Rien de comparable avec l’attentat de 2002 où un Franco-Tunisien lié à al-Qaida avait fait une vingtaine de morts, majoritairement allemands, en faisant exploser un camion-citerne. «Les terroristes, il y en a partout, explique un Juif de Djerba. Mais quand il s’agit des forces de l’ordre, c’est plus difficile à encaisser.»
Bien sûr, la guerre à Gaza rend le contexte encore plus compliqué. Surtout pour les Juifs venant habituellement nombreux de l’étranger, et particulièrement d’Israël que la Tunisie ne reconnaît pas comme État. Un projet de loi criminalisant tous les contacts avec Israël, qu’ils soient économiques, politiques ou privés, a même fait l’objet d’une session au Parlement à l’automne dernier. Celle-ci a été suspendue par le président Kaïs Saïed, probablement sous des pressions extérieures: «Nous sommes dans une guerre de libération et non de criminalisation. Celui qui coopère avec l’ennemi sioniste ne peut être qu’un traître», avait-il affirmé en novembre pour clore le débat.
Au lendemain du 7 octobre et de l’attaque du Hamas suivi de la réplique israélienne, la communauté juive tunisienne avait contacté des diplomaties occidentales pour obtenir des visas au cas où la situation deviendrait invivable. Mais cela n’a pas été le cas. «Il n’y a pas eu un seul incident à Djerba. Ici, on peut porter la kippa sans problème, ce n’est pas comme en France», insiste René Trabelsi qui vit à Paris. Benjamin, qui a demandé que son prénom soit changé, confirme: «Il y a eu quatre ou cinq mariages depuis le mois d’octobre, tout s’est bien passé. On continue de boire des cafés ou de jouer au chich bich avec nos amis musulmans sans aucun problème.» L’homme, qui vit à Hara Kabira précise cependant: «Nous ne parlons pas de ce qu’il se passe au Proche-Orient.» Lui qui n’est pas favorable à la création de deux États a parfaitement conscience que personne, à Djerba, n’a intérêt à lancer un débat aussi sensible.
Ce n’est pas Walid qui dira le contraire. Ce mardi soir, ce Tunisien musulman, qui ne tient pas non plus à donner son vrai prénom, s’est assis derrière le plan de travail d’un ami juif, à Hara Kabira. Alors que ce dernier lit la Torah, kippa sur la tête, pendant que ses briks cuisent dans l’huile, Walid fait la conversation aux clients: «juifs et musulmans, on a grandi ensemble. On est allé dans la même école. La seule différence, c’est que l’après-midi, j’allais à l’école coranique et lui allait apprendre l’hébreu.» Il n’a aucune idée de ce que son ami d’enfance pense d’Israël et de la Palestine: «Cela nous dépasse de toute façon. On ne pourra rien y changer», dit-il en balayant le sujet de la main.
«Citoyens de seconde zone»
Les enfants font des rodéos à vélo, kippa sur la tête. On parle en arabe tunisien, mais les mots d’hébreu ne sont pas loin. Car cette communauté, particulièrement conservatrice, fait tout pour préserver ses traditions. «La communauté juive de Djerba est la plus résistante du pays. Aucune autre n’a réellement survécu. À Tunis, les Juifs sont passés de 30.000 à 250 âmes, à Nabeul il n’y en a plus et à Sfax, où c’était la seconde communauté du pays, il n’y en a plus qu’une dizaine», détaille Habib Khazdeli, historien spécialiste des minorités.
La plus grande vague de départs a eu lieu lors de la guerre des Six-Jours en 1967. Mais d’autres événements ont encouragé les Juifs à l’exil: la création d’Israël en 1948, l’indépendance de la Tunisie en 1956 ou encore les crises économiques. Les Tunisiens juifs se décrivent souvent comme des «citoyens de seconde zone». La Constitution de 2022 indique que le président de la République doit être de confession musulmane et que la Tunisie constitue une partie de la nation islamique. «Mais les Juifs de Djerba restent. Et, selon Habib Khazdeli, il y aurait même des retours», qu’il explique par «un attachement propre à l’insularité».
La communauté fait en tout cas tout pour éviter les départs. Les jeunes sont scolarisés dans deux écoles non mixtes qui accueillent environ 250 enfants. Ils y apprennent l’hébreu et suivent un programme spécifique hors des règles édictées par l’Éducation nationale tunisienne. Entre 15 et 18 ans, les garçons arrêtent l’école pour travailler et les filles pour se marier. Les études supérieures ne sont pas encouragées, car, pour les poursuivre, il faut bien souvent quitter Djerba: «Nous redoutons les mariages mixtes qui sont un problème pour nous», explique Benjamin. La communauté doit rester soudée. La solidarité y règne. Une taxe sur la viande kasher permet d’engranger des fonds pour soutenir les plus nécessiteux.
Cet entre-soi a cependant un coût. Les Juifs djerbiens sont loin d’être aisés, faute d’études. Et leur conservatisme les isole. À Hara Kabira, il n’y a ni café, ni chaise pour déguster les plats traditionnels juifs. «Le grand rabbin refuse parce que cela pourrait encourager les hommes à regarder les femmes. Ici, pour les mariages, on sépare hommes et femmes! Et les femmes ne dansent pas, il y a une pudeur certaine», explique un Juif installé en Europe, qui en rigole.
Benjamin, lui, défend les traditions: «au moins, nous respectons notre foi. Rendez-vous compte qu’en Israël, certains vont à la synagogue en voiture pour shabbat! À Djerba, c’est impossible!»