Dans sa chronique du mardi 30 avril, Éliette Abécassis évoque les plaisirs et les peines des parents lorsque leur enfant grandit, qu’il prend ses distances et veut marquer ses différences.
Il y a vingt ans est née « la pareille ». C’est ainsi qu’elle s’appelait en me regardant et en piaillant, inventant des mots magiques et fous, dépourvus de l’apanage de la grammaire, de la justesse et de la bienséance, sans considération pour ce qui se dit ou ne se dit pas et proclamant, lorsqu’elle était en grande fureur, qu’elle ne m’inviterait pas à son anniversaire.
Celle qui siégeait sur son trône tel Louis XIV en donnant ses ordres pour la journée, prenait son bain pendant trois heures au milieu d’une myriade de jouets, passait son temps à s’amuser comme si c’était la chose la plus importante du monde, hurlait et se roulait par terre lorsqu’on avait l’audace de lui indiquer qu’il était temps de se coucher, de lui refuser un dernier caprice, un dernier baiser, une dernière histoire et vraiment la dernière, ou encore, de lui ordonner de mettre un bonnet lorsqu’il fait froid, et d’enlever son manteau lorsqu’il fait chaud. Elle ne dormait jamais, la pareille. La nuit était son royaume, jusqu’au somnambulisme qui la menait l’air halluciné dans les couloirs à poursuivre un rêve et terminer la nuit dans mon lit.
Celle qui a pris le contrôle de ma destinée
Celle qui me regardait le matin lorsque je tentais de mettre de l’ordre dans mes cheveux et ce qui restait de ma vie, en opinant du chef, et clamait : tu auras beau te maquiller, tu seras toujours aussi moche. Et de son petit frère, exigeait qu’on le ramène au magasin où on l’avait acheté. Celle qui s’admirait devant la glace, la magnifique. Celle que je maquillais, pour qu’elle me ressemble en plus belle. Celle qui ne sortait jamais sans sa robe de princesse, été comme hiver, ses trois nattes et ses sandales roses. Celle qui par sa naissance a pris le contrôle de ma destinée, et a occupé toutes mes pensées, mes nuits et mes jours, par sa présence et par son absence, lorsqu’elle a quitté la maison pour voguer vers d’autres horizons.
Et lorsqu’il a fallu, car la vie est pleine de surprises, et le mariage n’est pas la moindre, se séparer pendant des jours et des nuits, je peux dire que j’ai failli en crever, tant je l’aimais. Et lorsque la magnifique est devenue la grande mutique, c’est mon cœur qui s’est brisé. Elle ne marchait pas dans les couloirs, je n’entendais plus que ses pleurs, je tentais de calmer ses peurs, et de répondre lorsqu’elle disait « l’amour est mort », que ce n’est pas l’amour qui est mort, c’est nous qui n’avons pas été à la hauteur d’aimer.
Puisque j’ai essayé de faire mon mieux pour l’élever seule et contre tous, jusqu’à soulever les montagnes pour qu’elle puisse les gravir, et grimper en haut des arbres pour qu’elle ne tombe pas. Suivre pas à pas ses avancées, respirer au gré de ses progrès, et les sacrifices que je faisais n’étaient pas des sacrifices, mais des offrandes et des grâces, car tout me paraissait insignifiant à côté d’elle. Je l’appelais ma sœur, ma vie, la vie qui a pris le contrôle de ma vie, la vie que j’ai tenté d’adoucir pour elle, qu’elle suive sa voie et qu’elle trouve son abri, qu’elle prenne son envol, ce que j’espérais tout en le redoutant, car elle allait m’oublier.
Elle ne veut plus être la pareille, mais la différente
Tant je l’aime que je l’appelle mais elle ne répond pas, tant elle est occupée, ne se souvient ni des promesses, ni des rendez-vous, ni des jours, ni des nuits. Son esprit en ébullition vagabonde d’une rive à l’autre, et son corps se pare de couleurs sauvages et gaies lorsque je m’enfonce vers les sombres, elle vogue vers sa jeunesse, attirée par les équipées sauvages qu’elle mène à bord de catamarans remplis de jeunes gens qui ont décidé de se souder en équipe pour gagner la course, et pour conquérir leur liberté au gré du vent et des vagues, vers l’horizon incertain des lendemains qui déchantent.
Elle brille de mille feux, passe ses concours et décroche les étoiles. Elle ne dort toujours pas, la nuit est son royaume, elle part en fête, le cœur en quête, le corps en miettes, elle danse, elle chante jusqu’à l’aube, de sa voix rauque des lendemains, de sa voix cassée des matinées trop courtes, et elle passe de temps en temps se poser, lorsqu’elle est explosée de fatigue.
Elle ne veut plus être la pareille, mais la différente. Et la course qu’elle mène, depuis longtemps je l’ai perdue, depuis qu’elle a déserté sa chambre d’enfant, elle qui autrefois faisait des crises de rage lorsque je m’avisais de la quitter, et patientait devant ma porte jusqu’à ce que je rentre. Elle ne répond plus à mes messages mais ne cessera jamais de regarder son portable, la superbe aux cheveux fous et aux ongles rouges, au visage cramoisi et tanné par le soleil, ravagé par le manque de sommeil, et me regarde d’un air dubitatif et furieux lorsque je lui en fais la remarque, comme si je lui étais étrange – alors que je viens de la mettre au monde, il y a vingt ans à peine.
Eliette Abécassis