Joann Sfar et Lee Yaron : tous deux sont juifs, français et israéliens

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Rencontre entre la journaliste israélienne Lee Yaron, qui publie une somme de témoignages de survivants du 7 Octobre, et le dessinateur Joann Sfar, qui réunit dans un roman graphique les pages qu’il crayonne depuis l’attaque terroriste.

Lee Yaron et Joann Sfar ne se connaissaient pas. Ils ne sont pas de la même génération (elle n’a pas encore 30 ans, lui vogue dans la cinquantaine) ni du même pays, n’ont pas la même histoire, le même vécu, le même tempérament, lui l’éruptif, elle toute en émotion rentrée. Mais tous deux sont juifs et, au-delà d’une date d’anniversaire partagée qui leur arrache un éclat de rire comme signe de bon augure, ils publient simultanément deux livres événements sur le 7 Octobre et ses conséquences. Celui de Lee Yaron, plume de Haaretz, le grand quotidien de la gauche israélienne, est le premier récit d’ampleur sur ce jour fatidique, à travers 100 destins fauchés par les terroristes. Nous vivrons. Enquête sur l’avenir des Juifs, le roman graphique de Joann Sfar, rassemble les pages fiévreuses qu’il crayonne compulsivement depuis le massacre, dans un opus épais comme un livre religieux. Entre la jeune journaliste et le dessinateur prolifique, dans une ambiance à mille lieues du chaos de la guerre – un hôtel du Quartier latin, airs d’opéra en fond sonore – le dialogue se noue instantanément – intense, passionné, débordant – dans un anglais diasporique, mâtiné d’hébreu et de français. Au détour d’une phrase, l’une de leurs voix s’enroue et l’autre prend immédiatement le relais, chacun refusant de céder à l’émotion ou à la colère, au risque de s’y perdre.

Lee Yaron, quand avez-vous commencé à écrire ?

L.Y. : Très vite, début novembre. C’était une façon de faire mon deuil. J’étais dévastée, je me sentais impuissante. Que faire pour tous ces morts ? J’ai eu l’impression qu’écrire était la seule justice, quoique minuscule, que je pouvais leur offrir. Les rendre à nouveau vivants – au moins sur le papier. J’avais aussi besoin de comprendre, voire d’apprendre. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi n’avons-nous pas été capables de résoudre ce si vieux conflit ? Aussi, parce que les deux camps sont prisonniers de la même tragédie, et que l’histoire peut être si vite oubliée quand une horreur chasse l’autre. J’ai commencé par 10 histoires personnelles, pour un article, qui sont devenues 100. L’idée était, à partir de ces parcours tragiques, chacun inscrit dans sa communauté, de retracer l’histoire d’Israël et du conflit. Pendant quatre mois, j’ai réalisé avec mes collaborateurs des centaines d’interviews – survivants, proches, secours, etc.

Pour vous, Joann Sfar, ça commence de façon plus impulsive – une série de dessins postés sur les réseaux sociaux…

J.S. : Absolument. Je n’avais aucune idée que cela deviendrait un livre. Le 7 octobre était le jour où je devais fêter mon anniversaire. Je suis né en août, mais nous le célébrons chaque année à l’automne quand tout le monde est à Paris – j’invite à chaque fois une centaine de personnes, c’est toujours un grand rassemblement de Juifs et d’Arabes [rires]. Nous avons passé la journée à nous demander s’il fallait annuler. Comme toute la famille de mon père est israélienne, nous avions des nouvelles en direct… Mon petit-cousin est un appelé dans l’armée, sa brigade a été déployée dans les fermes du sud d’Israël dès les premières heures. Ils n’avaient pas l’équipement militaire approprié – ils se sont battus en baskets alors qu’en face, les terroristes étaient habillés comme des Terminator. Ce n’est pas ce qu’ils avaient imaginé. J’ai commencé à dessiner depuis Paris, au fil des nouvelles toutes plus atroces. A un moment donné, je me suis dit que si je continuais comme ça, j’allais finir comme Stefan Zweig. Pas dans le sens «je vais accoucher d’un chef-d’œuvre» mais «je vais me suicider». J’ai donc pris un vol pour Israël. Là-bas, j’ai retrouvé mes cousins qui sont plutôt des Juifs religieux basés à Jérusalem, et mes amis, plutôt du genre gaucho-bobo de Tel-Aviv ! Je voulais que tout ce monde-là puisse s’exprimer dans mon livre. Y compris mes amis musulmans, que vous les appeliez «Palestiniens d’Israël» ou «Arabes israéliens»… Eux m’ont demandé de changer leurs noms dans le bouquin. Dès qu’un musulman ouvre la bouche depuis le 7 Octobre, il se fait engueuler par tous les camps.

Vos deux livres ne pourraient être plus différents, mais sont tous deux présentés comme une «enquête»… Et commencent tous les deux par l’histoire de votre famille.

L.Y. : Parce que chaque famille israélienne partage un même destin : nous avons tous fui cette terrible histoire juive commune, espérant en fonder une nouvelle, pacifique et paisible. Et nous avons échoué. En tant qu’Israélienne, j’ai le sentiment que ce gouvernement, [celui de Nétanyahou, allié aux forces d’extrême droite, ndlr], mais aussi les précédents nous ont trahis. Tout ce qui avait été promis à mes grands-parents, à mes parents, a volé en éclats. Mon père était un Juif de Roumanie. Côté maternel, ils venaient de Turquie. Leur culture, leur ville natale, leur manquaient, mais ils se consolaient en se disant qu’ils avaient donné à leurs enfants un avenir meilleur. C’est de là que vient ma colère. Mon livre est dédié à Gal Eizenkot, que les Israéliens connaissent comme le fils de Gadi Eizenkot [un populaire ex-chef d’état-major, aujourd’hui membre du cabinet de guerre, ndlr], mais qui était simplement l’un de mes plus proches amis. On se connaissait depuis l’enfance. Son histoire est celle de tous les jeunes réservistes. Il avait 25 ans, avait repris la fac et venait de se remettre en couple avec son amoureuse du lycée. Il croyait à la paix, il avait la vie devant lui [sa voix se brise]. Quand je me suis installée à New York, peu avant la guerre, je lui ai prêté mon appartement à Tel-Aviv. Avant mon départ, on s’est assis et on a parlé de ses plans pour le futur… Il est mort le 7 décembre, à Gaza. Je n’arrive toujours pas à comprendre que ce merveilleux jeune homme a payé de sa vie les défaillances de notre gouvernement, les crimes du Hamas et l’incapacité de deux peuples à se parler pour apprendre à vivre en paix.

J.S. : Ce qui ne cesse de m’étonner aujourd’hui, c’est le degré d’ignorance qui entoure ce conflit, et, en même temps, à quel point le débat est passionné. Les gens ne savent rien des Israéliens comme des Palestiniens. Est-ce qu’ils savent que deux millions d’Arabes sont des citoyens en Israël ? Que 60 % des Juifs israéliens aujourd’hui ont des origines du Moyen-Orient ? Que des Bédouins ont aussi été victimes du 7 Octobre ? Les militants croient savoir, mais les généralités n’aident personne… Il faut être précis, ramener de la complexité.

L.Y. : Absolument. Vous savez, je suis journaliste depuis presque une décennie pour Haaretz, où, tous les jours, nous écrivons sur ce que subissent les Palestiniens. Nous défendons leurs droits. Nous prônons la création d’un Etat palestinien. Je crois qu’on peut être pro-israélien et pro-palestinien en même temps : c’est ça, la gauche israélienne. Nous ne voulons pas de l’occupation. Mais nous comprenons la nécessité de l’existence d’Israël, d’un endroit sûr pour les Juifs… C’est cette complexité qui semble échapper au reste du monde. Voilà pourquoi il faut remonter dans le temps. Pour éduquer les gens sur ce conflit. J’essaie de le faire à travers des histoires humaines – c’est ce qu’il y a de plus puissant émotionnellement.

Vous parlez de susciter l’émotion au moment où chaque camp accuse l’autre de manquer d’empathie…

J.S. : Le problème, c’est qu’à la minute où vous montrez de la sympathie pour les victimes israéliennes, les gens vous accusent d’être contre le peuple palestinien, d’être complice de tout ce qu’on peut imaginer se passer à Gaza… Alors lire des histoires individuelles, les replacer dans l’ensemble de l’histoire du XXe et du XIXe siècle, c’est vital. Il faut reconnaître la souffrance des deux populations. Au fond, cette histoire dépasse celle du sionisme et de la guerre de 1948. C’est évidemment toujours un conflit postcolonial, mais avec un malentendu qui empêche toute discussion : quand on dit le mot «colonialisme» en France, on pense à l’Algérie. Mais ça n’a rien à voir avec l’histoire d’Israël ! La Palestine historique était sous le joug des Turcs, puis des Anglais, et deux nationalismes, l’israélien et le palestinien, sont entrés en compétition. Aujourd’hui, si vous me parlez de «colonisation» pour décrire la situation en Cisjordanie, vous avez raison. Mais le problème, c’est que, quand j’écoute les étudiants qui manifestent parler de «décoloniser» Israël, j’entends avant tout la volonté de se débarrasser de 9 millions d’Israéliens. Et c’est justement le seul consensus qui existe entre Israéliens : la volonté de ne pas se faire massacrer. A l’inverse, à la seconde même où je dis à la télé «attention, ce conflit est complexe», on me répond «vous justifiez un génocide».

En même temps, les images qui viennent de Gaza sont terribles, et nourrissent ces simplifications…

L.Y. : Les gens veulent du noir et blanc, ils veulent «la vérité». La seule chose que nous disons, Joann et moi, c’est que raconter et entendre les récits des victimes israéliennes ne se fait pas aux dépens ou à la place des victimes palestiniennes. J’ai écrit mon livre, et maintenant, je n’attends qu’une chose : que mes collègues palestiniens écrivent la tragédie des victimes palestiniennes. Aujourd’hui, nous sommes devenus tellement aveugles l’un à l’autre, car nos deux peuples souffrent depuis si longtemps. Figurez-vous : je suis née avant l’assassinat d’Yitzhak Rabin [en 1995], comme 50 % des Israéliens, qui ont moins de 30 ans. Cela veut dire qu’une génération entière qui représente la moitié du pays n’a jamais entendu parler de paix. Ce que nous avons eu, c’est seize ans de pouvoir de Benyamin Nétanyahou, qui nous a expliqué qu’on ne pouvait pas résoudre ce conflit mais seulement «le gérer». Que nous devions vivre d’un attentat à l’autre, d’une guerre à l’autre.

Le 7 Octobre, en quelque sorte, c’est l’attentat, puis la guerre de trop ? Justement parce que l’attaque du Hamas a détruit cette idée qu’Israël était un refuge…

L.Y. : Tout à fait. Quand le Hamas a perforé la barrière autour de Gaza, ils ont brisé quelque chose de fondamental dans l’esprit des Israéliens, cette promesse de protection et de sûreté qui est l’idée même d’Israël. Mais ça va plus loin que ça : le 7 octobre, pendant de longues heures, les Israéliens ont eu le sentiment que leur pays, en fait, n’existait plus. L’armée ne s’est pas montrée, le gouvernement était aux abonnés absents… Ce qui a plongé beaucoup d’Israéliens mais aussi de nombreux Juifs dans le monde dans un abîme existentiel : est-ce qu’il existe encore un endroit sûr pour les Juifs ? Quel est notre avenir ?

C’est le sous-titre de votre livre, Joann Sfar…

J.S. : C’est ça. Il faut revenir à des faits relativement simples : il n’existe qu’un seul Etat juif, qui fait à peu près la taille de la Normandie, avec le Hezbollah et le Hamas à ses portes. Aujourd’hui, 300 000 Israéliens ont dû quitter leurs maisons, tout comme 2 millions de Palestiniens à Gaza. L’impératif ne doit pas être la vengeance, mais la possibilité pour chacun de survivre et rentrer chez soi. Et si l’on parle du futur des Juifs, le mythe d’Israël comme refuge n’est pas la seule idée qui a explosé. Il semblerait que pour le reste du monde aujourd’hui, l’idée que les Juifs – qu’ils soient européens ou américains – sont une minorité à protéger n’est plus du tout une évidence ! Vous n’imaginez pas les insultes, les menaces, autant en ligne que dans la vie réelle, auxquelles les Juifs de la diaspora sont confrontés.

L.Y. : On sait tout ce que nos parents, nos grands-parents ont pu endurer. Et on pensait tout cela derrière nous. C’est comme si un couvercle avait sauté.

Cette idée de sûreté perdue, de troublante insouciance même, nous ramène à la rave qui se tenait littéralement le long des barbelés. Comme si les Israéliens avaient oublié Gaza…

L.Y. : Le deuxième chapitre de mon livre commence par le célèbre éloge funèbre de Moshe Dayan pour Roy Rotenberg [le gardien d’un kibboutz frontalier, kidnappé et tué à Gaza en 1956 par des fedayins palestiniens]. Dans son discours, Dayan était capable d’évoquer autant la souffrance des Rotenberg que la frustration des Palestiniens dans les camps de réfugiés de l’autre côté de la frontière. Le 8 octobre, au lendemain des massacres, le président israélien Isaac Herzog a repris des passages entiers de ce discours. Mais pas ceux où Dayan faisait preuve d’empathie pour les Palestiniens. C’est terrible de voir que depuis les années 50, le discours politique a régressé.

J.S. : Une chose que j’ai beaucoup entendue à propos de la rave, c’est : «Comment osaient-ils faire la fête si près de Gaza ?» Mais les gens n’ont aucune idée de l’étroitesse d’Israël. Où que vous alliez, vous seriez collé à l’autre !

L.Y. : Surtout, ce qu’il faut rappeler, c’est qui étaient ces gens qui vivaient à la frontière de Gaza, dans ces kibboutzim. Ce sont sans aucun doute les gens en Israël qui croyaient le plus à la coexistence ! Si on regarde les dernières élections, ils votaient à 94 % pour les partis du centre et de la gauche. Dans le kibboutz collectiviste de Beeri, où près de 10 % de la population a été assassinée, il y avait des habitants qui, depuis vingt ans et en toute discrétion, parvenaient à envoyer de l’argent à des familles de Gaza. Tous les mois ! D’autres étaient bénévoles dans une association pour conduire les malades palestiniens à leur rendez-vous médicaux dans les hôpitaux israéliens. J’évoque aussi un pacifiste, dont la famille avait fui l’Irak, qui était devenu lanceur d’alerte pour Breaking the Silence [une association de vétérans anti-occupation]. Ses derniers mots face aux terroristes furent : «Je ne suis pas votre ennemi.» Tous ces gens croyaient que la paix avec leurs voisins était non seulement possible, mais souhaitable.

C’est le message que portent certaines familles d’otages dans les manifestations anti-Nétanyahou – ne pas céder à la colère et entretenir l’espoir de la coexistence.

J.S. : Comment espérer ? En tant que Français, quand je vois le pourcentage d’augmentation des actes antisémites dans mon pays, je me pose sérieusement la question. Pour revenir à Israël, le problème n’est pas que ces deux peuples ne se connaissent plus, c’est justement qu’ils croient trop bien se connaître. Or, on n’a pas idée à quel point la société israélienne est divisée ! Et ça vaut tout autant pour la société palestinienne. Tellement de clans, de dogmes, de différences. La vérité, c’est que les Israéliens étaient si occupés à se battre entre eux qu’ils ont oublié les Palestiniens.

L.Y. : Ironiquement, sur la question de la coexistence, il faut noter que le Hamas, lors des massacres, n’a pas fait de différence entre les Juifs israéliens et les Arabes israéliens. Dans mon livre, je raconte l’histoire de cette jeune femme enceinte, une Bédouine qui portait un hijab, à qui les terroristes ont tiré dans le ventre. Deux balles ! Elle était en route pour l’hôpital pour accoucher, et c’était l’une des premières victimes du 7 Octobre. Elle a survécu – le bébé non, il a pris les balles pour elle, il a été son bouclier. Mais elle ne comprend toujours pas pourquoi le Hamas a été si cruel avec elle.

La tragédie du 7 Octobre n’a-t-elle pas aussi mené au constat que la région se trouve aux prises de deux menaces existentielles ? Un extrémisme palestinien, incarné par le Hamas, mais aussi un extrémisme juif, à travers les figures d’Itamar Ben-Gvir ou de Bezalel Smotrich, deux leaders des colons devenus ministres influents ?

L.Y. : Les deux sont liés. La date de naissance de cette nouvelle extrême droite remonte à 2005, l’année du retrait israélien de Gaza, sous Ariel Sharon. Quand Sharon, jusqu’alors adoré par les colons, a ordonné le «désengagement», soit le démantèlement des 21 colonies qui existaient alors à Gaza, toute une partie du pays y a vu une trahison. Ariel Sharon a tenu bon, disant : «Il faut à nouveau essayer la formule “territoire contre paix.”» Il n’a rien demandé aux Palestiniens, c’était une décision unilatérale. Je ne dis pas que c’était la manière parfaite de procéder, sans doute aurait-il fallu un interlocuteur côté palestinien pour assurer une transition plus pacifique… Toujours est-il qu’aujourd’hui, les Israéliens parlent à longueur de journée de ce moment et disent : «On a essayé ! On est parti ! Et les gens de Gaza ont choisi le Hamas, et le Hamas a commis le 7 Octobre.» Revenons à 2005 : Bezalel Smotrich était l’un des manifestants anti-désengagement. Il a souvent raconté comment ce moment a structuré toute sa trajectoire politique. Pour toute cette génération de radicaux qui ne parlent que de retourner s’installer à Gaza, seule la force compte. Mais ils restent une frange extrémiste, qui ne représente pas l’ensemble de la population. Des centaines de milliers d’Israéliens manifestaient contre eux, chaque shabbat, depuis un an au moment du 7 Octobre ! Pour défendre notre démocratie face à un Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, qui a fait alliance avec eux dans son seul intérêt particulier, sans penser à la nation.

J.S. : Je veux insister sur un point : l’extrême droite qui siège à la Knesset n’est pas l’amie de Tsahal. La plupart des militaires israéliens que je connais s’identifient à la gauche. A la minute où ils enlèvent leurs uniformes, ils vont aux manifs anti-Nétanyahou ! Smotrich et Ben-Gvir sont des populistes, du même type que ceux qui existent en Italie, en Russie ou partout ailleurs, qui ont su capitaliser sur la colère des défavorisés face à une élite fantasmée. Ces gens-là veulent changer le projet sur lequel s’est fondé Israël à l’origine, l’idée d’être un refuge, pour les Juifs évidemment, mais aussi pour les minorités… Une fois que l’on a dit ça, ça n’exonère pas la communauté internationale de ses responsabilités. Comment a-t-on pu laisser le Hamas, mais aussi le Hezbollah, se fortifier à ce point ? Pourquoi s’est-on désintéressé de ce conflit, le laissant dans les seules mains de Nétanyahou et du Hamas ? La faillite de l’ONU dans ce conflit, et au-delà, est une tragédie incommensurable.

L.Y. : Au fond, ma génération n’a pas connu le processus de paix, mais un processus d’oubli. Après l’assassinat de Rabin, les tentatives plus ou moins ambitieuses mais tout aussi infructueuses d’Ehud Barak et d’Ehud Olmert, Nétanyahou a réussi à vendre un rêve aux Israéliens. Celui d’un pays occidental, avec une armée puissante et une économie high-tech flamboyante qui n’avait plus besoin de personne : «Si le conflit est insoluble, alors, autant le mettre de côté ! Oublions les Palestiniens !» Ce que le 7 Octobre nous a rappelé, c’est que si nous voulons vivre en paix, il faut faire face au conflit. Il faut que cette peine immense nous pousse à prendre des décisions difficiles. Comme le disait Rabin à la Maison Blanche : «Nous revenons de la bataille couverts de sang, nous vous avons combattus, et aujourd’hui, nous disons, assez de sang et de larmes.» Rabin connaissait le coût de la guerre. Désormais, notre génération aussi, plus que jamais.

J.S. : Quand je suis arrivé en Israël après le 7 Octobre, tous ceux à qui j’ai parlé étaient profondément meurtris. Mais dès qu’un micro leur était tendu dans les médias, leurs discours étaient très durs. Et je leur disais : «Mais pourquoi est-ce que vous ne dites pas comment vous vous sentez vraiment ?» Et ils me répondaient : «Ici, c’est le Moyen-Orient. On ne montre pas ses faiblesses.» Je pense que ça a participé au divorce entre les Israéliens et l’opinion publique internationale. Par ailleurs, le fait que, depuis le 7 Octobre, aucun journaliste étranger n’ait pu entrer à Gaza a empêché les voix critiques du Hamas de sortir de l’enclave. Le narratif du Hamas est devenu le seul audible, et c’est terrible, car il faut absolument refuser d’assimiler la population palestinienne au Hamas. Le jour où on fait cette équation, c’est foutu. De la même manière qu’on distingue les mollahs des Iraniens, il faut faire une distinction ferme entre le Hamas et les Palestiniens.

Y.L. : Et entre Nétanyahou et la population israélienne !

Dans la postface de votre livre, Lee Yaron, l’écrivain Joshua Cohen évoque les Sifrei hazikhronot, ces «chroniques des pogroms» que tiennent les Juifs depuis des siècles… Avez-vous conscience de vous inscrire dans cette tradition ?

L.Y. : Bien évidemment. J’ai été très inspirée par le Livre noir d’Ilya Ehrenbourg et de Vassili Grossman, rédigé après l’Holocauste, qui raconte ce qu’il s’est passé en URSS et en Pologne durant la Seconde Guerre mondiale à partir de témoignages extraordinaires. Cette tradition orale m’est chère, parce qu’elle permet d’aborder l’histoire et la politique «par le bas». Je déteste le fait que la plupart du temps, historiens et journalistes n’offrent que le point de vue des puissants – les ministres, les généraux, etc. Moi, j’ai toujours voulu écouter les gens ordinaires. Ce sont les premières victimes des conflits, ceux qui vivent sur la ligne de front… C’est pour cela que j’ai repris cette tradition juive des récits individuels : non seulement parce que c’était la chose morale à faire, mais aussi le meilleur moyen de comprendre où nous nous trouvons à ce point précis de l’histoire.

J.S. : On vit de mythes, d’histoires, c’est comme ça. Ça fait trente ans que j’en publie – je commence à être un vieux Juif [rires]. Le Chat du rabbin, c’était ma façon de raconter ce temps où Juifs et Arabes vivaient ensemble, comme des semblables. Klezmer (2014), c’était les pogroms de Kichinev. L’an dernier, j’ai publié Les enfants ne se laissaient pas faire, sur la destinée de ma famille en Ukraine et la Shoah par balles. Je concluais le livre par une note d’espoir à travers Volodymyr Zelensky, qui, sans le vouloir, incarnait un nouveau genre de Juif européen, qui se dresse face à un empire monstrueux. Quand j’ai commencé à travailler sur Nous vivrons, chaque personne que j’interrogeais me disait : «Tu n’auras ni le temps ni la place pour toute mon histoire.» Et bien, voilà, j’ai pris 450 pages. Mais au fond, la plupart de ceux à qui j’ai parlé, juifs ou musulmans, finissent par dire la même chose : ils ne veulent pas tuer leur voisin. Ils n’aiment pas Nétanyahou. Ils n’aiment pas le Hamas. Ils veulent trouver une solution. Mais ils n’arrivent plus à faire confiance à l’autre, et ça les désespère. Donc, oui, si vous vous concentrez sur les individus, l’espoir est là. Mais, dans le même temps, j’ai l’impression d’être revenu 30 ans en arrière, avec des amis juifs qui me parlent de «la soi-disant Palestine» et des Arabes «d’entité sioniste». Ça me rend fou : comme s’il fallait réapprendre, au XXIe siècle, que l’autre a le droit d’exister…

Parlez-nous de votre pendentif, le caractère hébreu pour haï («vivant»)…

J.S. : Quand j’ai fait ma bar-mitsvah, mon père a refusé de m’offrir ce genre de médaillon – il disait : «C’est les nazis qui voulaient nous marquer, on ne va pas s’y mettre.» Je l’ai commandé cette année pour mon anniversaire. Ça n’a rien de sioniste ni même de religieux – c’est juste un porte-bonheur. Puis j’ai voulu mettre ce caractère en couverture de mon livre, mais mon éditeur initial a refusé, considérant que ce signe «trop conflictuel» ferait peur aux libraires. Si un caractère hébraïque est un problème aujourd’hui en France, alors, on est foutu… Aujourd’hui, les Juifs français acceptent ce qu’aucune autre minorité n’accepterait : on nie systématiquement ce qu’ils subissent, on leur dit quoi penser, on leur parle même de «génétique» – de vrais et faux Juifs ! Des gens qui doivent changer leurs noms quand ils commandent un taxi, qui font gaffe ne pas paraître «trop juif en public»… C’est insupportable. Mais c’est un problème français, ça n’a rien à voir avec le Moyen-Orient.

Le pendentif fait néanmoins écho à ce slogan qu’on entend partout aujourd’hui en Israël, «Am Israël Haï» («le peuple d’Israël vit»).

L.Y. : Le fait que les Israéliens, aujourd’hui, aient besoin de le dire et le redire, dit tout. Joann et moi avons grandi dans une sorte d’âge d’or pour les Juifs, une anomalie quand on regarde l’histoire. Nous sommes nés après l’Holocauste, après qu’un tiers des Juifs dans le monde ont été assassinés, à une époque où il semblait que le monde avait compris. Cette haine des Juifs, qu’on croyait enterrée, a toujours été annonciatrice et révélatrice de quelque chose de bien plus profond, d’un grand dérèglement dans la société. Je pensais qu’on vivait dans une société ouverte au débat, à la nuance. Mais ces derniers jours, quand je me promenais sur le campus de Columbia à New York [où elle suit un programme de recherche depuis un an, ndlr], j’ai eu le cœur brisé. Je me suis toujours considérée comme partie prenante de la «gauche mondiale» – je suis féministe, j’écris sur le changement climatique, je couvre la communauté LGBTQ… C’est mon camp, mes combats. Mais quand, dans ces campements, j’entends des slogans qui appellent à l’intifada ou même des «We are all Hamas», quand on m’explique que les Israéliens sont des colons européens, je me sens trahie. Bien sûr, on peut parler de «libérer la Palestine», mais il ne sortira rien de bon si on ne commence pas à discuter concrètement du comment. Quand les manifestants crient «de la rivière à la mer», ils ne songent jamais aux 9,5 millions d’Israéliens qui vivent entre cette rivière et cette mer, et qui, quand ils entendent ces mots, se voient disparaître. La gauche israélienne a été complètement abandonnée à l’international. Imaginez ce que c’est d’être de gauche et israélien : dans notre pays, il est quasiment impossible de parler des souffrances des Palestiniens, de la solution à deux Etats. Et à l’étranger, personne ne veut nous entendre. Notre voix est recouverte par les slogans.

Comment ne pas baisser les bras dans ce contexte ?

L.Y. : Les familles que j’ai interviewées pour mon livre m’inspirent tellement… Parfois, c’est compliqué de se lever le matin, d’esquisser un sourire et de continuer à vivre. Mais eux, pour la plupart, y parviennent. Ils luttent contre l’impuissance, la peur et la dépression. C’est ça, «Am Israël Haï». Après avoir vu tant de morts, c’est difficile d’apprécier la vie, mais l’espoir est une action, un choix.

J.S. : De mon point de vue, c’est-à-dire, en tant que Juif européen, mon livre s’adresse à l’immense majorité silencieuse qui ne souhaite que le meilleur et la paix tant pour les Israéliens que pour les Palestiniens. Il est temps que cette majorité silencieuse retrouve sa voix, plutôt que de laisser le champ libre aux fanatiques. Empêcher les étudiants juifs d’aller en cours ne sauvera jamais un Palestinien…

L.Y. : On ne peut nier qu’il y a un lien très fort entre ce qui se passe au Proche-Orient et ce qui arrive aux Juifs à travers le monde. Nous le comprenons plus que jamais. C’est pour ça que la paix entre Israéliens et Palestiniens est si importante.

Aujourd’hui, tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens, le mot «paix» a perdu tout crédit, et l’on ne parle plus que de «victoire» de l’un sur l’autre…

L.Y. : C’est vrai, il existe en Israël des voix qui crient à la vengeance, parlent de «victoire» sur l’ennemi, parfois parmi les familles sur qui j’ai écrit. Je ne les juge pas : le deuil est une émotion qui dévore. Mais je sais aussi que d’autres, qui ont perdu les leurs, qui ont des proches encore otages, redoublent d’appels au dialogue. Personnellement, je ne crois pas que la vengeance puisse nous mener où que ce soit. A vrai dire, personne ne gagnera cette guerre : nous avons déjà tous perdu.

(1) 07 Octobre, de Lee Yaron, traduit par Colin Reingewirtz et Laurent Trèves, 368 pp., (Grasset).

(2) Nous vivrons : enquête sur l’avenir des Juifs, ­de Joann Sfar, 456 pp., (les Arènes).

par Sonia Delesalle-Stolper et Guillaume Gendron

1 Comment

  1. « LE GRAND LIVRE BLEU
    
    Il y a le livre blanc de sinistre mémoire, le livre rouge petit et dogmatique, celui que je lis est bleu.
    Dès que j’appris sa naissance et son nom : « nous vivrons », je sus que je ne pourrai m’en passer. Son père est écrivain-Mensch-dessinateur, père d’autres enfants dont le plus connu est « le chat du rabbin ». Sa mère c’est la vie, mais c’est aussi la mort, la mort-vie, donc la vie. LA VIE.
    Je l’ai cherché dans plusieurs librairies, dans beaucoup il est épuisé. J’en suis contente pour ses parents.
    « Il est en réimpression », m’a dit mon libraire habituel. Je n’ai pas voulu le lui commander pour le recevoir à une date aléatoire. Je me suis résignée à une chaîne commerciale, il en restait trois. Je les ai pris : un pour moi, deux pour des cadeaux. Et depuis que j’ai commencé à le lire, j’aimerais en acheter d’autres et les offrir. Les offrir à ceux que j’aime et surtout à ceux que je n’aime pas…. ou plutôt à ceux qui ne m’aiment pas. Ceux qui vocifèrent dans les manifestation et les universités, brandissent des drapeaux dans les rues, ceux qui savent tout, qui n’ont aucun doute et surtout aucune connaissance. Ceux qui ne savent ni le nom
    du fleuve, ni celui de la mer et encore moins le nom du pays entre les deux. Puis l’offrir aussi à ceux qui disent « ils sont partout », « ils dirigent le monde », « ils mentent », « ils utilisent la Shoah…. qui du reste n’a pas existé… ou si peu. Six millions? vous plaisantez. ». J’aimerais qu’ils lisent ce livre, mais vont-ils le lire ? ne vont-ils pas le brûler? N’ont-ils pas l’habitude de brûler les livres avant, avant de brûler les……

    Ce livre bleu je le déguste page par page, mot par mot, même si parfois j’ai un peu de peine à lire l’écriture de son père. On ne peut le lire comme un roman, comme d’un trait on boit un verre d’eau, lorsqu’assoiffé on veut connaître la fin de l’histoire. Du reste l’histoire je la connais, même si j’en découvre d’autres chemins, d’autres secrets. J’en
    connais l’intrigue, pas la fin…. Mais n’est-ce pas une histoire sans fin ? Non, ce livre bleu je le déguste comme une boîte de chocolats. Ces chocolats tentateurs
    que l’on veut seulement goûter, en connaître les saveurs, comme Sophie qui croque dans toutes les friandises apportées par son père. Pourtant je devrais m’interrompre, j’ai d’autres choses à faire.
    « Après cette page j’arrête, ce praliné c’est le dernier, je ne tourne pas la page, j’arrête là pour ce soir… non, je veux juste goûter ce dernier chocolat, lire les premiers mots de la page suivante, ah c’est un dessin, je vais aller à la suivante “. Je suis complètement addict comme ils disent.
    Un mot en entraîne un autre, une page une autre, les dessins qui vous regardent droit dans les yeux, leur visage plein de larmes, de tristesse, d’incompréhension, de souffrance, de sourires écorchés, parfois les yeux vides, ou pleins de l’espoir désespéré de ceux qui ont trop vu, ces dessins qui vous implorent de regarder le suivant. Je cède, je frise l’overdose.

    J’ai hâte de terminer ce livre et pouvoir le recommencer, le déguster plus finement, plus sereinement, sonder chaque mot comme on sonde une plaie, redécouvrir chaque découverte et savourer leur goût amer couleur d’agrumes qui ne seront pas récoltés, rechercher le sens des silences, des blancs, des phrases interrompues, des points d’interrogation.

    Un livre à recommencer.

    Comme un autre livre que nous relisons sans cesse.

    Merci M. Joann Sfar. »

    Claire Luchetta-Rentchnik
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