Ils sont près de 400 à avoir perdu un ou deux de leurs parents, après les attaques menées par le Hamas. Le choc passé, la société israélienne a pris conscience de la nécessité de la prise en charge de ces orphelins. Des citoyens, des bénévoles, des ONG et le parent survivant, quand il y en a, s’organisent pour continuer à vivre, malgré tout.
« Aujourd’hui, c’est une mauvaise journée. » C’est avec ces mots que Sabine nous accueille à la porte de l’appartement qui lui a été mis à disposition dans la ville de Netanya, à une trentaine de kilomètres de Tel-Aviv. Sabine et ce qu’il reste de sa famille ont été évacués du village de Netiv Haasara. La localité la plus proche de la frontière avec Gaza (à moins de 500 mètres) est complètement sinistrée. Pourtant, Sabine sourit. Élégamment apprêtée, elle a même la délicatesse de proposer du café à ses hôtes. Elle déborde d’une énergie miraculeusement puisée on ne sait où, mais elle désigne du regard son fils Koren, 13 ans. Roulé en boule sur le canapé, il a enfoui sa tête sous une couverture.
C’est, en effet, une de ces mauvaises journées pour le garçon. Il n’a aucune envie de parler, de se montrer ou de voir du monde, probablement hanté par les images des horreurs qui se sont déroulées sous ses yeux ce matin du 7 octobre. Des terroristes du Hamas sont entrés dans la maison. Le père de famille s’est jeté sur la grenade qu’ils avaient lancée, pour protéger Koren et son frère Shaï. Grièvement blessés, ils ont dû, pendant des heures, faire face aux terroristes près du cadavre de leur père. « Koren est parvenu à discuter avec eux. Il a eu la présence d’esprit d’utiliser un traducteur sur son téléphone. Il était blessé, mais il les a épuisés de paroles. »
Sabine, qui vivait séparée de son ex-mari Gil, se trouvait dans une maison voisine avec son autre fils, Zohar. Réveillée par les alertes, elle s’est enfermée dans la pièce sécurisée avec son chat. Coupée du monde, sans comprendre ce qu’il se passait, elle parvient à garder son sang-froid, alors qu’elle entend des déflagrations à l’extérieur. « J’ai essayé, avec le peu de réseau que je parvenais à capter, d’appeler les secours. Personne ne me répondait. Gil était injoignable. Il était déjà mort, mais je ne le savais pas. » Les assaillants tentent par tous les moyens de forcer la pièce sans y parvenir. Sabine, qui a employé, à de nombreuses reprises, des habitants de la bande de Gaza, reconnaît alors clairement l’accent local, mais elle note aussi chez certains une intonation persane. « Il y avait des Iraniens ou des hommes qui ont probablement passé beaucoup de temps en Iran pour s’entraîner. »
Terreur à domicile
Après des heures d’angoisse et d’incertitude, Sabine parvient à sortir. Elle retrouve ses deux garçons, vivants mais grièvement blessés par les éclats de grenade. Ils sont évacués en voiture blindée au milieu des tirs. Shaï perdra la vue d’un œil. À ce moment, elle ne le sait pas encore, mais son fils de 17 ans, Or, parti surfer avec des amis, a été exécuté. Tué de plusieurs balles de kalachnikov en pleine tête. La scène a été diffusée en direct sur la chaîne Telegram par les terroristes.
Ses trois enfants survivants de l’horreur ont eu peur, ils ont crié, pleuré, hurlé. Sabine, elle, n’a toujours pas versé une larme. « Je n’ai pas le temps. Je ne peux pas me le permettre. Mes enfants ont perdu leur frère. Ils ont vu leur père mourir sous leurs yeux. Ils sont traumatisés. Ils font des cauchemars et ont besoin d’être rassurés, de parler ou de rester mutiques, comme aujourd’hui. Ils ont été déplacés de leur maison. Je n’ai pas le choix. Je dois être forte pour eux. Je passe de rendez-vous médicaux à des séances chez le psy et des thérapeutes. Ils n’ont plus que moi aujourd’hui. Nous allons nous relever et retourner chez nous. Leur père ne sera pas mort en vain. »
La société israélienne mobilisée
Ces attaques du 7 octobre ont fait 1200 morts et endeuillé des centaines de familles. Face à tant de détresse, la société civile israélienne s’est organisée en un réseau de solidarité spontanée, palliant le manque de réactivité des politiques. Oriella Bliah, responsable de la branche francophone de l’asso ciation One Family, basée à Jérusalem, accompagne de nombreux enfants et leurs proches, comme Sabine et ses fils, en proposant des consultations de psychologues, des groupes de parole, des activités et des sorties pour renouer avec un peu de normalité.
David Metzler, quant à lui, est l’un des responsables de l’organisation des veuves et orphelins de Tsahal. « Nous prenons en charge les proches des membres des forces de sécurité du pays tombés au combat, précise-t-il. Nous nous engageons sur le long terme. Nous suivons, par exemple, des familles endeuillées depuis la guerre de Kippour . Le 7 octobre a été un véritable traumatisme. Avant cette date, nous avions 372 orphelins, aujourd’hui ils sont 900. Notre mission consiste en un accompagnement social, un soutien pour les démarches administratives. Nous organisons aussi des fêtes ou des bar-mitsva et bat-mitsva pour ceux qui en ont l’âge. »
Oria a été invitée avec sa mère et son petit frère à célébrer ce passage à la majorité religieuse à côté du mur des Lamentations à Jérusalem. Ils sont une centaine d’adolescents, comme elle, réunis par l’organisation pour marquer ce rite important. « Ces festivités n’effacent pas la perte du parent, souligne David Metzler, mais ces orphelins se retrouvent avec des enfants qui ont vécu la même épreuve. »
Au milieu des rires et de la musique, Oria évoque la mémoire de Shmoel, son père. Il était policier et est mort en combattant le 7 octobre dernier dans le commissariat de Sdérot sous le feu du Hamas. « Je suis contente d’être là avec des amis à qui je n’ai pas besoin d’expliquer ma tristesse parce qu’ils comprennent, sourit timidement Oria. Mais c’est difficile. Je viens de passer mon premier anniversaire sans mon père. Il me manque. Il était gai et rendait tout le monde heureux. J’essaie de vivre normalement. Je vais à l’école, mais je voudrais au moins pouvoir retourner chez nous et dans mon école à Sdérot. »
Le bruit de la ville, la vue panoramique depuis les hauteurs du balcon de cet appartement à Tel-Aviv, rien ici ne ressemble à sa vie figée ce matin du 7 octobre dans le kibboutz de Réïm. Reut, 42 ans, est désormais une réfugiée avec ses enfants Lia, 13 ans, Daria, 10 ans, et Lavi, 9 ans. Sur son avant-bras, elle porte un tatouage avec leurs prénoms et la date du 7 octobre. « C’est le jour où ils sont nés à nouveau, parce qu’ils ont survécu, explique-t-elle. Nous étions un couple séparé. Dvir, leur père, et Stav, sa compagne, ont été assassinés par les terroristes du Hamas dans leur maison. Lia, qui passait le week-end chez une amie, a pu se réfugier dans une pièce sécurisée. Daria et Lavi ont tout vu du massacre. » Cachés sous une dérisoire couverture, ils ont été épargnés par les terroristes, qui ont écrit sur le mur : « Al-Qassam ne tue pas les enfants. » En le disant, Reut laisse échapper un éclat de rire cinglant d’amertume. « Daria n’a que 10 ans. Pendant des heures, elle a essayé de protéger son petit frère de cette vision d’horreur avec les corps de Dvir et Stav ensanglantés. Elle a tout vu. J’étais partie m’entraîner pour le marathon près de Tel-Aviv. J’étais impuissante et loin d’eux, mais Daria a pu récupérer le téléphone de son père. Je suis restée en ligne avec elle jusqu’à l’arrivée des secours. »
Assise sur le canapé, ignorant les récits sur la situation des otages du Hamas diffusés en continu à travers l’écran de télévision imposant du salon, Daria semble être une petite fille comme les autres. Mais rien de sa vie ne sera jamais plus normal. Elle qui, selon sa maman, était expansive, bavarde, joyeuse, avec une âme d’artiste, s’est fermée. Les yeux rivés sur son téléphone, elle passe des heures sur des jeux ou des applications de messagerie. « Les enfants sont suivis par des spécialistes. Daria, elle, est complètement déscolarisée. Elle a basculé dans un autre monde. Ses pensées sont ailleurs. Le retour à l’école n’est pas une priorité. Je me fiche qu’elle devienne médecin ou clown. Ce qui m’importe, c’est de l’aider à se sentir aimée et en sécurité. Cela prendra du temps. »
Des vies brisées
Noa a 14 ans. Elle est née et a grandi dans le kibboutz de Beeri. Le 7 octobre, près d’une centaine de ses habitants ont péri. Son père, Arie, responsable de la sécurité du village, a pris son M16 dès que l’alarme a retenti. Noa s’est réfugiée avec Sigalit, sa mère, dans la pièce sécurisée. Elle n’a plus revu son père, mort ce jour-là, tout comme Ido, le meilleur ami auprès duquel elle a grandi. Il a été massacré avec toute sa famille. « Les seuls à avoir survécu, raconte Noa, sont ses plus jeunes frères, de 12 et 9 ans. Ils se sont cachés sous les cadavres de leur famille exécutée. Les terroristes ont cru qu’ils étaient tous morts. Galli et Alma ont été otages pendant près d’un mois. Elles sont revenues et on parle beaucoup. Elles me racontent ce qu’elles ont vécu à Gaza. C’est terrible. » Noa n’en dira pas plus, car elle a promis de garder secrètes les confidences et les souffrances de ses amies.
Installée provisoirement, dans la banlieue de Tel-Aviv, avec sa mère et ses deux sœurs militaires, Noa a repris le chemin de l’école. Elle essaie de minimiser ses souffrances, car elle sait ce que ses voisins et camarades ont subi. Mais le traumatisme s’exprime par les cauchemars ou des réactions de peur lorsqu’elle entend parler arabe. « Pourtant, nous ne les détestons pas, insiste Sigalit, sa maman. Ce sont les barbares du Hamas qui ont violé, kidnappé et tué nos proches et nos amis. Ma voisine a tenté de leur échapper avec son bébé dans les bras. Ils ont tiré une balle dans la tête de la petite fille. Elle s’appelait Mila, elle avait 9 mois. La balle a traversé l’épaule de la mère, qui ne peut plus bouger son bras aujourd’hui. Qui sont ces gens qui continuent de nier l’horreur ? »
Enfance et deuil
Lior, 11 ans, Mia, 8 ans, et Liv, 4 ans, forment une fratrie se chamaillant comme il se doit. On se bouscule, on se pousse, et la petite dernière finit par pleurer. C’est Ortal, la maman, qui arbitre pour organiser le rituel, celui d’allumer la bougie devant le portrait de Vadim, leur papa policier basé à Haïfa dans le nord du pays, et mort dans le kibboutz de Beeri où son unité est intervenue pour secourir les civils. « Il a tué une vingtaine de terroristes avant d’être mortellement blessé à l’épaule et au ventre, raconte Ortal. Un seul de ses équipiers a survécu et il m’a dit comment Vadim, sachant que tout était fini, est sorti de la voiture blindée et a continué à tirer jusqu’à la fin. » La veuve a épargné les détails du drame à ses enfants. Ils ont compris que leur père ne reviendra jamais. « Maman nous a dit que papa est mort à la guerre, se souvient Lior. Je pensais que c’était un rêve, mais c’était vrai. Elle nous a dit qu’il a sauvé des civils et que c’est un héros. Moi, je me souviens des moments passés avec lui sur le téléphérique d’Haïfa. »
Dans la sérénité de sa maison de la ville d’Hadera, à quelques encablures de Netanya, Ortal, elle, regarde vers l’avenir et se dit terrorisée à l’idée de l’affronter sans son mari qui était un socle solide sur lequel elle pouvait s’appuyer. « Lior veut voyager en Europe, car son père lui avait promis, soupire-t-elle. J’ai peur, car le monde nous déteste. Je ne comprends pas ceux qui défendent encore le Hamas après ce que ces hommes ont fait. Cette haine me tétanise. Comment puis-je rassurer mes enfants avec ce mur d’hostilité et le déni de leur perte et de leur douleur ? »
Ariel a 3 ans et sa petite sœur presque 2 ans. Ils ne comprennent pas encore l’absence de leur père. Boris avait 34 ans. Il était policier. Sur la route en direction du kibboutz Beeri, il a péri avec son équipe dans leur voiture en flammes, touchée par une roquette. Sarah, sa veuve, ne sait toujours pas comment expliquer la situation à ses enfants, ni à elle-même. Plus de six mois ont passé et elle est encore en état de sidération. Au cabinet médical où elle travaille comme assistante, elle parvient à trouver du réconfort. « Beaucoup de médecins sont arabes et musulmans. Ils partagent ma douleur et me soutiennent. Je n’ai pas de haine. Mais je suis inquiète pour l’avenir de mes enfants. Des organisations comme celle des veuves et des orphelins de Tsahal m’accompagnent, mais je serai seule à chaque étape difficile de leur vie qui ne fait que commencer. »
Yodfat Harel Buchris est une femme d’affaires à la tête de Blumberg Capital en Israël, une société d’investissement. Elle n’a pas été touchée directement par le drame des attentats, mais elle a pris la mesure du défi à relever sur le long terme pour tous ces orphelins qui ont vu leur famille massacrée. Avec six de ses amis, elle a commencé par louer des hôtels dans le pays pour loger les familles sinistrées. Près de 1000 personnes ont ainsi été hébergées pendant un mois avant que l’État ne prenne le relais. « Nous avons ensuite décidé de soutenir, tout au long de leur vie, les orphelins ayant perdu les deux parents, explique Yodfat. Nous sommes en train de lever des fonds pour assurer leur avenir matériellement et financièrement. »
Ce sont aujourd’hui 35 enfants pris en charge par l’organisation baptisée Assure for the Children. Ces véritables business angels ont décidé de financer toutes les étapes de la vie de ces enfants. « Nous n’envisageons pas de remplacer leurs parents, insiste Yodfat. Nous souhaitons qu’ils sachent que quelqu’un se soucie d’eux. Un fonds est alloué à chacun pour financer leurs études, leur bar-mitsva, leur mariage et même l’acompte pour l’achat de leur premier appartement. Cet argent les accompagnera jusqu’à leur trentième anniversaire et si, à cette date, il reste des liquidités, ils seront libres de les utiliser comme ils le souhaitent. Le projet est solidement pensé et en cours de finalisation. L’équipe est en train d’achever une levée de fonds à hauteur de 17 millions d’euros pour assurer la pérennité du projet. »
Solidarité citoyenne
La petite Abigail est l’une des bénéficiaires d’Assure for the Children. La petite fille, dont les parents ont été assassinés lors de l’assaut dans le kibboutz de Kfar Aza, a été ensuite kidnappée. Elle a fêté son quatrième anniversaire en captivité à Gaza, avant d’être libérée le 26 novembre dernier. Ela, sa tante, fait partie des membres de la famille qui se relaient autour d’Abigail et de son frère et de sa sœur, aujourd’hui orphelins.
Elle se dit reconnaissante du soutien apporté par la solidarité des citoyens et des associations, mais elle blâme le gouvernement qui n’a rien fait et qu’elle désigne comme le cœur du problème dans cette guerre. « Abigail est marquée par ce qui lui est arrivé, confie Ela, mais elle est suivie par des thérapeutes et se remet rapidement. D’ailleurs, dès sa libération, en arrivant à l’hôpital où nous l’attendions, elle a réclamé sa friandise préférée et une couronne de princesse. Quant à Gaza, elle en parle comme d’un endroit difficile. »
La douleur de ceux qui restent
Tomer a 22 ans. Elle est adulte mais aussi orpheline. Le 7 octobre, son père Etay, sa mère Etty et son jeune frère Sagi, 14 ans, ont été assassinés. « Ils ont même abattu Sokka, notre bébé berger malinois. » La maison familiale, dans le kibboutz de Kissoufim, a ensuite été ravagée par les flammes. Il ne reste plus rien à Tomer de sa vie d’avant, si ce n’est les souvenirs des jours heureux. « J’étais avec eux la veille. Mon père, qui adorait passer du temps avec moi, m’a conduite à deux heures de route de chez nous jusqu’à Arava dans le désert du Néguev. Il est parti. Je ne l’ai plus revu. » Pourtant, lorsqu’elle évoque leurs souvenirs avec son frère Hador, 25 ans, lui aussi rescapé, elle parle au présent comme pour imprimer leur présence à ses côtés. Ce matin-là, elle a pu, malgré le chaos, échanger quelques mots au téléphone avec sa mère avant de perdre la liaison. « Je savais que c’était grave. Mais je n’ai pas dit “Je t’aime”, car c’était, d’une certaine façon, dire adieu. Je m’y refusais. »
Aujourd’hui, Tomer se reconstruit malgré la douleur. Et dans les moments difficiles, elle peut compter sur une personne portant la version masculine de son prénom. Tomer David est un entrepreneur basé à Tel-Aviv. Lui aussi a décidé dès les premiers instants d’agir. Il a accueilli des réfugiés, trouvé de quoi les vêtir et les nourrir dans l’urgence. Puis il a fondé Our Children Our War. Là aussi, il s’agit de subvenir aux besoins des enfants ayant perdu les deux parents. Le programme propose aussi des séances de thérapie, un soutien psychologique, émotionnel et matériel. La jeune femme originaire de Kissoufim est l’une des premières victimes que le chef d’entreprise a contactées. Sans la connaître, il l’a écoutée et réconfortée. Au téléphone, ses premiers mots ont été : « On ne se connaît pas, mais je serai là pour t’aider. » La promesse s’est transformée en actes, puis en fondation pour aider des dizaines d’enfants et de jeunes endeuillés. « Nous n’oublierons jamais, lance le responsable de la fondation. Le 7 octobre est un chapitre de notre histoire que l’on doit continuer d’écrire pour chacun de ces orphelins que nous avons le devoir d’accompagner tout au long de leur vie. »
Par Nadjet Cherigui