Pour le spécialiste du Moyen-Orient, ancien professeur dans cette école, la direction a cédé face aux revendications idéologiques des militants pro-palestiniens et de La France insoumise.
La mobilisation pro-palestinienne à Sciences Po n’aura finalement pas débouché sur une évacuation par la police, mais sur un accord annoncé dans la soirée du vendredi 26 avril. L’administrateur provisoire Jean Bassères s’est engagé à « organiser un townhall avec la direction et d’autres membres de l’institution ouvert à toutes les communautés de Sciences Po d’ici jeudi prochain ». La remise en cause des « partenariats de l’école avec les universités et organisations soutenant l’Etat d’Israël » – l’une des revendications du mouvement – pourra notamment y être discutée.
Pour Gilles Kepel, longtemps professeur à Sciences Po et auteur du récent Holocaustes (Plon), la direction a capitulé devant les revendications idéologiques portées par les militants pro-palestiniens et La France insoumise. « La prise en otage d’une institution censée former les élites de la République me semble marquer un jour noir dans l’université française » estime-t’il. Le spécialiste du Moyen-Orient explique également comment Sciences Po, à l’instar des grandes universités américaines, est devenu le terrain d’expression privilégié de ceux qui rêvent d’opposer le Sud global à un Nord jugé coupable de tous les crimes.
La mobilisation pro-palestinienne à Sciences Po a débouché sur un accord. Dans un communiqué, la direction de l’institution a notamment annoncé la tenue d’un « townhall ». Qu’en pensez-vous ?
Gilles Kepel : C’est un texte de capitulation signé par la direction, et rédigé dans une novlangue woke traduite de l’anglais. J’y ai découvert le néologisme « townhall » qui vient tout droit des Etats-Unis. C’est hallucinant quand on sait que Sciences Po a été, de tout temps, l’école rhétorique des dirigeants de la République.
Surtout, on a l’impression que ce texte a été écrit sous la dictée de La France insoumise. La direction de Sciences Po est prête à revoir tous les accords signés avec Israël. C’est la ligne du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Quand on est étudiant, on a le droit d’être favorable à BDS. Mais que Sciences Po s’engage là-dedans montre l’ampleur de la faillite intellectuelle, et désormais morale, d’une institution dont la gouvernance, en crise profonde, vient d’être marqué par le départ d’un troisième directeur en un temps bref, pour des enjeux pas très glorieux.
J’ai été plus de trente ans professeur à Sciences Po, j’y ai tenu un cours sur le Moyen-Orient dans l’amphithéâtre Boutmy, désormais nommé amphi Gaza, et peut-être demain amphi Mélenchon puisqu’il en est devenu le tribun par excellence. J’avais construit un récit analytique de ce qui se passait dans la région, en le nourrissant de connaissances, régulièrement actualisées, et de la mise en perspective globale des faits. Mes étudiants pouvaient ensuite en faire ce qu’ils voulaient. Mais le but de l’université, c’est de transmettre des savoirs, et non de produire de l’idéologie. Or, aujourd’hui, on a l’impression d’une capitulation intellectuelle en rase campagne. Les étudiants ont quitté les lieux, car les militants pro-palestiniens ont obtenu tout ce qu’ils voulaient. Le plus extraordinaire, c’était la présence des députés LFI avec leur écharpe, qui jouaient le rôle de pompiers pyromanes. La prise en otage d’une institution censée former les élites de la République me semble marquer un jour noir dans l’université française. On peut se demander où est passée la ministre de l’Enseignement supérieur…
Cette mobilisation est-elle une pâle copie des mouvements bien plus violents qui se déroulent dans les grandes universités américaines, comme à Columbia ?
La version française du communiqué de la direction de Sciences Po semblait de toute évidence la traduction d’une version anglaise qui l’accompagnait. C’est la preuve de l’effondrement culturel de la France. Mais il faut dire qu’à Sciences Po, la plupart des enseignements se font désormais en anglais.
La stratégie de Jean-Luc Mélenchon consiste clairement à investir les universités et à faire de Gaza l’axe de sa campagne électorale pour les européennes. Comment l’analysez-vous ?
Il faut bien comprendre que ce qui s’est passé depuis le 7 octobre s’inscrit dans une reconstruction globale des fondements moraux de l’ordre du monde. A l’antagonisme américano-soviétique, qui se traduisait par la métaphore géographique de l’Ouest contre l’Est, se substituent aujourd’hui de nouveaux points cardinaux, avec un « Sud global », dont le mélenchonisme se fait le chantre, contre un Nord chargé de tous les vices. Le 7 octobre 2023 et sa suite marquent aussi l’aboutissement du négationnisme faurissonnien, qui visait à faire douter du génocide des juifs par les nazis. Aujourd’hui, on a une version atténuée qui nous explique qu’au fond, la Shoah est une vieille histoire qui ne concerne que des Européens et des Blancs. Jean-Marie Le Pen, pour qui la Shoah était un « point de détail », doit être bien étonné, au moment où il sort de scène, que ses héritiers se trouvent peut-être davantage dans le woko-mélenchonisme que chez Jordan Bardella.
Car, en 1945, malgré le conflit entre les Soviétiques et les Américains, il y avait un consensus du « plus jamais ça » suite au génocide des juifs par les nazis. Le tribunal de Nuremberg s’est fondé là-dessus, et c’est ce qui a permis que l’ONU, avec à ce moment l’appui soviétique, décide de la création de l’Etat d’Israël comme refuge. Longtemps, le paradigme de l’horreur du monde moderne a été la Solution finale voulue par Hitler. Mais aujourd’hui, ce que l’Afrique du Sud a plaidé devant la Cour internationale de justice, c’est que le véritable génocide dans l’histoire de l’humanité n’est pas la Shoah, d’autant plus que le peuple génocidé serait devenu génocidaire à Gaza. Le vrai crime majeur de notre temps, c’est la colonisation, l’apartheid et la traite négrière, dont Gaza serait le paradigme.
Cette volonté de considérer que le Sud Global est l’héritier des victimes de la colonisation, qui remplacent les victimes de la Shoah, et qu’il faut donc l’exalter face à un Nord criminel universel, passe par l’expulsion de France et du Royaume-Uni, héritiers des empires coloniaux et à la population déclinante, du conseil de sécurité de l’ONU. Le Sud global représente près de la moitié de l’humanité, le G7 un dixième.
C’est pour cela que le 7 octobre est un événement encore plus important que le 11 septembre 2001. A l’époque, Le Monde de Jean-Marie Colombani avait titré « Nous sommes tous américains ». Aujourd’hui, on voit une ligne de faille à l’intérieur même des « pays du Nord ». C’est dans les universités américaines, jusqu’à Sciences Po qui en est devenu une sorte d’appendice, que s’instaure ce chaos. Ce n’est pas rien d’avoir cassé en deux Harvard, et d’avoir mis Sciences Po à genoux. C’est une victoire symbolique très importante pour les défenseurs du Sud global.
Vous êtes pourtant très critique sur cette notion de Sud global…
C’est une notion très problématique, confondant les Etats et les sociétés. Elle fait l’impasse sur le fait qu’une grande majorité des Etats du Sud global sont autoritaires, non démocratiques et corrompus, et qu’une partie non négligeable des populations de celui-ci ne rêvent que d’aller dans le Nord, par tous les moyens, pour y tenter leur chance et participer à la prospérité et à la vie démocratique des pays occidentaux.
Cette occupation de Sciences Po aura-t-elle des conséquences au niveau national ?
Ce que j’ai vu rue Saint Guillaume, c’est une haine pure, séparée par des cordons de CRS, entre pro-israéliens et pro-palestiniens. Au lieu de faire société, en considérant que ce que nous avons en commun est plus important que ce qui nous divise, on attise des divisions qui ne sont plus seulement politiques, mais identitaires, à partir de considérations ethnico-religieuses. Le wokisme multiplie le narcissisme des petites différences, ce qui signifie qu’il n’y a plus de société possible, mais qu’on aboutit à la balkanisation, ou à la libanisation, du corps social. C’est un danger mortel pour les sociétés démocratiques. D’un côté, le mélenchonisme conforte cet idéal, mais de l’autre côté, il inquiète une grande partie de nos concitoyens qui, du coup, sont enclins à voter pour l’extrême droite.
Quel avenir pour Sciences Po ?
L’effondrement, la déréliction de cette institution, incarnée par ce document « Canossa », est un symbole affligeant. Il n’y a plus aucune autorité aux yeux des étudiants. On peut se demander quel sera le destin de Sciences Po, alors que les élections européennes se présentent dans quelques semaines, et qu’elles sont prises en tenaille entre le mélenchonisme et le Rassemblement national.