Bernard Pivot est mort lundi à l’âge de 89 ans. La célèbre émission littéraire, qu’il anima de 1975 à 1990 sur Antenne 2, était devenue le rendez-vous incontournable des auteurs et du monde de l’édition.
Allô, Bernard Pivot, pouvez-vous réagir à la mort de Michel Tournier, Jean d’Ormesson, Alexandre Soljenitsyne, Jean-Claude Lattès ?… Ne rayez pas les mentions inutiles, il n’y en a pas. Lui-même souriait de ce réflexe des journalistes de l’appeler dès l’annonce du décès d’un écrivain. Il en plaisantait : « On m’appellera au téléphone pour avoir une réaction à ma propre mort. » Ne serait-ce qu’à ce titre, Pivot va manquer à beaucoup de monde.
Sa grande histoire avec les livres a commencé avec Le Figaro littéraire. Il a souvent raconté ce que sa carrière devait au hasard. « C’était en septembre ou octobre 1958, j’avais 23 ans, nous disait-il.J’ai été recruté par Maurice Noël, à qui je dois tout – son portrait ne m’a jamais quitté. Mon arrivée au Figaro littéraire constituait un petit événement : c’était la première fois que l’on engageait quelqu’un d’aussi jeune – les autres rédacteurs pouvaient être mon père. J’ai inauguré l’intégration d’autres jeunes, comme Jean Chalon, Dominique Jamet, qui m’ont rejoint ensuite. » Formé au Centre français du journalisme (CFJ, promotion 1955), il se présente à la rédaction du rond-point des Champs-Élysées.
Noël est un journaliste doté d’un fort caractère, capable de sautes d’humeur et farouchement attaché à l’indépendance vis-à-vis des éditeurs. Le jeune Pivot apprend au contact de cette personnalité.
Que de chemin parcouru jusqu’à la présidence du jury Goncourt, en passant par la création et l’animation de la plus prestigieuse émission littéraire de tous les temps, « Apostrophes » !
Bernard Pivot était né à Lyon, le 5 mai 1935. Ses parents étaient épiciers. Durant la guerre, alors que son père était prisonnier, il se réfugia avec sa mère dans le Beaujolais. Cette enfance le marquera à jamais – et lui donnera le goût de l’amitié, du football et de la gastronomie. Son ami d’enfance s’appelait Paul, un ouvrier pâtissier dont Bernard évoquait avec gourmandise la spécialité : des abaisses meringuées fourrées à la crème.
Son père originaire de la Loire lui avait transmis la passion de l’AS Saint-Etienne, et il était à Glasgow pour assister à la finale perdue contre Munich : «Déjà que les Allemands avaient retenu prisonnier mon père pendant cinq ans. Ça faisait beaucoup», écrira-t-il.
Son premier travail dans une rédaction sera un stage au Progrès de Lyon. Il s’y lie avec Jean Hamelin, qu’il tenait pour un de ses maîtres et qu’il retrouvera au Figaro. Celui-ci l’initiera à l’art d’écrire un article et de fumer le cigare.
Au Figaro littéraire, son travail est d’abord modeste : « Il n’était pas question de critiques littéraires. Nous étions des “courriéristes” à la manière de ce qui se faisait au XIXe siècle. On couvrait la vie littéraire, l’édition et la librairie. On rédigeait des infos, des brèves, des échos, des petits billets. Avec Chalon, nous réalisions les travauxles plus modestes, ceux que les autres rédacteurs ne faisaient pas. Jean et moi étions très complémentaires : lui aimait les salons et moi les enquêtes journalistiques sur le monde de l’édition, les prix littéraires… » Son autre ami s’appelle Jean Sénard, le secrétaire général du Figaro – lui aussi attentif au débutant prometteur – et dont la mort prématurée l’affectera.
Le jeune journaliste a du talent : en juillet 1961, il décroche une interview de Karen Blixen, et l’invite à déjeuner. On parle d’elle pour le prix Nobel. Il l’invite donc chez Drouant, le restaurant des Goncourt. Mais, malade, l’auteur du Festin de Babette ne mange qu’un artichaut, se contente d’un verre de vin blanc et fume cigarette sur cigarette.
Quand il apprend qu’Aragon a fait obtenir, grâce aux élus communistes, le grand prix littéraire de la Ville de Paris à Bernard Clavel, candidat au Goncourt, afin de laisser la voie libre à son poulain Nourissier, Pivot l’écrit, ce qui a pour conséquence de faire échouer la manœuvre. Aragon démissionnera du jury.
Talent et tempérament
Sa femme Monique, rencontrée en école de jounalisme travaillant dans la presse du coeur de Del Duca («Nous Deux»), le jeune couple Pivot est invité par le magnat de la presse, de l’édition et du cinéma qui s’est entiché d’eux, les conviant à des séjours faramineux à Monaco, où il fréquente assidument le casino et les grands restaurants.
Passionné et amateur des bonnes choses, Bernard a aussi du tempérament : en 1965, il refuse de participer à une quête organisée dans le service pour les 80 ans de Mauriac, la grande signature du Littéraire d’alors. Pivot juge l’écrivain distant et même méprisant pour l’équipe, à qui il ne rend jamais visite.
Congédié par Jean d’Ormesson
Talent et tempérament, deux qualités qui lui permettent de franchir les échelons, jusqu’à devenir rédacteur en chef du Figaro littéraire. Et c’est, encore une fois, un coup du sort qui donnera à sa carrière un tour imprévu. En 1974, il est congédié par Jean d’Ormesson, alors directeur général du Figaro. Celui-ci apprécie le journaliste mais n’aime guère l’animateur très actif de la Société des rédacteurs(il en a pris la vice-présidence, succédant à Sénard) qui a mené la fronde en 1969.
Le Figaro lui offrira un dédommagement, avec lequel Pivot fera construire une piscine dans sa maison du Beaujolais… « Pour être précis, Jean d’Ormesson ne m’a pas congédié du Figaro, j’en suis parti à cause de lui – ou grâce à lui, plutôt », affirmait-il, avec un sourire espiègle, présentant sa version des faits : « Jean Prouvost, le propriétaire du groupe de presse du Figaro, voulait m’y confier tout ce qui était culturel. Jean d’Ormesson, le nouveau directeur, avait d’abord accepté, avant de remarquer que c’était compliqué d’offrir à un jeune homme autant de responsabilités, en passant par-dessus des chefs qui étaient choyés et protégés, par Malraux, par exemple. Il a dû faire marche arrière et, du coup, j’ai demandé mes indemnités. »
Cet incident aurait dû séparer les deux hommes. Il les réunit : ceux-ci s’estimaient et s’admiraient. Plus tard, d’Ormesson deviendra (avec Max Gallo et Philippe Labro) le recordman des invités d’« Apostrophes ». Leur succès devra beaucoup à celui de l’émission.
Après avoir quitté Le Figaro littéraire, Pivot bifurque. Son ami lyonnais Guy Frély, qui lui a un jour offert un dollar en signe de porte-bonheur, lui ouvre les portes des médias audiovisuels en plein essor : ce sera d’abord Europe 1. À partir de 1975, il fonde et dirige un magazine dédié aux livres et à l’édition, Lire.
« Apostrophes », référence en matière de culture à la télévision
Décidément, cette année-là est à marquer d’une pierre blanche ; le 10 janvier 1975 naît ce qui sera l’affaire de sa vie, l’émission littéraire « Apostrophes ». Celle-ci est diffusée pour la première fois sur Antenne 2. Aujourd’hui encore, plus d’un quart de siècle après la dernière, le nom de Pivot lui est indéfectiblement lié. Il a beau avoir animé d’autres programmes – « Ouvrez les guillemets », « Bouillon de culture », « Double je », « Les Dicos d’or », tous des réussites -, c’est « Apostrophes » qui reste « la » référence en matière de culture à la télévision. Elle fait aujourd’hui partie de la mémoire collective. Son importance sociologique et culturelle a donné lieu à des entretiens avec l’historien Pierre Nora (Le Métier de lire) et à une publication dans la revue Le Débat qui faisaient sa fierté.
L’idée et le lancement d’« Apostrophes » furent d’une incroyable simplicité : « Après l’éclatement de l’ORTF, fin 1974, racontait-il, l’éditeur Marcel Jullian était devenu président d’Antenne 2 en janvier 1975. Son conseiller était Jacques Chancel, qui m’a dit :“Veux-tu nous rejoindre sur notre chaîne ?”J’avais animé “Ouvrez les guillemets” pendant un an et demi. Je pensais déjà à “Apostrophes”et je savais ce qu’il fallait faire pour créer une bonne émission autour des livres. Mon projet tenait sur un feuillet. Jullian l’a lu et m’a dit : “C’est très bien.” »
Quelques personnalités autour d’une table basse, des livres, un animateur affable et passionné… très vite, l’émission s’impose contre « Au théâtre ce soir » sur la Une. Elle fait vendre des romans par millions, révèle des écrivains et rend Pivot immensément populaire. Les rencontres avec Duras, Simenon, Albert Cohen sont restées célèbres. Comme les incidents provoqués par Bukowski, Gainsbourg ou Nabe.
Pivot évoquait ses souvenirs de télévision avec gourmandise, comme celui de cette émission réalisée à la veille de la réception de Yourcenar à l’Académie. Il avait invité la romancière et Jean d’Ormesson, son « grand électeur » : « L’émission la plus glaciale que j’ai jamais faite, avouait-il. L’admiration que d’Ormesson vouait à Yourcenar ne signifiait pas qu’il y eût de la sympathie entre eux. »
Et Soljenitsyne, plusieurs fois visité, plusieurs fois invité : « En 1983, dans le Vermont, je lui avais demandé quel était son rêve, et il m’avait répondu : revoir mon pays. En 1998, j’étais allé le voir près de Moscou : à la même question, il n’avait pas su quoi répondre. Son rêve était réalisé. »
Le plateau était toujours composé avec soin : François Mitterrand vint à la cinquième émission. Furent invités aussi Marcel Carné, Françoise Sagan, Jean-Edern Hallier, Patrick Modiano. Le philosophe Michel Serres dialogua avec le chocolatier Bernachon. Pivot invita Paul-Loup Sulitzer avec un autre écrivain qui n’était autre que son « nègre », et révéla le pot aux roses de leur collaboration.
John le Carré accepta de venir après une rencontre à Capri, où les deux hommes sympathisèrent. Le Clezio aussi consentit à faire une entorse à sa légendaire discrétion. Mais pas Char, ni Gracq ou Cioran, réfractaires aux apparitions médiatiques. Sartre et Beauvoir refusèrent de se rendre à l’émission, à cause d’un article cruel de Pivot dans Le Figaro contre un roman de cette dernière. Régis Debray fit une déclaration tonitruante contre la dictature exercée par l’animateur en matière littéraire.
Pour aider le romancier William Boyd, dont le français est hésitant, sur le plateau, il annonça tout de go qu’il rembourserait les lecteurs qui, ayant acheté son roman, seraient déçus. On ne sache pas qu’il ait reçu des lettres de demande.
Pivot n’abusait pas de la position dominante que lui avait conférée le prestige de son émission : « Je n’ai jamais été un homme de pouvoir, mais un homme d’influence. » Ami proche de Robert Sabatier ou de l’éditeur Jean-Claude Lattès, il veilla à ce que ni l’écrivain ni l’éditeur ne fussent privilégiés ou défavorisés à « Apostrophes ». En 1981, il refusera de présenter le journal télévisé que Pierre Desgraupes lui proposa : lire un prompteur, très peu pour lui.
En revanche, il accepta le siège – ou plutôt le couvert, gastronome oblige – que lui proposa l’académie Goncourt (2004). Il sera le premier non-écrivain à rejoindre la plus prestigieuse institution de la république des lettres. Il y comptait déjà un ami : Jorge Semprun. Il s’en fit d’autres.
Élu en 2005 au couvert numéro 1, celui de Léon Daudet, Colette et Jean Giono, entre autres, il prendra la présidence du jury Goncourt en 2014 en remplaçant Edmonde Charles-Roux. Il y imprima vite sa marque, notamment l’éclectisme de ses goûts, qui rejaillit sur le palmarès du prix : quoi de commun entre Alexis Jenni, Mathias Enard, Pierre Lemaitre, Leïla Slimani et Éric Vuillard ?
Comme il renonça à « Apostrophes » par lassitude, en 2019, il démissionna du jury, expliquant tranquillement qu’il voulait consacrer ses dernières années à profiter de la vie et de ceux qu’il aimait : au fil des années, le métier de juré Goncourt était devenu écrasant, contraignant notamment son président à travailler tout l’été.
Il n’était pas écrivain et le savait – « une vieille blessure, profonde, camouflée », avouera-t-il à Pierre Nora. Bernard Pivot a tout de même signé une trentaine d’ouvrages. Il s’était essayé au roman pour son premier titre, L’Amour en vogue, en 1959, sans juger l’expérience très concluante : « une sympathique erreur de jeunesse ». La plupart de ses livres font plutôt la part belle aux mots et à la langue (ses dictées ont remporté un immense succès populaire, ses tweets pleins d’esprit étaient largement suivis).
Son dernier livre est un essai, Amis, chers amis, signe de la main adressé à tous ceux qu’il aimait : Lattès, Raymond Lévy, Pierre Boncenne, Robert Sabatier. Il avait la religion de l’amitié. Elle lui a valu une immense popularité.
Même quand il montait sur scène pour des spectacles littéraires (Au secours ! les mots m’ont mangé, La mémoire n’en fait qu’à sa tête ), son public était au rendez-vous : pour les Français, il était celui qui, durant des années, leur avait apporté des écrivains, des livres, du bonheur à domicile.
Par Mohammed Aïssaoui et Etienne de Montety