Le coup de gueule d’Artus et le mauvais vaudeville joué par des marques de luxe passés, l’équipe du film aux 3 millions d’entrées a monté les marches mercredi. «Libé» y a assisté au côté d’un apprenti comédien venu de Nice.
Devant le tapis rouge, son fauteuil roulant slalome entre les CRS et les instagrammeuses. On doit presque sauter par-dessus les haies de chihuahuas pour rattraper Hubert Contenson, 27 ans, apprenti comédien porteur d’une maladie neuromusculaire, venu de Nice pour voir l’équipe d’Un p’tit truc en plus, comédie à succès du réalisateur et humoriste Artus, monter les marches avant la projection du Comte de Monte-Cristo. L’événement est pour certains anecdotique. Pour le jeune homme, il est «historique». Car il n’existe aucun précédent aussi prestigieux à ça : la mise en lumière symbolique d’une équipe entière de comédiens porteurs de handicap, gravissant les marches d’un festival de renommée mondiale, nimbés d’une auréole à 3 millions d’entrées. Certes, on pourrait citer le Huitième Jour et le prix d’interprétation masculine remporté ex-aequo avec Daniel Auteuil à Cannes par Pascal Duquenne, acteur belge touché de trisomie 21. Mais c’était en 1996. Depuis, le nombre d’égéries un tant soit peu liées à la question de l’inclusion n’a pas enflé sur les écrans français : «Qui cite-t-on inlassablement depuis vingt ans ? Mimie Mathy ? Jamel Debbouze ? Et c’est tout», tranche Julien Richard-Thomson, le président du Syndicat des professionnels du cinéma en situation de handicap (SPCH) qui, «bien sûr», a suivi cette cérémonie.
Gênant message
Voici donc de nouvelles égéries, et des qui dépotent : regardez donc l’actrice Marie Colin parcourir le tapis rouge façon catwalk, mains sur les hanches et déhanché enflammé. «Adowéboooole» (adorable), entend-on dans la foule. Alors, ils étaient bien sapés ? Contenson a suivi, comme des milliers de personnes, le mauvais vaudeville grossièrement joué par certaines marques de luxe ces jours derniers. Libé résumait la semaine passée cette cascade de chute les pieds dans le tapis et de rebondissements dignes d’un sous-Labiche : après les révélations d’Artus sur France Inter, indigné qu’aucune marque de luxe n’ait accepté d’habiller les comédiens pour la montée des marches, les navires amiraux des groupes LVMH et Kering entamaient une course effrénée pour sauver la face. Le gouvernement aurait passé quelques coups de fil aux grands patrons. Les costards étaient-ils finalement signés Gucci, Dior, ou Saint Laurent mercredi ? Est-ce bien l’important quand le gênant message est déjà passé ? Julien Richard-Thomson, grand prince : «Le film d’Artus est un succès inattendu. Il n’était pas prévu à Cannes évidemment. Je mets davantage la réaction des marques sur le compte du cafouillage et de la précipitation que du racisme anti-handicapé.» Même s’il en convient : ce film était l’occasion rêvée pour les marques de se refaire une beauté. Contenson, lui, trouve l’épisode «aberrant. Comme si tout cela datait du siècle dernier».
Une politique louée par Julien Richard-Thomson qui, à l’année, s’occupe de plaider auprès des écoles de cinéma, des agences, des distributeurs, producteurs, scénaristes pour un universalisme total du jeu : «Il est temps qu’un invalide puisse jouer un valide, et vice versa.» La feuille A4 brandie par Contenson réclame aussi cette égalité de droit : «Il y a de plus en plus de films inclusifs et c’est bien, mais à quand des films où nous aurions des rôles secondaires et ferions partie d’une histoire dont le handicap ne serait pas le thème ?»
Le droit à vanner et être vanné
Tous deux l’espèrent : le film d’Artus va faire bouger les mentalités. Et le marché avec. «Ça va donner un peu de boulot à tous ces comédiens et techniciens qui galèrent.» Depuis le franchissement, début mai, de la barre du son du succès, les comédiens d’Un p’tit truc en plus qui n’avaient pas encore d’agent en auraient trouvé. Au SPCH, on entend aussi parler de productions lancées tous azimuts sur des sujets plus ou moins dérivés. Des comédies, essentiellement : «Le rapport entre rire et handicap a toujours été central», explique Julien Richard-Thomson qui prépare justement un documentaire sur le sujet et loue l’effronterie des Anglo-Saxons par rapport aux Français. A fortiori celle des frères Farrelly : «En matière de handicap, c’est la référence absolue. Aucun handicapé n’est choqué par eux alors que c’est le traitement le plus trash qu’on ait trouvé sur le sujet. Normal, nous connaissons bien l’autodérision.» Ce qu’ils réclament le plus, c’est le droit à vanner et être vanné. Drapeau suprême de l’égalité. «Attention, ça ne veut pas dire la méchanceté.»
Vendredi, à Cannes, dans le cadre de la nouvelle édition de la Semaine du cinéma positif, le SPCH rencontrera des représentants du gouvernement pour faire entendre ses revendications. Celles formulées notamment dans une tribune parue ce mercredi dans Libé, demandant l’aménagement des conditions d’affiliation au régime de l’intermittence pour les travailleurs handicapés. En attendant, mieux vaut savoir s’imposer. Ce soir, Contenson compte bien déposer son CV dans les mains d’Artus, et de toute personne qui quadrillera son périmètre. D’ici là, il cherche «un truc drôle à lui dire». Il est prêt à courser l’équipe sur la Croisette, à venir squatter la soirée sur la plage, à sauter par-dessus les barrières de sécurité. «Déjà qu’on n’est pas égaux, mais si on nous enlève en plus l’humour et le culot…»
par Ève Beauvallet