L’historien majeur de la Shoah publie en France son journal de l’année 2023 sur la vie politique israélienne, exercice remarquable de lucidité. Pour espérer abolir «le cercle vicieux sans fin», il faudrait commencer par le départ de Benyamin Netanyahou.
Saul Friedländer vit avec son épouse, Orna, non loin d’une plage du Pacifique qui ressemble à celles de Tel-Aviv. Il a beau être un Californien paisible, il a la tête farcie des nouvelles tragiques de son pays à vingt mille kilomètres de là. Et, à 91 ans, il lâche ses coups. Friedländer est connu pour ses travaux sur l’antisémitisme nazi. Il parle un français parfait, ayant été caché en France par ses parents, qui ont été déportés à Auschwitz. Il a aussi publié un beau livre sur Kafka.
Mais ici il fait simple. Il n’hésite pas à manier l’insulte et à laisser libre cours à son mépris, ô combien mérité, de l’extrême droite israélienne. Celle qui a assassiné Yitzhak Rabin, le dernier grand homme de cette nation en armes. C’était en 1995. Depuis, rien ne va plus. Friedländer est indéfectiblement pro-israélien. Mais il a aussi été l’un des premiers, dès 1969, à s’inquiéter de l’hubris qui a suivi la victoire enivrante de la guerre des Six-Jours (Réflexions sur l’avenir d’Israël, Éditions du Seuil).
«Le roi Bibi»
Le temps a passé et lui a donné raison. On lit donc cette éphéméride politique de l’année 2023 comme un compte à rebours glaçant qui commence par le projet de réforme de la Cour suprême voulu par Benyamin Netanyahou et ses alliés de l’extrême droite. La vie politique israélienne de cette année noire est rythmée par les sorties de « ce clown maléfique » d’Itamar Ben-Gvir (ministre de la Sécurité nationale), ou du « pathétique » Bezalel Smotrich (ministre des Finances), qui tirent les ficelles de ce « mafieux rusé prêt à détruire le pays pour sauver sa peau » qu’est Benyamin Netanyahou, « le roi Bibi », écrit-il pour moquer son goût du luxe et sa vanité. Ces trois-là, et quelques autres, dansent cyniquement sur les failles béantes d’une société de plus en plus écartelée entre son élite ashkénaze empreinte d’un vieux libéralisme européen, et une classe populaire sépharade séduite par les promesses d’un Israël de la mer au Jourdain.
De page en page, Friedländer sent l’orage qui monte. Le pays est absorbé par ses divisions, et son chef se désintéresse de ses ennemis à l’extérieur. Or ceux-ci hésitent, subodore notre historien, entre l’attaque et l’attente. « Soit ils frappent, soit ils laissent Israël macérer dans sa propre décrépitude, jusqu’à la fin ». Sombre, mais lucide. « La faiblesse du judaïsme libéral est déroutante », nous dit-il. Les tenants du Grand Israël, ou Eretz Israël (la Terre promise), ont pris le dessus. Pourquoi ? Cela s’explique, tout d’abord, par l’absence regrettable de Constitution « séparant la synagogue et l’État ».
Ensuite, il ne faut pas sous-estimer ce qu’ont engendré la victoire empoisonnée de la guerre des Six-Jours et l’annexion de la Cisjordanie. Comme le dit son ami Jacob Fried : « Israël n’a pas annexé les territoires, ce sont les territoires qui ont annexé Israël. » C’est dans cet après-coup d’un événement aux dimensions quasi bibliques pour le judaïsme, que ressurgit l’illusion messianique qui était absente du premier sionisme. Absente, ou refoulée ? Était-elle déjà là, attendant de jaillir, en quelque sorte « intrinsèque au sionisme » ? se demande-t-il. « Les partis religieux qui étaient modérés et conciliants jusqu’en 1967 ont adopté des postures messianiques ensuite », relève-t-il.
Désarmer ses combattants
Pour le dire autrement, la légitime défense des années 1948 à 1966 a été peu à peu remplacée par le projet grandiose d’Eretz Israël. Saul Friedländer, d’une honnêteté scrupuleuse, admet « qu’il existe chez de nombreux Israéliens une sorte de pulsion inconsciente en faveur d’un Eretz Israël dans sa totalité ». De tout cela il résulte une évidence : le sionisme canal historique a pour adversaire interne un messianisme juif devenu fou. Le rêve d’Eretz Israël déchaîne l’antisémitisme, ou l’expression décomplexée de l’antisémitisme. « Les colons, cette racaille », écrit-il. À cause d’eux, « Israël n’est plus une réponse à l’antisémitisme ; dans certains cas il renforce l’antisémitisme. »
Friedländer s’étonne de la violence anti-israélienne des étudiants américains ou européens, mais les arguments qu’il emploie pourraient facilement leur servir. C’est ce que lui reprocheront même ses amis. Et c’est toute la question. Faut-il se montrer sévère à l’égard de son pays, au risque de donner des armes aux adversaires de mauvaise foi et dont la conviction est tout simplement antisémite ? Saul Friedländer est implacable avec « Bibi », mais il soutient le cœur lourd la guerre qu’il mène dans l’enclave de Gaza. Il ne croit pas que l’armée israélienne pourra éradiquer le Hamas. Il pense en revanche qu’il faut faire le maximum pour désarmer ses combattants. Il dit clairement – et selon nous à juste titre – qu’Israël ne mène en aucune manière une entreprise génocidaire.
Et quand nous l’interrogeons sur le mandat d’arrêt contre Netanyahou par la Cour pénale internationale, il dénonce l’impatience du juge. « Il aurait fallu attendre et voir comment Israël mène les opérations maintenant que le choc du 7 octobre n’est plus tout proche. » Mais au-delà de cette neutralisation du Hamas, quelle stratégie ? Tout cela lui rappelle trop les dernières guerres d’Israël au Sud-Liban : « En 1982, le siège de Beyrouth aura un peu ressemblé à l’actuelle guerre de Gaza ; il aura été court et n’aura mené nulle part. La deuxième guerre du Liban, à l’été 2006, était encore plus proche de la situation actuelle. Elle a commencé avec l’enlèvement et le meurtre de soldats israéliens par le Hezbollah à la frontière d’Israël. La guerre qui s’est ensuivie a été difficile pour les forces de défense israéliennes, car elles étaient confrontées à un adversaire chiite coriace, entièrement armé par l’Iran. Elle a contribué à une désillusion croissante des Israéliens face à une guerre sans but. » La guerre sans but est ce qui pend au nez d’Israël, et pour cela il faut commencer par remercier Bibi et son gouvernement.
Ce livre n’est pas un acte de haine de soi ou de reniement. Saul Friedländer est un partisan inébranlable de l’existence d’Israël, mais il ne minore pas « le cercle vicieux sans fin ». La solution ? Elle tient en deux lignes depuis quarante ans. « Il faut un retrait de Cisjordanie assorti d’une force internationale de contrôle, et d’une démilitarisation totale pour garantir la paix. C’est aux États-Unis d’imposer cette solution politique. » Il doute qu’avant le 7 octobre il ait existé une majorité d’Israéliens favorables à une évacuation de tout ou partie de la Cisjordanie, condition préalable à la solution à deux États pour laquelle lui et tant d’autres ont prêché dans le désert.
Et après le 7 octobre ? « Tant s’en faut ! Mais je pense que l’expérience de la guerre actuelle est en train de changer en profondeur l’opinion des Israéliens : ils comprennent que seul le compromis est possible », nous dit-il lors de notre conversation par FaceTime. Ce sera le sujet, nous le souhaitons, de son journal politique de l’année 2024.
Je ne vois pas comment justifier le titre de l’article.
effectivement la présence du mot « judaïsme » pourrait être contestée puisque l’article concerne l’état d’esprit d’athées autant que de religieux mais à la limite peu importe le titre, l’important est le contenu et qui a le mérite de rappeler que les juifs ne s’appellent pas tous Netanyahou