Pour la première fois en compète, le cinéaste nous étonne avec un blockbuster inspiré sur une histoire d’amour contrariée.
L’amour ouf, c’est du cinéma. Ce genre d’amour qui faisait rêver autrefois, toxique, normatif, qui nous endoctrinait via les films, nous endoctrine encore, au moment de nous projeter dans la vie à deux, la passion, le mariage et tutti quanti. Un amour coupable – de nous aliéner, puis nous voler notre liberté. Gilles Lellouche a l’air d’y croire très fort dans l’Amour ouf mais on n’ira pas lui chercher des poux idéologiques : c’est parce qu’il adore le cinéma. Qu’il l’aime comme un ouf. Et l’Amour ouf, son deuxième long métrage en tant que cinéaste, est moins un film sur des amoureux que sur des amoureux de cinéma. Pas ceux de l’Amour fou de Rivette ni de celui de Breton – le film n’y fait pas référence du tout, mais reprend tel quel le titre de la version française de Jackie Loves Johnser OK ? de l’Irlandais Neville Thompson, le roman qui a servi à Lellouche, Ahmed Hamidi et Audrey Diwan de trame pour le scénario qu’ils ont coécrit. Mais les amoureux contraints qui peinent à la marge des thrillers et autres films de mafia américains, les soupirants déraisonnables mis à l’épreuve par leur condition de True Romance ou Sailor et Lula, qui entraînent le monde entier dans leur coup de foudre jusqu’à faire se courber le réel sous la force de leur désir. Qui font délirer des films entiers devant nos yeux, au rythme et aux couleurs de leur passion.
Coups dans la gueule
Les «oufs» de Lellouche sont Jackie et Clotaire, qui s’énamourent au lycée, et vont tisser une idylle intense, bien au-delà du raisonnable. Elle est petite bourgeoise, grande gueule, fille d’un réparateur de télés, orpheline de sa mère perdue dans un accident de la route. Il est fils de docker, rejeton turbulent d’une famille nombreuse et habitué à se prendre depuis le plus jeune âge des roustes, zonant à la lisière de la délinquance, se préparant chaque jour de classe qu’il sèche au jour où il va glisser pour de bon dedans. Dès la première rencontre, la première anicroche, c’est pour ainsi dire plié – et l’espace-temps du film avec. Dans la première moitié, la partie 80′s et adolescente avec Jackie jouée par Mallory Wanecque et Clotaire par Malik Frikah, on est complètement avec eux. La ville fictive où l’histoire se déroule, avec son usine, sa plage, ses rues pavillonnaires, a des airs du Cherbourg de Demy, et le plaisir est plein de les voir s’unir en attendant la brouille qui s’annonce, au fur et à mesure que Clotaire se rapproche du gang raciste de La Brosse (Poelvoorde), que la violence s’intensifie, que les coups dans la gueule du gosse gagnent en intensité. Dans la deuxième moitié, l’adulte, à l’époque des portables Itineris, les stars (Civil, Exarchopoulos) font un peu écran, mais on marche, les deux sont bons (et pas qu’eux : Quenard dans le rôle du frérot, Lacoste en gros connard qui dévie un moment Jackie de sa vie), on croit à la continuité et l’Amour ouf reste vibrant grâce à son enjeu : vont-ils se retrouver un jour, et comment ?
L’Amour ouf, c’est du cinéma. Lellouche a mis les moyens. Lellouche a eu les moyens. 35,7 millions d’euros, troisième plus gros budget français derrière le Comte de Monte-Cristo (qui était montré à Cannes mercredi soir) et le biopic d’Antonin Baudry sur Charles de Gaulle. Lellouche, qui adore le roman de Thompson depuis le jour où Poelvoorde a eu l’idée de lui en offrir un exemplaire, avait envisagé comme ça son film – faire péter le spectacle ou rien. Une débauche, mais pas une dépravation. L’Amour ouf est beau et pas seulement rutilant, l’argent dépensé au bon endroit, si l’on en croit ce qu’on voit, les cracks de l’industrie au taquet (Laurent Tangy à la photo, Simon Jacquet au montage), plus que sur leur 31, pour accompagner Lellouche dans la fabrication d’un film dont on reçoit les idées comme ceux d’un cinéaste plutôt qu’une démonstration de force.
Affectivité inespérée
Il faut croire que l’Amour ouf est cohérent. On s’en étonne parce que le Grand Bain avait beau nous avoir plu, les liens de l’équipe au générique avec Bac Nord, Astérix ou Mon Roi, ou le fait que l’Amour ouf s’avance comme un de ces grands projets derrière lesquels l’industrie du cinéma français fait front commun, ne laissaient pas entrevoir que s’y exprime une voix de cinéaste si clairement. Mais c’est comme ça, les belles idées abondent et se répondent, idées de cadre, d’angle, d’étalonnage, même d’effet spécial (les flammes du générique, au bout d’un travelling aérien au-dessus d’une usine, ou ce chewing-gum qui se met à pulser comme un cœur).
«Le mec se prend pour Paul Thomas Anderson», a-t-on maugréé dans les premières minutes face à l’image et aux lueurs de couleur lézardant l’image, comme dans Punch-Drunk Love, une autre histoire d’amour ouf, tiens, sans parler de Jon Brion à la musique, comme l’aveu de fanboy d’un cinéaste débutant à un géant. Mais c’était avant de se faire cueillir par une chanson de Billy Idol (Eyes Without a Face) et la scène qu’elle vient faire vibrer. L’Amour ouf est un film qui fait beaucoup pour se faire aimer, et Lellouche, l’amoureux du cinéma, n’est jamais ridicule dans ce qu’il entreprend d’en recréer, voire d’y inventer. Le film ne réussit pas tout, loin de là. Il foire des personnages (Lionel, par Jean-Pascal Zadi, en acolyte noir seulement là pour faire marrer, sur fond de codes black culture éculés), peut-être même son issue, inattendue, simpliste, à rebours du grand final scorsesien qui s’annonçait. Mais on avait peut-être mal compris le titre : plutôt que de le lire d’une traite, Gilles Lellouche nous encouragerait à le lire en se représentant une césure entre les deux mots. «L’amour, ouf !», il va tout nous sauver ? Ce blockbuster céfran à l’affectivité inespérée, pourrait-il nous rassembler, nous spectateurs, les intraitables comme les déboussolés ?
En compétition. L’Amour ouf de Gilles Lellouche, avec François Civil, Adèle Exarchopoulos, Mallory Wanecque… 2h46. En salles le 16 octobre.
par Olivier Lamm