Journaliste au quotidien israélien Haaretz, Lee Yaron a recueilli des dizaines de témoignages de rescapés des attaques meurtrières du Hamas et des proches des victimes. Au-delà de l’enquête minutieuse et bouleversante, son récit donne à voir le destin d’un pays et d’un peuple, bien avant le cataclysme du 7 octobre.
La Croix : Dans votre livre, vous ne parlez pas seulement de ce qui est arrivé aux victimes le 7 octobre, vous remontez aussi le fil de leur histoire personnelle, de leur famille, de l’exil… Pourquoi était-ce important pour vous ?
Lee Yaron : J’ai commencé à travailler sur le livre trois semaines après les attaques sans savoir quelle forme il prendrait. Mais très vite, au fil des interviews, j’ai ressenti le besoin d’élargir le récit, de connecter les destins et de comprendre, à travers eux, l’histoire d’Israël et comment nous en étions arrivés là. On nous avait promis qu’Israël serait la fin de l’histoire, que chaque famille pourrait s’y réfugier en sécurité. Mais en perçant la barrière, le Hamas a brisé quelque chose. Chaque Israélien, a fortiori juif, se demande maintenant où aller pour vivre en sécurité.
Comment les attaques et votre enquête vous ont-elles changée ?
L.Y. : Ces derniers mois ont été les plus difficiles de ma vie. Nous portons tous un poids qui nous suit partout, et je pense que je n’ai pas vraiment été heureuse depuis le 7 octobre. Un de mes meilleurs amis, Gal, à qui je dédie le livre, a été tué dans la guerre et je n’arrive pas à être en paix avec sa mort. Je ne comprends pas pourquoi un jeune pacifiste, qui rêvait de devenir médecin, est mort dans une guerre comme celle-là.
Mais faire ce livre m’aide à me sentir moins impuissante. Je l’ai commencé comme une journaliste et je l’ai fini comme une sociologue et même comme une amie. J’ai appris beaucoup des gens que j’ai interviewés, comme les différentes façons de gérer leur chagrin et le deuil. En Israël, on dit souvent qu’il faut « choisir la vie », mais c’est devenu beaucoup plus difficile de se réveiller le matin et de se mettre en action depuis le 7 octobre. Toutefois, quand des parents qui ont perdu leurs enfants y arrivent, je me dis que je peux aussi.
Parmi la centaine de témoignages recueillis, lequel vous a le plus touchée ?
L. Y. : Je les porte tous avec moi, mais je parlerais de cet homme d’Ofakim, l’une des villes les plus pauvres d’Israël, que je connais depuis que je suis petite car un oncle et une tante y vivent. J’y ai rencontré Haïm Rumi, le responsable du cimetière. Le 7 octobre, il se faisait une joie d’aller à la synagogue pour la fête de Sim’hat Torah. Il n’a d’abord pas compris que sa ville était attaquée. « On finit de prier, puis on rentre à la maison », disait-il. C’est humain de ne pas vouloir y croire.
Mais ce monsieur a finalement dû enterrer des dizaines de corps, y compris ses voisins, dans des états qu’il n’avait jamais vus. Il a fait ce qu’il devait faire, en essayant de ne pas y penser sur le coup. Ce n’est qu’après qu’il a souffert d’énormes maux de tête. Le signe qu’il devait laisser sortir toutes les horreurs vues ce jour-là.
Féministe, vous proposez aussi une lecture genrée des événements ? Quelle est-elle ?
L. Y. : Il y a bien sûr le caractère sexiste et sadique des agressions et viols infligés aux femmes pendant les attaques du Hamas, pour lesquelles les féministes du monde entier nous ont abandonnées. Mais j’ai aussi beaucoup pensé à d’autres victimes qui ne pouvaient plus parler : les observatrices de l’armée, les tazpinanyot, dont seize ont été tuées et sept capturées. Ces soldates, chargées de surveiller la frontière depuis des tours, ne sont considérées par l’armée que comme des paires d’yeux, pas comme des êtres dotés d’un cerveau. Elles alertaient pourtant depuis des mois sur des mouvements du Hamas à la frontière et les risques d’attaque. Mais personne ne les a écoutées, car c’était une affaire d’hommes ! Les choses se seraient peut-être passées différemment si l’alerte avait été donnée par des hommes. L’échec du 7 octobre, c’est aussi une histoire de fierté, celle d’Israël, mais aussi d’un orgueil masculin. C’est pareil au gouvernement.
De nombreuses victimes faisaient partie du camp de la paix. Leurs proches y croient-ils toujours ?
L. Y. : On le sait peu, mais le kibboutz Beeri donnait effectivement chaque mois de l’argent à des familles de Gaza et certains habitants transportaient des patients gazaouis vers des hôpitaux israéliens. Beaucoup, comme la militante pour la paix Vivian Silver tuée dans l’attaque, croyaient à la coexistence.
Certains, même des enfants et des parents de victimes, appartiennent toujours au camp de la paix : ils ne veulent pas de vengeance et comprennent qu’il faudra trouver une façon de vivre ensemble sur cette même petite terre. J’admire cette puissance intérieure et partage leur espérance. D’autres, au contraire estiment qu’Israël les a trahis, et ils se sentent stupides et naïfs…
Votre génération, elle, n’a connu qu’un « simulacre de paix », dites-vous…
L. Y. : Comme la moitié des Israéliens qui ont moins de 30 ans ! Et je n’ai jamais connu de moment où le pays tentait de faire la paix. Yitzhak Rabin, qui a été assassiné un an après ma naissance, est le dernier à avoir essayé. Ma génération a connu seize années de Benyamin Netanyahou, qui nous a répété qu’il fallait oublier ce conflit et qu’on vivrait entre petites opérations militaires – qu’ils n’appellent pas guerres – et des attaques terroristes de temps en temps, une peur basique pour tout Israélien.
Ma génération doit changer cela. Les Palestiniens comme nous méritons un meilleur futur, ensemble.
La situation actuelle et la hausse des attaques antisémites prouvent que nous ne pouvons pas abandonner Israël. Nous avons besoin de ce pays, d’un endroit pour les Juifs, qui doit rester démocratique et chercher la paix. Malheureusement, ce gouvernement ne représente pas la majorité des Israéliens, et le premier ministre préfère son intérêt à celui de la population. Mais j’espère que nous aurons bientôt des politiciens qui méritent ce pays.
Vous souhaiteriez que vos collègues palestiniens puissent faire le même travail que vous. À quoi ressemblerait ce livre s’il était écrit depuis Gaza ?
L. Y. : Je partage leur chagrin, mais c’est à eux de raconter leur histoire. Seul un Palestinien peut comprendre cette douleur et l’écrire. J’ignore si un tel livre parlerait d’une famille entière tuée dans cette guerre ou de cent histoires de victimes à Gaza. Mais j’ai besoin de lire ce récit, et de nombreux Israéliens aussi.
Avant le 7 octobre, vous aviez pris une année sabbatique pour étudier à l’université de Columbia, à New York. Comment vivez-vous le mouvement de protestation qui agite le campus ?
L. Y. : C’est déchirant, parce que je soutiens leurs appels pour un État propalestinien et la fin de l’occupation – la gauche israélienne est, d’une certaine manière, avec les Palestiniens, la première à le faire. J’appartiens à la gauche mondiale, je partage ses points de vue sur le genre, le climat, la justice… mais j’ai l’impression que certains manifestants ne comprennent pas ce que cela signifie d’appeler à l’« intifada globale » ou de crier « Nous sommes tous le Hamas » comme je l’ai entendu ces derniers jours à Columbia. Est-ce vraiment ce que l’on veut, la mort, le meurtre, les attaques terroristes ? Ce sont des appels à soutenir la terreur, alors qu’il faut distinguer les Palestiniens du Hamas.
Plus globalement, si nous voulons la paix, si nous croyons toujours à la solution des deux États, nous aurons besoin des deux parties – Israéliens et Palestiniens – pour résoudre le conflit. J’espère que les protestataires de Columbia manifesteront pour la paix et pour une véritable solution de deux États, et pas pour davantage de sang.
07 octobre. La journée la plus meurtrière de l’histoire d’Israël racontée par les victimes et leurs proches, de Lee Yaron, postface de Joshua Cohen, Grasset, 368 p., 23 €, numérique 16 €.
Recueilli par Julie Connan