Dans le numéro 193 de Tenou’a, consacré à l’intelligence artificielle, l’article “Mémoire de la Shoah – Témoignage 3.0” présentait une initiative de la Fondation de Steven Spielberg: la création de témoins hologrammes à même de répondre aux questions qui leur sont posées. Delphine Auffret a rencontré l’historienne Anny Dayan Rosenman, spécialiste du témoignage, pour interroger ce nouveau dispositif technologique et mémoriel.
Delphine Auffret Dans le numéro de Tenou’a consacré à l’Intelligence artificielle, nous avons découvert l’articulation de deux moments historiques: la mort des derniers témoins de la Shoah et l’essor de l’intelligence artificielle. Les derniers témoins vivants interrogés par la Fondation Spielberg sont enregistrés de façon intensive sur différents pans de leur témoignage, par mots-clés, par époque. Cet enregistrement est doublé d’un enregistrement physique via des capteurs de manière à pouvoir créer un hologramme et diffuser cet hologramme (et ses réponses) dans une école, un musée ou une université, par exemple. Rien de ce qui sort de la bouche de cet hologramme n’est créé, inventé. Le témoignage de Monsieur X n’est pas amalgamé avec celui de Madame Y, leurs images non plus. On n’a pas créé un survivant type mais différents artefacts qui répondent à des questions via des combinatoires des informations initiales enregistrées par le témoin de chair et d’os.
Cette entreprise rebat les cartes des problématiques du rapport du témoignage à la vérité et du rapport entre le témoignage et la présence physique. Je voudrais commencer en transformant la dernière affirmation de l’article de Tenou’a, est-ce que tout vaut mieux que l’oubli ?
Anny Dayan Rosenman Sommes-nous sûrs qu’il y aura oubli? Les témoignages tels qu’ils sont vécus, tels qu’ils sont écrits, sont justement des moyens de lutte contre l’oubli. Avec la caractéristique de la présence physique du témoin. Le témoin dit, et c’est ce sur quoi repose la vérité même de son témoignage: “Je suis celui qui était là-bas. Et en vous parlant, en vous racontant, je fais ce terrible aller-retour. Je repars vers ce passé, puis je reviens vers vous pour vous le raconter”. Je parlerai pour le moment de tout témoignage sur l’extrême. Le témoignage n’est pas seulement une transmission d’information, il y a des temps du témoignage.
Le temps où il faut communiquer quelque chose d’inconcevable. Je pense à cette phrase de Robert Antelme: “À peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions”. Il y a cette multiplicité d’enjeux, il y a cette multiplicité d’événements qui se bousculent dans le désordre, il y a l’irruption d’une douleur, d’une stupéfaction du témoin lui-même face à ce qu’il raconte. C’est le contraire, je crois, de ce que j’appellerais du ready-made. Certains témoins sont arrivés à une transmission tout à fait organisée des événements. Leurs témoignages sont caractérisés par le fait qu’au bout d’un moment, ils sont dénués d’affect. C’est une parole qui porte une vérité, qui répète quelque chose mais ce qui nous stupéfait dans le témoignage, ce qui nous bouleverse, ce qui nous traverse, c’est que c’est un processus et que ce processus se passe sous nos yeux. Je pense évidemment à ce qui se joue avec le film de Claude Lanzmann Shoah où ce processus est en quelque sorte mis à nu sous nos yeux. Que le témoin soit physiquement, en face de nous, ou que l’on voie le film ne fait pas grande différence puisque le processus est en marche. Donc, dans le témoignage, il ne s’agit pas seulement d’une information ou de précisions, il s’agit vraiment de la démarche de quelqu’un qui va chercher en lui et dans le passé ce qui va nous permettre de comprendre. Ce qui est plein d’incertitudes, plein de douleurs et aussi attaché à la qualité même du témoin, c’est son être périssable. La force de cette parole de témoignage, c’est qu’elle est incarnée, suspendue à la vie du témoin.
DA Certains témoins sont amenés à témoigner beaucoup, souvent. Ils répètent un nombre de fois incalculable leur histoire. Justement aussi l’effet du temps qui passe, l’effet de la mémoire et des prismes qui changent. Est-ce qu’un hologramme, tel qu’il est conçu dans le projet que nous avons décrit, ne livre pas quelque chose de plus brut, de plus exceptionnel, un discours qui n’est pas affaibli par la répétition?
ADR Prenons le cas de Primo Levi. Il existe des entretiens qu’il a donnés et il y a les passages qu’il a fait dans les écoles. Ça correspond assez bien à ce moment de répétition. Peut-être serait-ce une erreur de considérer que le rôle du témoin n’est pas d’aller dans les écoles et de se répéter pour se répéter. Il est vrai que c’est ainsi que nous les utilisons à des fins pédagogiques. Faut-il considérer que le témoignage a un but pédagogique? Je ne remets pas du tout en question le travail extraordinaire qui est fait dans les écoles et l’effet que ce passage peut avoir sur des adolescents. Enfin, ce n’est pas cela le témoignage. Je ne suis même pas certaine que ce soit conçu pour cela. Je crois que le témoignage est un processus de personne à personne, que l’autre du témoin est celui avec lequel le témoin engage un dialogue, une demande d’écoute. Cette demande remet en jeu des sentiments extrêmement puissants et je ne crois pas que ceci puisse être rejoué d’école en école. De manière évidente, c’est important pour les élèves. Toutefois, imaginer l’avenir de cette mémoire par le passage des témoins dans les écoles est extrêmement réducteur. On croit aussi que ce passage dans les écoles a pour effet de lutter contre l’antisémitisme et a pour but de proposer un certain modèle civique qui serait l’équivalent de l’instruction civique. Est-ce cela un témoignage? Est-ce cela qui va traverser les siècles? Est-il possible de construire quelque chose qui toucherait à la mémoire et à la vérité en étant opposé, en niant cette règle fondamentale de notre humanité: nous sommes mortels et périssables. Il y a un moment où notre voix ne peut qu’appartenir à un passé. Je crois que c’est cela la culture. La culture, c’est faire que des événements révolus, des personnages morts, puissent nous parler encore. Et d’une certaine manière, est-ce que ce n’est pas aussi cela la littérature? Nous avons été capables de traverser le temps, les siècles, avec ce qui faisait mémoire et ce qui, à un moment donné, effectivement, tiendra aussi du mythe mais qui n’entame en rien la vérité. Je ne crois pas à un artefact qui, parce que c’est la voix reconstituée du témoin aurait quelque chose de la vérité.
DA Nous venons de traverser Pessah. Sans hologrammes pour répondre à nos question et nous souvenir. Nous avons des rites pour nous approprier physiquement l’expérience pendant le séder, en mangeant tel ou tel aliment, par exemple. N’est-il pas possible de se réapproprier une partie des choses en entamant un premier dialogue assez simple avec une image qui n’est pas non plus n’importe quelle image, puisqu’elle n’est pas pure fiction?
ADR L’image de Pâque est une très belle référence, une référence qui a traversé les siècles. Encore faut-il préciser que cette appropriation et que cette presque reviviscence est symbolique. Il y a une immense différence entre une appropriation symbolique, un effort personnel que chacun fait durant le séder pour s’approprier une mémoire et, en quelque sorte, la vivre au présent, et ce qui serait un artefact qui donnerait l’illusion que c’est au présent. D’ailleurs, dans le cas du témoin IA, le participant n’a même pas à faire cet effort, c’est ce que je disais, on lui apporte du ready-made. Il pose une question, on lui fournit une réponse.
DA Pas tout à fait. La question peut être modulée différemment et la réponse elle-même sera modulée en fonction. Est-ce que l’enjeu n’est pas de fabriquer une sorte de présent?
ADR Nous sommes dans une civilisation collée au présent, où l’idée que quelque chose ne soit pas “présentifiable” n’est apparemment même pas supportable. Il ne faut pas oublier qu’il en est du témoignage comme du reste: il n’a pas réponse à tout. Le témoin n’a pas réponse à tout. Il est important de savoir que, dans ce qu’il y a de plus vital pour nous, il reste de l’inconnaissable. Le témoignage nous amène au vif d’une expérience que nous n’aurions jamais vécue. Au cœur même de la parole du témoin, il y a quelque chose d’inconnaissable. Pour aller même plus loin, il y a des choses que le témoin lui-même découvre au moment où il vous parle, au moment de la formulation. Vous connaissez cette phrase de Wiesel: “Je relis ce que j’ai écrit et je tremble”. L’une des caractéristiques du témoignage, c’est qu’on nous amène.
DA Si nous poussons cette réflexion jusqu’au bout, est-ce que cela ne revient pas à invalider toute forme de fiction pour évoquer la mémoire de la Shoah?
ADR Bien au contraire, ce n’est pas le même problème. Nous savons désormais qu’après le temps des témoins, est venu le temps de la fiction, d’une fiction “honnête”– même si je n’aime pas ces considérations morales. Pas une fiction qui “se sert de” mais qui est “au service de”, une fiction avec beaucoup d’exigence.
DA Faut-il donner le même statut au récit premier, primal presque, d’un témoin, même s’il l’a répété, et à des phrases, à des réponses qui auraient été enregistrées, combinées ?
ADR Faut-il faire une séparation entre la réalité physique, contemporaine, d’un récit et ce qui est un artefact. Le doute quant à l’artefact ne va-t-il pas contaminer l’ensemble du récit? On n’a pas attendu pour nier, mais les capacités de négation vont être démultipliées.
DA Est-ce que la notion de faux témoin va évoluer?
ADR Il existe des textes qui ne comportent pas une erreur par rapport à la vérité. Comme ceux de Benjamin Wilkomirsi. Les “faux témoins” ont été absolument informés, fidèles. Ils ont transmis la vérité des faits. Ce qui les transformait en faux témoins, c’était cette question de présence-absence. Il ne s’agissait donc pas de la vérité des informations.
Il y a plusieurs cas de faux témoins avérés, comme Wilkomirski ou moins avérés comme Zvi Kolitz qui a écrit une lettre à Dieu. On pensait que c’était un survivant, ça n’en était pas un. Il faut dire y a tous ces degrés-là qui touchent, non pas à la vérité de ce qui est transmis mais à l’éthique du témoignage. Et là, nous entrons dans une zone extrêmement ambigüe, ou à tout le moins que l’on peut interroger.
DA On pourrait penser que ce type de témoignage avec l’AI serait justement, une bonne entrée en matière pour de relativement jeunes enfants?
ADR Il y a une immédiateté dans le processus, on l’a dit, avec tous les risques que ça suppose, il y a quelque chose d’attirant dans le processus. Peut-être est-ce mieux d’aborder cet immense sujet par ce pseudo dialogue avec l’hologramme d’un survivant.
On pourrait déjà se poser la question de savoir s’il est souhaitable d’aborder ces questions avec de jeunes enfants. L’essentiel est que les élèves puis les étudiants puissent aborder une histoire en ayant les capacités de comprendre ce qui est en jeu. C’est valable pour la Shoah, c’est valable pour le Rwanda, c’est valable pour le génocide arménien. En quoi est-ce important que ce soit de plus en plus tôt? On est dans une sorte de problème pédagogique des écoles, on n’est plus dans la question du témoignage. Faut-il faire de plus en plus tôt et de plus en plus simples pour une histoire qui est complexe, difficile à cerner, demande de mettre en jeu une partie de soi-même pour la comprendre. On va risquer de simplifier. Je ne dis pas qu’il ne faut pas écrire des bandes dessinées ou des histoires qui fassent comprendre… Faut-il modifier la pierre de touche de tout le système de transmission, pour des bénéfices finalement limités? Il y a les historiens et il y a les témoins. Chacun a, en quelque sorte, les ressorts de sa transmission. Ce qui est étrange et ce qui m’a rendu perplexe quand j’ai lu le texte de Tenou’a, c’était qu’il s’agissait de la Fondation Spielberg, qui est absolument insoupçonnable. Faut-il pour autant lui faire complètement confiance ? Est-ce parce qu’elle a fait des énormes et précieuses campagnes de récoltes de témoignages que cette démarche est incontestable, insoupçonnable ? Je vous rappelle un des éléments de La liste de Schindler: on voyait les gens rentrer dans une véritable salle de douche et le regard à travers un judas. Ce qui a suscité dans un film magnifique des polémiques était justement cette intégration d’éléments, je dirais exogènes.
Nous pouvons aussi évoquer le procès Eichmann et ce qui se joue à ce moment-là, puisqu’on a une mise en scène, en quelque sorte presque une répétition de ce que seront ensuite les enjeux du témoignage et les moyens transmission. Chaque fois que j’ai travaillé sur certaines séquences de Shoah, ce qui m’a bouleversée, c’étaient les limites. Quand vous regardez Shoah, quand vous visionnez les bandes du Procès Eichmann, même si beaucoup ont été trafiquées, vous êtes frappé par le fait que la force du témoignage est liée à ses limites. Quand le coiffeur Abraham Bomba est interrogé, peut être sur le point le plus névralgique, le plus profondément enterré de son expérience et de son témoignage, ce qui vous bouleverse, ce qui vous frappe, ce qu’il transmet, c’est le silence. C’est l’incapacité à reprendre la parole. Ce sont les effets de cette physique, de cette parole et de cette traversée dans le temps, de ce processus de d’anamnèse ou d’oblitération d’ailleurs. Je crois que vouloir pallier cela par une réponse toute faite, cette utopie de la réponse à tout, cette utopie du tout-savoir, du tout-répondre du tout-conserver; alors que la mémoire, c’est de la perte, c’est de l’oubli, ce sont des non-réponses. Et je suis certainement une naïve mais il me semble que si l’on pouvait expliquer à Spielberg, qui a tant fait dans ce domaine, les dangers – qui me semblent incontestables – de cette entreprise, la manière dont on va faire foisonner à la fois des simplifications et des générations de négationnistes, il arrêterait.
DA Avec l’IA, ne nous trouvons-nous pas devant un processus global et inéluctable?
ADR Même si on est impuissant, il est possible de refuser son consentement. Il y avait une, une règle au Sanhédrin, et je crois que c’est transmis dans le Talmud, qui indiquait qu’il fallait toujours noter les arguments de la minorité. Les arguments de la minorité devaient traverser le temps. Pour plusieurs raisons: l’une était sans doute que, avec le temps, majorité, minorité peuvent s’inverser, mais je crois qu’enregistrer la voix de la minorité qui a perdu est une des plus belles leçons de morale démocratique. C’est cela, refuser son consentement. Alors ça a l’air bien mélodramatique pour ces quelques voix de synthèse, mais le fondement éthique réside là.
Delphine Auffret / Anny Dayan Rosenman