Grand rabbin de France depuis 2014, Haïm Korsia publie mercredi 22 mai Comme l’espérance est violente, essai appelant à un sursaut moral contre la dépression collective qui, selon lui, gangrène le corps social. Pour La Croix L’Hebdo, il partage ses ressources pour être heureux et se confie sur l’état d’esprit des Français de confession juive, profondément heurtés par la résurgence du conflit entre Israël et le Hamas.
La Croix L’Hebdo : Alors que vous publiez un livre consacré à la « violence » de l’espérance, comment avez-vous vécu les derniers mois, depuis le 7 octobre ?
Haïm Korsia : Vous me posez la question au moment où nous venons de fêter Pessah, la Pâque juive. Précisément, lors du repas du seder où nous commémorons la libération du peuple hébreu de sa condition d’esclave, nous lisons : « Ainsi en est-il dans chaque génération : ils se lèvent contre nous pour nous exterminer, mais l’Éternel nous sauve de sa main. » Rien n’a changé, au fond, de l’éthos juif de toujours. Notre destin consiste à lutter. Je ne vois pas pourquoi notre génération aurait été épargnée par toute cette haine que les siècles ont accumulée. Il y a même une forme d’orgueil à penser que nous aurions dû y échapper.
Cela dit, je vois un changement radical. Nous avions l’habitude d’être isolés. Depuis le 7 octobre, des hommes et des femmes se dressent pour nous tendre la main. Cette fin de l’isolement est une grande nouveauté par rapport aux siècles passés.
Donc, est-ce que ça va… ? Moi, j’estime qu’être heureux quand tout va bien est à la portée de tous les imbéciles. Pour moi, être heureux, c’est faire l’effort d’espérer le bonheur, même si tout n’est pas idéal. Ne pas vivre les événements dans la joie, malgré tout, c’est passer à côté de sa vie, à côté du sens du monde. Nous avons le devoir d’être heureux, parce que nous construisons tous, en nous, la vie en devenir.
Depuis le 7 octobre, les relations judéo-musulmanes sont difficiles. Considérez-vous qu’il y a une rupture de fraternité ?
H. K. : Certains représentants de l’islam ont prononcé des mots insupportables. Avec ceux-là, je pense que c’est fini. D’autres n’ont pas eu les mots qu’il fallait. Là, nous reconstruirons. Et puis, nous avons reçu beaucoup de messages de musulmans qui n’arrivent pas à concevoir que ce 7 octobre ait pu être commis, même un tant soit peu, au nom de la religion.
Au fond, la rupture de fraternité n’a rien à voir avec l’islam. Elle a lieu quand quelqu’un – député LFI, délégué syndical, etc. – estime que ce qu’a fait le Hamas est légitime, est un acte de résistance. Reconnaître l’horreur de ce qui a été commis est le marqueur d’un partage d’humanité, ou à l’inverse de non-humanité.
Comment percevez-vous la communauté juive en France en ce moment ?
H. K. : Il y a de la crainte, de l’angoisse. C’est extrêmement compliqué, quand tout peut dégénérer d’un instant à l’autre en fonction de ce qui se passe à 4 000 ou 6 000 km d’ici. Aujourd’hui, heureusement, les actes antisémites sont sanctionnés par de vraies condamnations. C’est nouveau. Jusque-là, il y avait une sorte de passivité de la justice à considérer que le sursis suffisait bien, mais le sursis ne dit rien. La communauté juive a été témoin d’une forme d’impunité générale.
Tout peut dégénérer en France, dites-vous, en fonction de ce qui se passe en Israël. Quelle est la communauté de destin entre les juifs de France et d’Israël ?
H. K. : Le moindre pic, dans la guerre là-bas, tend brusquement la situation ici. Le mimétisme de la haine et de la violence du Hamas envers les Israéliens crée des situations semblables en France. Quand on est juif, on doit faire deux fois plus attention à ses enfants.
La communauté de destin se résume-t-elle à cette violence partagée ? On entend souvent dans les communautés qu’Israël est l’assurance-vie des juifs en France et à travers le monde…
H. K. : C’était vrai jusque-là. Mais lorsque je suis allé en Israël en février, notre consul général à Tel-Aviv m’a dit qu’auparavant, il voyait des Français qui demandaient un passeport israélien, au cas où… Maintenant, c’est l’inverse : plus de 8 000 Israéliens qui ne l’avaient pas fait depuis des années ont demandé à refaire leur passeport français. La déflagration du 7 octobre a brisé le sentiment d’asile absolu que suscitait Israël.
Il y a bien une communauté de destin, parce que nous sommes viscéralement attachés à l’existence de l’État d’Israël. Elle incarne, pour les juifs qui croient, une part de la rédemption messianique. On ne peut pas dire « l’an prochain à Jérusalem » spirituellement (la prière qui retentit rituellement à la Pâque juive, NDLR) sans avoir la possibilité de dire aussi que notre génération, et celle qui nous a précédés, à la différence de toutes les autres, ont la chance incroyable de pouvoir prendre un avion pour Jérusalem.
Quel regard portez-vous, justement, sur le messianisme qui s’exprime aujourd’hui de manière beaucoup plus forte à Jérusalem, de la part de certains juifs qu’on pourrait dire extrémistes ou en tout cas qui semblent avoir des visées monopolistiques sur l’esplanade du Temple ?
H. K. : Ils ne sont qu’une poignée à revendiquer un temple ! Je ne connais pas un mouvement politique sérieux en Israël qui veuille supprimer les mosquées et évacuer les musulmans du Mont du temple. Au fond, tous les mouvements messianiques, dans l’histoire du peuple juif, ont émergé ou augmenté dans les situations difficiles. Or en Israël, la situation est catastrophique. J’ai vu la détresse des familles d’otages. Face à la peur, la seule solution qui paraît rationnelle, c’est de dire que le Messie va arriver.
En parlant de Messie, les chrétiens reconnaissent que la première alliance, l’alliance de Dieu avec son peuple Israël, n’est pas révolue avec l’avènement de Jésus. De votre côté, comment considérez-vous cet héritage ? Très concrètement, qu’est-ce que Jésus, qui était juif, a apporté comme nouveauté, selon vous ?
H. K. : Avant tout, Vatican II explique bien, effectivement, ce concept merveilleusement établi par l’Église, à savoir que les dons de Dieu sont irrévocables. Alliance il y a eu, alliance il y a.
Ensuite, pour nous – pour moi en tout cas –, le christianisme concentre tout le souffle de la Bible en un seul commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » – c’est ce que le Talmud présente comme le cœur du cœur du judaïsme, c’est-à-dire « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ».
Le christianisme est au fond un condensé de ce qu’est le judaïsme. Il fait ce que nous ne pouvons pas faire. Pour être juif, il faut respecter 613 commandements, c’est compliqué. Un commandement d’amour, c’est plus simple à vivre.
En prônant cela, le christianisme réussit au fond à transmettre quelque chose du judaïsme partout dans le monde. Il n’y a pas concurrence, nous sommes complémentaires.
Revenons à votre actualité… Vous venez de consacrer un livre à l’espérance, pourquoi ?
H. K. : Je l’ai écrit à l’été 2023, puis repris brièvement après le 7 octobre. Ma conviction, c’est que l’espérance demande un effort considérable. J’aime beaucoup le poème d’Apollinaire Sous le pont Mirabeau, qui dit : « Comme la vie est lente/Et comme l’Espérance est violente ». Il y a une violence de l’espérance. Il faut se faire violence, au sens propre du terme, pour oser espérer. Certes les mélancoliques ont bien souvent une analyse lucide de la situation… Mais l’espérance illumine, elle permet de ne pas fonder notre vie sur le tragique.
Quelles sont les raisons d’espérer aujourd’hui ?
H. K. :D’abord, on n’espère pas parce qu’il y a une raison mais par devoir. Parce que sans espérance, il n’y a tout simplement plus de vie. Ensuite, pour construire un possible : quand vous espérez, vous créez un nouvel horizon. Je crois qu’aujourd’hui notre société, en France, est hyper mélancolique, elle analyse les choses froidement.
Prenez les Jeux olympiques et paralympiques : « On va avoir des attentats, on ne va pas gagner de médailles, on n’aura pas de chambre d’hôtel, les drones vont nous tomber sur la tête, on ne pourra pas se baigner dans la Seine »… J’aimerais tant qu’on nous parle de tous les héros sportifs d’hier et de demain. Sortons de la mélancolie : les JOP, ce sera un grand moment de rencontre du monde !
Où les Français peuvent-ils nourrir cette espérance ?
H. K. : Mais enfin, dans toute notre histoire ! Regardez Jeanne d’Arc : tout le monde désespérait, elle a espéré, elle a changé le cours des choses. Regardez la bataille de Valmy : nous étions défaits mais le raisin vert de Champagne a eu raison des attaques des armées prussiennes, elles ont eu une diarrhée de compétition ! L’Éternel a été bon avec ses serviteurs. C’est toute notre histoire française, avec ses hauts et ses bas dans laquelle il faut puiser ! Chaque fois que nous avons été unis, que nous avons espéré, nous avons été formidables !<
Donc décider d’espérer… Et après ?
H. K. : Une fois que vous avez ouvert un horizon, vous avez un cadre et vous pouvez changer les choses. En termes religieux, ce sont les Hébreux devant la mer Rouge : que pouvaient-ils faire ? « Moïse dit au peuple : “N’ayez pas peur…” (Exode 14, verset 13) » Et ce qui était impossible devint possible. Plutôt que d’avoir peur, sortons de la mélancolie ! Quelque chose va se passer…
L’actualité est marquée par le conflit à Gaza. Que pensez-vous de la campagne de l’armée israélienne ?
H. K. : Mettons les choses en perspective : qui est responsable de ce qui se passe à Gaza ? Le Hamas, d’abord, parce qu’il a initié ce qui s’est passé, le 7 octobre, de profondément terrible et qu’on oublie un peu trop souvent. Et ensuite parce que c’est lui qui détient les otages, et qui a donc la clé pour faire arrêter les combats. Gaza, c’est l’endroit d’où partent encore maintenant des scuds. Cette menace permanente, aucun pays au monde ne l’accepterait. Israël ne l’accepte pas. La guerre peut être arrêtée sur-le-champ. Il suffirait que le Hamas rende les otages.
Vous ne trouvez pas l’intervention disproportionnée pour les populations civiles sur place, qui sont menacées par la famine, dont les enfants tombent sous les bombes…
H. K. : Je ne suis pas l’avocat d’Israël mais je regarde la situation avec la distance de celui qui sait qu’il n’est jamais beau de faire la guerre. Vous m’opposez des images de la guerre, des enfants, comme si tuer des adultes était moins grave… La réalité, c’est que le Hamas a utilisé la population de Gaza comme des boucliers humains. Donc céder reviendrait à leur donner raison. Ce n’est pas acceptable.
Vous pourriez être une voix, une conscience…
H. K. : Je suis une voix pour dire qu’il est temps d’arrêter cette menace récurrente depuis 2007, ces guerres qui ne disent pas leur nom… Je crois qu’à un moment, comme quand on le fait en chirurgie, il faut opérer. C’est une position facile que de se scandaliser devant ce qui se passe à Gaza. En réalité, il faut beaucoup de force pour qu’un pays aussi moral qu’Israël mène ce type de guerre.
Israël mène donc une « guerre juste » ?
H. K. : J’ai toujours été frappé par cette histoire du roi David qui a mené toutes les guerres que Dieu lui a demandé de mener. Quand il a fini, il souhaite construire un temple mais Dieu lui répond : « Tu ne peux pas. » Et pourquoi ? « Parce que c’est incompatible avec les guerres que tu as menées, même si c’est moi qui t’ai demandé de le faire. » David a perdu son innocence pour permettre au peuple juif d’exister. Il y a des choses qui ne sont pas de la plus grande pureté mais qu’on doit faire, en l’occurrence sauver l’existence d’Israël.
Parlons du débat sur la fin de vie. Vous avez dit publiquement que cette loi n’ouvrait pas de nouveaux gestes, de nouvelles libertés, à vos yeux. Or le Conseil d’État parle lui-même d’une ouverture au suicide assisté et à l’euthanasie. Maintenez-vous votre position ?
H. K. : Cette loi, c’est comme une œuvre de Magritte. Cela ressemble au suicide assisté, mais ce n’est pas un suicide assisté. Que prévoit le nouveau cadre ? Pour moi, on est toujours dans la posture de soigner une douleur réfractaire chez un patient qui va très mal. La loi Claeys-Leonetti autorise à le faire entrer dans une sédation profonde, continue, irréversible. Simplement, ici, on ne parle plus de mourir le jour même mais d’anticiper des semaines ou des mois avant. Mais c’est toujours la même douleur, qu’on ne peut soulager.
Je vais me battre pour qu’on retire de cette loi les termes d’« aide à mourir ». On doit aider à vivre, pas à mourir. Je vais demander aussi qu’on retire le terme de « fraternité », c’est une escroquerie intellectuelle. On ne peut parler de loi de fraternité quand on prétend vouloir donner un produit létal. Et je vais demander de ne pas utiliser le terme de « produit létal », qui efface la première intention de soigner la douleur. Il faut revenir à l’expression « sédation profonde, continue, irréversible ». Il y a un risque majeur à mettre un doigt dans l’engrenage de l’euthanasie ou, pire, du suicide assisté, qui n’est rien d’autre qu’un assassinat.
Vous convenez donc qu’il y a bien « une aide à mourir » dans le texte ?
H. K. : Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour amender ce texte. Il est essentiel de protéger l’intention première, qui est de soigner la douleur. J’ai organisé un rendez-vous avec Mgr Pierre d’Ornellas et le président de la République, au cours duquel celui-ci était d’accord avec nous, sur les principes. Cependant, il s’est probablement senti contraint par ses promesses de campagne. Maintenant, certains, dans sa majorité, vont tenter de peser. Et nous, nous allons tenter de peser de l’autre côté pour retirer ce qui nous paraît dangereux. Oui, je pense que si on met le doigt dans l’engrenage de l’euthanasie, on change de monde. Et donc, je n’en veux pas.
Vous parlez d’Emmanuel Macron… il semble y avoir une forte proximité entre vous, voire une forme de fascination de votre part ?
H. K. : Fascination ? Vous n’assistez pas à nos conversations et à ce que je peux lui dire. Dans mon dernier livre, il me semble que je ne l’épargne pas. Quand je veux l’énerver, je lui cite Paul Ricœur. « Jamais la sagesse pratique ne saurait consentir à transformer en règle l’exception à la règle. Encore moins devrait-on légiférer dans un domaine où la responsabilité de choix déchirant ne saurait être allégée par la loi. » Je sais m’opposer à lui. Et je crois qu’il peut l’entendre. Et c’est ça qui l’a touché.
Ses dates
1963 Naissance à Lyon.
1980 Séminaire israélite de France.
1983 Rabbin au Mans et ministre officiant à la synagogue de la rue de Montevideo (Paris 16e).
1987 Rabbin à Reims.
1993-2004 Collaborateur du grand rabbin de France Joseph Sitruk.
2000 Directeur de l’aumônerie générale de l’armée de l’air.
2005-2009 Membre du Comité consultatif national d’éthique.
2007 Aumônier général israélite des armées et de l’École polytechnique.
2009-2013 Collaborateur du grand rabbin de France Gilles Bernheim.
22 juin 2014 Élu grand rabbin de France.
15 décembre 2014 Élu à l’Académie des sciences morales et politiques.
22 mai 2024 Publie « Comme l’espérance est violente » (Flammarion, 208 p, 20 €).
Recueilli par Céline Hoyeau et Héloïse de Neuville