Grande voix du féminisme universaliste, Élisabeth Badinter publie « Messieurs, encore un effort… ». Pour « Le Point », elle revient sur les questions qui lui tiennent à cœur : l’égalité des sexes, la chute de la natalité, la maternité…
Depuis L’Amour en plus, publié en 1980, dans lequel elle remettait en question le dogme de l’amour maternel, Élisabeth Badinter sonde la condition des femmes et dénonce les injonctions paradoxales, les pressions, les fausses routes idéologiques et les renoncements qui entravent leur accession à une égalité réelle. Spécialiste du XVIIIe siècle, elle est l’héritière de l’esprit des Lumières : la liberté et l’égalité sont les deux valeurs cardinales de toute sa réflexion. Le temps et les épreuves – elle vient de perdre son époux, Robert Badinter – n’ont pas eu raison de sa capacité à s’indigner.
L’icône française du féminisme universaliste publie, chez Flammarion/Plon, Messieurs, encore un effort…, dans lequel elle s’interroge sur la chute de la natalité dans les pays industrialisés. Les femmes n’ont plus le goût des familles nombreuses, pointe notre philosophe nationale. Et, dans ce tableau, les hommes jouent un rôle non négligeable. L’intime est au cœur de la question démographique. Rencontre.
Le Point : Les femmes françaises et, plus largement, celles des pays industrialisés, veulent de moins en moins faire des enfants, constatez-vous dans votre nouveau livre. En quoi est-ce préoccupant ?
Élisabeth Badinter : C’est inquiétant parce que la poursuite de la chute de la natalité dans les pays industrialisés entraînerait une dégradation de notre économie et fragiliserait notre système social, notamment les retraites. Paradoxalement, beaucoup se préoccupent, à juste titre, du réchauffement climatique et disent qu’il faut absolument limiter la natalité pour préserver la planète car nous entrons dans une ère de surpopulation mondiale. Ce n’est pas du tout un argument à rejeter. Il y a une vraie question démographique : en 2050, nous passerons de 7,2 milliards à 9,6 milliards d’habitants… Mais cette augmentation viendra principalement de l’Afrique, alors que les démocraties occidentales observent une chute de la natalité et que le renouvellement des générations ne sera plus assuré. Il faut trouver un équilibre avec le Sud. En France, même si la natalité poursuit sa baisse, nous ne sommes pas les plus mal lotis, mais, dans plusieurs pays industrialisés comme l’Italie, l’Espagne, la Corée du Sud, le constat est alarmant.
Si j’ai éprouvé le besoin de m’attacher à ce sujet, c’est que je crains qu’il y ait un conflit entre ces deux légitimités que sont les droits des femmes à disposer de leur corps – et à faire ou non le choix de la maternité – et la légitimité des gouvernants à protéger la société des conséquences négatives de la chute de la natalité. Et, avec la montée en puissance de partis ultraconservateurs, il peut y avoir une remise en question des droits des femmes. Je suis restée stupéfaite que les femmes, dans la plus grande démocratie du monde, les États-Unis, ne disposent plus du droit à l’interruption volontaire de grossesse dans quatorze États.
Cela pourrait-il arriver chez nous ?
Sûrement pas à court terme, mais j’ai été très rassurée que la France prenne la décision d’inscrire le droit à l’interruption de grossesse dans la Constitution. Parce qu’une loi peut être aisément abrogée, tandis que l’inscription dans la Constitution est plus difficile à annuler.
En 1980, vous avez publié « L’Amour en plus », qui remettait en question l’instinct maternel, expliquant qu’il n’était pas fondé par essence, qu’il n’était pasune donnée universelle. Et, avec cet essai, vous voilà alertant les femmes sur l’importance de faire des enfants pour lutter contre le déclin démographique. Ce n’est pas paradoxal ?
Je ne dis pas du tout que les femmes occidentales doivent faire des enfants, mais qu’elles pourraient en faire plus si la maternité n’était pas aussi lourde et contraignante qu’elle l’est aujourd’hui dans les pays industrialisés. Ce qu’on exige de la mère du XXIe siècle est exorbitant et aggravé par la persistante inégalité des sexes, en particulier au sein de la vie familiale. Est-ce un hasard si le nombre d’enfants que l’on met au monde est le plus souvent inférieur à celui qu’on désirait avant d’être mère ?
Quels sont les freins à la natalité, aujourd’hui ?
Nous avons été bercés, depuis des siècles, par une illusion collective qui visait à nous faire croire que la maternité était la réalisation de la féminité et par ailleurs la promesse d’un bonheur sans pareil. On n’évoquait pas la charge de travail, les difficultés, les aspects négatifs. Les parents n’en parlaient pas et, une fois mère, on n’en parlait pas à ses propres enfants. Les femmes ont accédé à l’indépendance financière, elles travaillent de plus en plus, mais, dès qu’elles ont deux jeunes enfants, beaucoup font le choix du travail à temps partiel et donc d’un moindre salaire. On continue de considérer normal que les femmes fassent une double journée de travail lorsqu’elles sont à temps complet. Il me semble qu’il y a là un déni.
Vous dites, très justement, que l’homme se perçoit encore trop souvent comme celui qui « soulage » sa compagne.
Exactement. « Je vais t’aider », disent-ils. Mais partager et avoir des initiatives, c’est autre chose. Et, lorsque la femme se plaint, ils répondent : « Mais tu ne m’as pas demandé de le faire. »
Dans les études sur les stéréotypes de genre, la seule chose que les hommes font majoritairement, c’est descendre les poubelles.
Vous vous souvenez du mot formidable de Benoîte Groult dans Ainsi soit-elle (1975) ? Son mari lui disait tous les dimanches soir : « Ma chérie, je vais vider tes poubelles. »
Il y a des femmes qui délèguent et d’autres qui veulent garder le contrôle, par exemple sur le soin des enfants, parce qu’elles font « plus vite et mieux ».
C’est la bonne excuse, pour les hommes ! En fait, le partage des tâches dans un couple sans enfant fonctionne plutôt bien. Les couples sans enfant où homme et femme travaillent à temps complet sont beaucoup plus égalitaires. La lassitude et l’épuisement arrivent avec les enfants. Il y a une vraie rupture.
Mais vous n’avez pas l’impression que les choses ont évolué et que les jeunes hommes, la génération de vos fils, ont changé ?
Je ne porte pas d’accusation, et je ne parle pas de façon agressive des hommes. Je leur demande un effort qui aurait le double bénéfice d’être plus égalitaire et, peut-être, de lever les réticences des femmes à faire un deuxième enfant. La participation des hommes aux tâches familiales est de vingt à trente minutes par jour. Et une femme, c’est plus d’une heure. Ce côté comptable est sordide, mais il dit quelque chose. Et ça ne s’améliore pas vite.
Pourquoi ?
Les nouveaux principes éducatifs qui ont le vent en poupe supposent encore plus d’implication des femmes pour qu’elles soient des mères parfaites. Si vous n’adoptez pas l’éducation bienveillante, implicitement, cela sous-entend que vous êtes malveillante ! Tout ce discours servi par des coachs et alimenté par les réseaux sociaux ne s’est, à mon avis, pas révélé très positif, ni pour les mères ni pour les enfants.
On est passé, dites-vous, de l’individualisme à la soumission à l’enfant…
Je suis très frappée par la contradiction absolue entre ces théories de l’éducation positive, qui appellent les mères à être dans le dévouement total, et le changement profond de mentalité de notre société, qui est fondé, bien au contraire, sur l’individualisme, l’épanouissement personnel, le « moi d’abord ». Le questionnement apparu, en gros, au début du siècle, et qui fut totalement ignoré de ma génération et peut-être de la suivante, est : « Un enfant va-t-il m’apporter autant de plénitude que je l’imagine, autant de bonheur auquel j’aspire ? » On veut profiter de la vie, être épanoui, moins stressé, et le Covid a accentué ce mouvement… J’y vois une véritable coupure anthropologique : une nouvelle génération s’est posé tout d’un coup la question de son plaisir à elle. Mais voilà que ce principe narcissique se heurte au principe supérieur, et souvent tyrannique, de l’enfant roi. Comment concilier « moi d’abord » et « l’enfant par-dessus tout » ?
Vous dénoncez depuis longtemps l’injonction à être une bonne mère. Les femmes vivent avec un sentiment de culpabilité d’autant plus fort qu’elles ont choisid’être mères « quand elles voulaient, comme elles voulaient », pour reprendre le slogan féministe. Or le sentiment de ne pas être à la hauteur est largement répandu. Et la pression sociale qui pousse à être perpétuellement bienveillant envers les enfants en oubliant le sens des limites rend l’éducation terriblement ardue. Est-ce que ces deux facteurs freinent le désir d’enfants ?
Ah oui ! En tout cas, cela a rendu la maternité encore plus problématique. On ne fait qu’augmenter la charge mentale en décuplant la culpabilité. Allaiter à la demande pendant six mois quand vous avez un métier que vous aimez, cela signifie rester chez soi. C’est d’une exigence incroyable à l’égard des femmes. D’autant qu’elles font des enfants plus tard et ont donc plus de responsabilités professionnelles au moment où elles deviennent mères. Et c’est encore plus difficile dans les milieux défavorisés, qui n’ont pas les moyens de payer des nounous, des aides aux devoirs.
Vous avez un passage très drôle où vous dites : « Ah, les années 1970, quelle légèreté quand on était enceinte… » C’est ce que vous avez vécu ?
C’était tellement plus simple ! Il n’y avait pas cette pression aussi importante de l’allaitement à la demande. Vous vouliez donner le biberon, vous donniez le biberon et vous n’étiez pas considérée comme une mauvaise mère. Et puis, personne ne vous faisait la leçon, y compris quand on buvait un verre de vin ou qu’on fumait une cigarette. J’ai fumé pendant mes grossesses, je ne dis pas que j’avais raison, je sais bien que ce n’est pas conseillé, mais personne n’y attachait vraiment d’importance. Désormais, à la seconde où vous êtes enceinte, c’est l’embryon qui fait la loi, puis le bébé, puis le jeune enfant, puis l’adolescent.
Messieurs, encore un effort…, d’Élisabeth Badinter (Flammarion/Plon, 96 p., 14,90 €).