Deux concerts du Quatuor de Jérusalem ont été annulés du Concertgebouw Amsterdam après des appels à manifester sur les réseaux sociaux de militants propalestiniens. La violoniste Zhang Zhang, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, dénonce la lâcheté de la direction.
Alors que je terminais mes études, la plupart de mes amis rêvaient de rejoindre l’orchestre philharmonique de New York, le Metropolitan Opera ou la San Francisco Symphonie. Pas moi. Mon rêve était de m’établir à Amsterdam, connu pour être l’Eldorado d’artistes musiciens. Un Eldorado à la réputation internationale, renommé pour son ouverture d’esprit et pour sa diversité en matière de musique classique. Avant même d’obtenir mon diplôme, j’ai sauté dans un avion m’emmenant à Amsterdam depuis le Texas, afin de participer à un concours en vue de remporter une place au sein du célèbre orchestre symphonique de Concertgebouw. Je n’en ai pas parlé à mon maître ; il me restait encore plusieurs années d’études… C’était mon premier concours pour un grand orchestre professionnel. Et si je n’ai pas obtenu la place, j’ai tout de même réussi à passer la première épreuve ! Remplie de l’adrénaline et de la fierté qui caractérisent la jeunesse, je me suis tenue derrière le paravent de la salle légendaire du Concertgebouw. Il n’y a pas mieux pour débuter sa carrière.
À Amsterdam, la vie musicale est riche. Les artistes permanents sont si nombreux qu’il existe une ligue de football composée des musiciens des différents orchestres. En ce lieu, se rejoignent héritages et innovations, évoluant dans un environnement multiculturel d’acceptation et d’inclusion. Du prébaroque à la musique expérimentale, les meilleurs artistes y trouvent leur place et y cultivent leur voie. Le tout, en profitant des salles du Concertgebouw, parmi les plus prestigieuses au monde. J’ai toujours été admirative et légèrement envieuse, à l’égard de mes collègues vivant et travaillant dans cette ville…
Du moins était-ce le cas auparavant. Mais les temps ont changé. Tel que l’annonçait le récit féerique mais sombre du Seigneur des anneaux, «ce qui ne devait jamais être oublié a été perdu». Le mal s’est développé subrepticement alors que nous regardions ailleurs. Trop occupés à examiner la couleur de peau et le sexe de ceux qui jouent sur scène, trop enclins à crier au patriarcat blanc au nom du progrès, trop concentrés à punir les compositeurs morts et ceux qui continuent à les vénérer, trop en colère contre le passé, ivres d’une hystérie collective, trop obsédés par la destruction (déconstruction) du «système» et de sa culture, négligeant ainsi les réels dangers…
Cette semaine, le célèbre Concertgebouw, dont je rêvais alors que j’étais jeune aspirante violoniste, a pris la décision d’annuler deux concerts du Quatuor de Jérusalem, prévus les 16 et 18 mai. Les porte-parole ont expliqué vouloir «garantir la sécurité du personnel, des visiteurs – qui sont souvent des personnes âgées – et des musiciens», face aux menaces exprimées par les manifestants propalestiniens qui avaient déjà perturbé deux concerts du groupe. L’un qui avait eu lieu en janvier à Amsterdam. L’autre qui avait eu lieu en février à La Haye. Le Quatuor, fondé en 1996 et parmi lequel deux sont nés en Ukraine, est en effet accusé de vouloir «polir» la réputation d’Israël et de détourner l’attention de la situation à Gaza. Le violoncelliste du groupe, Kyril Zlotnikov, qui, depuis plus de 20 ans, est le principal violoncelliste et professeur de violoncelle de l’orchestre du West-Eastern Divan – créé par Daniel Barenboim et feu Edward Said – a ainsi qualifié la décision du Concertgebouw de «capitulation devant l’intimidation et le terrorisme».
Si une pétition a été relayée et signés par des milliers de personnes – y compris des artistes hollandais – le 15 mai, pour contester son annulation, le directeur général du Concertgebouw a maintenu sa position. Il a ensuite publié une déclaration officielle, indiquant que la décision d’annuler les représentations du Quatuor avait été prise après qu’un appel à manifester contre le concert ait été lancé sur les réseaux sociaux, craignant de ne pouvoir garantir la sécurité du public, du personnel et des artistes.
Nous y voilà donc. Dans l’Europe du XXIe siècle, après avoir radié les musiciens parce que trop blancs, après avoir passé les chefs d’orchestre à la moulinette de la «cancel culture» parce que trop masculins, après avoir supprimé des compositeurs parce que trop Européens, on censure désormais des musiciens en raison de leur origine et de leur nationalité. Invoquer la sécurité comme motif d’annulation relève de la même lâcheté que celle qui a conduit 70% de la population juive des Pays-Bas à être envoyée dans des camps d’extermination pendant l’Holocauste. Lorsque les bottes et les fusils du nazisme résonnaient dans les rues hollandaises, beaucoup ont livré leurs compatriotes juifs dans l’espoir d’acheter la paix et la sécurité.
La musique est un langage universel rapprochant les peuples et les cultures. Les musiciens rassemblent en moment de communion des individus de tous horizons pour partager un peu du bon de l’humanité. En ces temps de divisions et de conflits, la musique doit demeurer un antidote à la haine et à la peur. Supprimer la voix de la musique, c’est nuire à nos propres âmes – spécialité des fascistes et des fanatiques religieux. Se plier à la tyrannie des plus hystériques et des plus violents n’apportera pas la paix plus rapidement. Bien au contraire.
Finalement, le 16 mai, jour du premier concert prévu, face à l’indignation générale, y compris de artistes les plus renommés de la planète, la direction cède et accepte de rétablir le concert le samedi 18 dans la petite salle. Cette fois, ce sont les valeurs de la démocratie qui ont prévalu, défendues par ceux qui ont tenu bon face à la haine. Le silence et la soumission ne sont pas les moyens de dissuasion les plus efficaces contre le mal. Il y a 84 ans, c’est au cours de cette même semaine de mai, que les forces néerlandaises se rendaient à l’armée allemande, entraînant le massacre de la plupart des citoyens juifs du pays, dont une jeune fille nommée Anne Frank.
L’historien Arnold J. Toynbee soutenait que le destin des civilisations est déterminé par leur réponse aux défis auxquels elles sont confrontées : «Les civilisations ne mourront pas par meurtre, mais par suicide». Permettre à la haine d’intimider et d’ostraciser le peuple juif n’est ni un progrès ni une justice. Ce n’est rien moins qu’une soumission au mal et à la destruction qui nous coûtera bientôt bien plus que des concerts annulés.
Violoniste renommée, Zhang Zhang est membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Également entrepreneur social, elle a fondé et dirige une association caritative, ZhangomusiQ, qui organise des concerts dont les recettes sont intégralement reversées à des œuvres. Elle a également publié La voie de l’archet (Fayard, 2023).