Michel Hazanavicius passe avec talent par l’animation pour adapter l’admirable conte de Jean-Claude Grumberg sur l’histoire d’un bébé jeté d’un train que recueille un couple de bûcherons. Une manière détournée d’évoquer la Shoah et les Justes, « le pire comme le meilleur du cœur des hommes ».
Un frisson d’émotion accompagne les premiers mots du narrateur. La voix de Jean-Louis Trintignant, diction d’une rare élégance, timbre grave et caressant, prend le spectateur par la main pour l’embarquer dans l’une de ces histoires belles et cruelles qu’on trouve dans les livres de contes. C’est à ce genre littéraire que le livre de Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises (Le Seuil, 2019), empruntait sa structure narrative, ici respectée dans l’adaptation animée qu’en fait Michel Hazanavicius (The Artist).
Il était donc une fois un couple de bûcherons pauvres vivant au fond d’une forêt, alors que sévit la « guerre mondiale ». La bûcheronne se lamente de ne pas avoir d’enfants. Un rêve qui devient réalité quand un jour d’hiver glacial, elle recueille dans la neige « la plus précieuse des marchandises » , un adorable bébé jeté de l’un des trains qui ne cessent de traverser la forêt : un nouveau-né qu’elle veut garder à tout prix, contre l’avis de son mari…
L’enfant serait issu d’un peuple voué aux gémonies car foncièrement méchant, veule et cupide. La preuve, ils n’ont même pas de cœur dans la poitrine ! Le bûcheron refuse donc d’admettre ce « sans-cœur » sous son toit. Son épouse s’entête et préfère dormir dans la remise plutôt que d’abandonner l’enfant. Sa persévérance finit par payer et, avec l’aide d’une « gueule cassée », ermite vivant à l’écart des hommes depuis qu’il a connu la folie de la guerre, elle réussit à nourrir le bambin.
Mettre à distance l’horreur
Animé avec une rare délicatesse, l’enfant a des élans de tendresse pour le bûcheron qui finissent par abattre ses dernières réticences. Mais, en temps de conflit, la haine s’infiltre au plus profond des bois et des âmes, bouleversant le destin des bûcherons et de leur précieuse marchandise.
Dans cette allégorie sur la Shoah et les Justes, le conte comme l’animation mettent à distance l’horreur sans la gommer. C’est toute la force du film de Michel Hazanavicius, qui a écrit l’adaptation avec Jean-Claude Grumberg, un ami de ses parents qu’il connaît depuis son enfance. Si les mots « juif », « Pologne » et « Auschwitz » ne sont jamais prononcés, le réalisateur montre la déshumanisation à l’œuvre lors de la déportation des parents du bébé, dont le destin tragique est retracé en parallèle.
Mais le film n’est jamais aussi fort que dans sa dimension symbolique, portée par une interprétation vocale exceptionnelle de la part de Dominique Blanc, femme déterminée à prendre tous les risques pour son petit adoptif, de Grégory Gadebois, colosse aux pieds d’argile, et de Denis Podalydès, marginal résigné face à la folie humaine.
Animation attentive à la moindre nuance des expressions
Les effets sonores jouent également à plein dans ce film de peu de mots. Les silences désespérés de la bûcheronne cherchant dans l’épaisse couche de neige l’enfant tombé du train font pleinement ressentir la terrible angoisse qui s’empare d’elle. La composition musicale d’Alexandre Desplat accompagne souvent à bon escient les scènes sans dialogue, mais se fait trop présente en cherchant à accentuer par des crescendos de violons les moments les plus déchirants.
Sans fausse note, la direction artistique de Julien Grande est de toute beauté : les très beaux décors, à la charnière entre peinture et illustration, bien découpés par d’épais traits de contour, s’inspirent de peintres naturalistes russes, d’Henri Rivière et des estampes japonais.
Toute aussi superbe est l’animation, pilotée de main de maître par l’excellent 3.0 Studio, qui avait travaillé sur La Tortue rouge et La fameuse invasion des ours en Sicile. Les animateurs ont su rester fidèles au trait de Michel Hazanavicius, qui a dessiné lui-même les personnages, tout en étant attentifs à la plus infime nuance de leurs expressions.
Souvent muet et plongé dans le brouillard de la guerre, chacun des acteurs de cette tragédie à la fois réaliste et merveilleuse exprime sa part d’ombre et de lumière, de noirceur et d’espérance. Le mot de la fin revient au regretté Jean-Louis Trintignant : « Tout le reste est silence ».
Stéphane Dreyfus