Pour le politologue Gilles Kepel, le massacre commis le 7 octobre par le Hamas fracture l’Occident. Certains voudraient, au nom d’un sud global, relativiser la Shoah, pour la remplacer par la cause palestinienne.
Dans son dernier livre « Holocaustes », paru chez Plon, Gilles Kepel analyse la crise déclenchée au Moyen-Orient par le pogrom du 7 octobre. Le politologue français, un des plus grands spécialistes du monde arabe, décrypte les desseins des terroristes islamistes du Hamas et des suprémacistes juifs assurant la survie du gouvernement Netanyahou.
« J’essaye de tout mettre à plat pour comprendre. Depuis que je fais ça, je reçois des missiles de partout. Tant que ça vient de manière équanime des deux côtés, je m’estime sur la bonne voie », nous confie-t-il lors d’un entretien.
Les critiques comme les menaces, Gilles Kepel les affronte sans sourciller. Cible d’une fatwa ordonnée par Daesh, il a été forcé, ces dernières années, d’enseigner sous protection. Son livre porte une analyse incisive sur la situation au Moyen-Orient, disséquant le conflit le plus importé de la planète.
Vous titrez « Holocaustes » au pluriel, ce qui est inhabituel. Pourquoi?
J’ai mis « holocauste » au pluriel en l’utilisant dans son sens premier, en latiniste que je suis, c’est-à-dire le terme désignant la victime sacrificielle. Je parle de deux holocaustes: je renvoie vers ceux qui ont été massacrés, violés et mutilés lors de la razzia du 7 octobre et ceux qui ont été bombardés à Gaza par la suite. Sans vouloir relativiser les uns et les autres.
Cela nous permet de comprendre ce qui se joue: la délégitimation du génocide des juifs commis par les nazis, et la surimpression sur celui-ci d’un « génocide » des Palestiniens qui fonderait la reconstruction du monde, opposant au monde de 1945 une nouvelle représentation, où le « sud global« , porteur de la vérité, de la justice et victime de toutes les discriminations, s’oppose au « nord magnifique » qui se restreint et domine de manière illégitime notre univers, et va être renversé.
Cette guerre est l’opportunité de retourner l’accusation de génocide contre les juifs, portée notamment par la requête de l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice, en prétendant que le peuple pour qui a été créé l’État d’Israël afin de le prémunir de toute rémanence du génocide nazi serait devenu, à son tour, un peuple génocidaire.
Pourquoi ce conflit régional est-il devenu un enjeu global?
Cette vision est portée, entre autres, par l’Afrique du Sud de Mandela, au nom de cet argumentaire antiraciste qui, aujourd’hui, veut être substitué à la lutte contre l’antisémitisme comme fondement de l’ordre moral de l’humanité.
Pour cela, ils relativisent l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour ceux qui se réclament de ce sud global, la Shoah serait quelque chose de lointain, qui a eu lieu il y a 75 ans et qui ne concernerait que des blancs, une partie rétrécissante de l’humanité.
En définitive, ils veulent substituer à la lutte contre le nazisme, la demande des comptes du colonialisme et de la traite négrière, qui devraient être considérés comme le mal suprême du monde moderne. Cette conception remonte aux Black Muslims (mouvement nationaliste afro-américain se réclamant de l’islam, dont faisait partie Malcom X, NDLR) qui se sont constitués par opposition aux juifs, en les accusant d’avoir mené la traite négrière, ce qui est faux, puisqu’elle était aussi le fait de négociants noirs arabes qui allaient chercher les esclaves, et de leurs clients chrétiens.
Que vous inspirent les manifestations sur les campus universitaires américains, où certains, comme à Columbia, appellent à « brûler Tel Aviv »?
Ou « de la rivière à la mer, la Palestine sera libre »… Ce n’est pas seulement aux États-Unis. C’est aussi le cas aujourd’hui, dans mon alma mater, Sciences Po. Pendant 15 ans, j’ai formé là-bas les élites françaises, dans l’amphi Boutmy. Ils étaient 500, du début à la fin de l’année. J’ai essayé de construire un récit sur le Moyen-Orient. Aujourd’hui, ces enseignements sont fermés. Interdits, sans raison.
Ils ont été remplacés par des études sur les suds, données par Frédéric Worms, qui invite régulièrement Judith Butler, la papesse du mouvement woke. Un jour, au Centre Pompidou, elle a déclaré devant l’assemblée des Indigènes de la république en extase et quelques députés de La France insoumise que « le 7 octobre était un acte de résistance ». On avait l’impression de voir la pythie de Delphes, avec des fumigations autour d’elle.
Cette vision est aussi déclinée par les politiques?
Oui. Ils reproduisent dans les sociétés européennes, en France comme en Belgique, des lignes de clivage importées du Moyen-Orient, dans la perspective des élections européennes. C’est le cas de Mélenchon, qui cherche à ce que les immigrés musulmans de nationalité française votent pour sa liste. Mais cela ne fonctionne pas. Cela provoque, au contraire, un effet de repoussoir qui booste l’extrême droite, donnée à 40% en tête des élections.
C’est une catastrophe absolue, car il s’agit de casser les sociétés européennes en réifiant des identités qui sont agnatiques, recomposées autour de le la race, du genre et de la religion.
Comment expliquez-vous cette fascination du mouvement woke pour la cause palestinienne?
Woke veut dire réveillé, c’est un terme utilisé par les Afro-Américains depuis les années 60. Quand Mandela a été libéré, au début des années 90, il a visité les États-Unis, où les juifs américains lui ont fait un grand accueil au nom de l’émancipation. Mandela leur a répliqué qu’ils faisaient aux Palestiniens la même chose que les blancs lui faisaient. Ce fut le scandale, ils n’ont pas compris.
Cette association entre la cause woke originelle, qui fait droit aux revendications des noirs américains, et la cause palestinienne est présente dès le début. Ils vont faire prévaloir leur conception sur les enjeux de la création d’Israël, une histoire de blancs dont ils n’ont plus rien à faire, et dont ils ne savent même pas si cela a existé.
Assistons-nous à un retour en force du négationnisme?
Le négationnisme est intégré comme un élément véridique, à partir du moment où la culture livresque universitaire est détruite et où la jeune génération se fait sa culture sur le web, où les théories complotistes marchent bien.
Un des résultats du wokisme est qu’on voit des jeunes Européens de souche qui se rétractent sur une culture blanche et ont pour héros des Zemmour et Bardella. Ce qui est paradoxal, puisque Zemour est d’origine berbère juive et Bardella italienne et kabyle.
Comment la situation a-t-elle pu dégénérer à ce point à Gaza?
Dans les années 2000, bien après les accords d’Oslo, Netanyahou va poser le Hamas comme véritable négociateur, pour affaiblir le Fatah. Quand Sharon retire les colonies en 2005, Gaza va devenir une terre palestinienne contrôlée par le Hamas.
Netanyahou laissera le Hamas se développer, avec des millions de dollars venant du Qatar, et Gaza devenir une sorte de bantoustan, où des armes et de la contrebande parviendront par des tunnels.
L’Égypte jouera aussi un rôle. La seule manière pour le pouvoir égyptien de tenir le Sinaï, où Daech prolifère, sera de dealer avec les contrebandiers et les tribus, qui feront des fortunes avec le Hamas. Il y avait aussi cette conception que le Hamas peut aboyer tant qu’il veut, il ne mordra jamais.
Le Hamas a-t-il piloté seul l’attaque du 7 octobre?
En ce qui me concerne, je me suis trompé au début. Je n’ai pas voulu croire que le Hamas allait prendre l’initiative. J’ai pensé, à tort, que c’était l’Iran. Mais le mandataire de l’Iran, le Hamas, s’est emparé de l’agenda.
Yahya Sinwar a pris l’initiative, et a mis l’Iran et le Hezbollah dans une situation où ni l’un ni l’autre n’étaient en ordre de bataille. Ils ont été contraints d’utiliser les Houthis comme un expédient, qui a fini par paralyser le commerce mondial et aller jusqu’à nuire aux Chinois.
Que représente le 7 octobre pour le Hamas?
Pour les juifs, c’est le premier pogrom d’une telle ampleur, après la Shoah, en Israël, qui était censé être un havre de paix. Il y a un sentiment de trahison, un trauma extrêmement profond.
Mais pour le Hamas, qui mène l’attaque, le 7 octobre est tout autre chose. C’est une razzia comme on les menait dans les anciennes tribus arabes. Une action d’éclat, où on fonce sur une autre tribu, on tue les hommes, on prend les femmes et les enfants. La grande razzia étant celle de New York et Washington le 11 septembre, qui fait écho au 7 octobre, et qu’ils appellent en arabe « la double razzia bénie ».
Ce massacre fait-il écho à un épisode précis de l’histoire?
Le 7 octobre évoque la razzia de Khaïbar contre les juifs en 628, dont le récit est fait avec une très grande cruauté dans le livre de la vie du Prophète, où on montre que ceux qui n’ont pas la foi seront exterminés. Les prisonniers sont emportés sur des chameaux, comme les victimes ont été emmenées sur des motocyclettes à Gaza. Les auteurs étaient animés d’une jubilation religieuse.
Sinwar, qui a passé 22 ans en prison à seriner tout cela, établit également un rapport avec le 6 octobre 1973 et le début de la guerre du Kippour, où les pays arabes reprennent l’initiative en attaquant Israël. Les djihadistes accordent une grande importance aux dates.
Côté Israël, les extrémistes Smotrich et Ben-Gvir se voient sans filtre comme Josué dans la bataille de Jéricho, où il massacre tout ce qu’il y avait dans la ville.
Vous dites que le 7 octobre a plus importance que le 11 septembre…
Oui, il a plus d’importance historique, car il fracture l’Occident, ce qui n’est pas le cas du 11 septembre. On voit bien comment le phénomène s’est développé dans le sens d’une importation d’une ligne de conflit sud global contre le nord, à l’intérieur des sociétés occidentales. La Belgique en est d’ailleurs l’acmé.
L’amphi Boutmy, où j’enseignais, a été rebaptisé l’amphi Gaza. Vous n’aviez pas ça après le 11 septembre. Peut-être un jour deviendra-t-il l’amphi Mélenchon (rire).
Les universités et certains partis politiques sont-ils trop complaisants envers les Frères musulmans?
Totalement. En Belgique encore plus qu’en France, et même jusque dans la Commission européenne. On voit bien comment tout ça a été abondamment travaillé, construit avec un entrisme.
L’Iran est affaibli. Après l’hécatombe de dizaines de milliers de personnes à Gaza, qui ne sont pas seulement des civils mais aussi des combattants, le Hamas n’a plus la capacité offensive qu’il avait contre Israël. Le fer de lance est ébréché.
Or, dans le dispositif iranien, Hamas et Hezbollah servent à mettre une pression maximale sur Israël. Si l’armée israélienne veut bombarder l’Iran, le Hezbollah la dissuade préventivement en lui infligeant des dommages militaires insupportables.
Et sur ce point, Israël a montré sa capacité militaire de frappes: dès qu’un chef du Hezbollah sort en voiture, il se fait abattre. De même, la capacité de l’armée israélienne de tuer les chefs des Gardiens de la révolution au levant, c’est-à-dire à Damas, est exceptionnelle.
Risque-t-on l’escalade?
À mon avis, elle sera graduée. Le soir de l’attaque iranienne, Biden disait encore à Bibi: « Cela suffit ». Mais pendant l’attaque, l’Amérique, l’Angleterre, la France et même les Jordaniens se sont mis avec les Israéliens. Alors qu’Israël était de plus en plus isolé, la solidarité joue désormais en sa faveur.
Je pense qu’après l’ébréchage du Hamas, c’est au tour du Hezbollah. Israël n’a pas besoin de neutraliser l’Iran, il lui suffit de neutraliser le Hezbollah, ce qui sera accueilli au Liban avec une grande satisfaction, car le Hezbollah est très impopulaire, y compris par certains chiites, car il est considéré comme ayant mis le Liban à terre.
La liquidation militaire du Hezbollah est attendue avec impatience par les Saoudiens et autres, qui vont condamner, mais qui ont très envie que ça se passe. Car l’État palestinien, s’il en est un jour, ne pourra en advenir que si les Saoudiens paient. Et les Saoudiens ne mettront pas un centime là où l’Iran a la main.