Elle est journaliste, il est acteur. Elle est musulmane, il est juif. Lucy Aharish et Tsahi Halevi forment l’un des rares « couples mixtes » dans une société israélienne encore sous le choc du massacre du 7 octobre. Rencontre exceptionnelle.
C’est au 16e étage d’une tour moderne, dans une zone résidentielle de Tel-Aviv, qu’ont choisi de vivre Lucy Aharish et Tsahi Halevi. Loin du bord de mer, grouillant, chic, clinquant et fait de bric et de broc, à l’image de la ville, surnommée la Bulle, parce que réputée déconnectée des problèmes d’Israël.
Chez eux, pourtant, tout traduit la complexité israélienne. Avec une apparente légèreté. Lucy, première journaliste arabe israélienne musulmane à présenter les informations en hébreu à la télé, et Tsahi, son mari, juif israélien, acteur de la célèbre série « Fauda », incarnent les mille nuances de leur société. Leur union judéo-musulmane est un tabou ultime en Israël. Ces « couples mixtes » représentent moins de 0,5 % des mariages dans le pays. Alors les faire parler publiquement est un défi. D’ailleurs, s’ils acceptent pour la première fois d’évoquer ensemble, et longuement, le sujet, ils insistent : « Je déteste l’expression “couple mixte”, lance Lucy de but en blanc, cigarette et café à la main, sur sa terrasse ombragée. Pour moi, nous sommes juste deux personnes tombées amoureuses et qui ont décidé de se mettre ensemble. Bien sûr, on est au Moyen-Orient, où ce n’est pas habituel. Mais ça me fait toujours drôle que les gens veuillent “explorer” cette question du “couple mixte”… » « Si vous installez une caméra chez nous, vous verrez, on a les mêmes problèmes que vous : les enfants, le boulot, la vie normale ! » plaisante Tsahi.
Je déteste l’expression “couple mixte”
Pour le couple, ces identités qui les différencient sont finalement ce qui les a rapprochés. Peau diaphane, cheveux noir de jais, Lucy a grandi seule arabe musulmane dans la petite ville juive de Dimona, dans le sud d’Israël. Lui, peau mate, cheveux frisés, fils d’un agent du Mossad, a passé son enfance à changer de pays. Elle raconte « la difficulté de grandir en tant qu’Arabe en Israël », où chaque attaque terroriste d’un Palestinien lui est « reprochée ». Lui qui a vécu en Israël, au Danemark, en Italie, en Belgique et en Égypte a presque toujours été le seul enfant juif. Il fait l’expérience de l’antisémitisme, surtout au lycée, « à l’âge où, sans même le vouloir, vous portez subitement ce poids d’être juif ».
Tous deux racontent comment leurs parents les ont protégés, cherchant à les intégrer au mieux dans les groupes où ils évoluaient. La mère de Tsahi a ainsi réclamé pour lui un collier avec une croix chrétienne alors que sa maîtresse italienne, revenue du Vatican, en avait rapporté pour tous les enfants, sauf lui. Chez Lucy, on faisait le ramadan, mais on célébrait aussi Pessah avec les voisins juifs : « Pour moi, c’était la chose la plus naturelle au monde », souligne-t-elle. « D’une certaine façon, on avait chacun cette compréhension de ce que c’est qu’être une minorité, être différent. Ça nous a connectés. Ça a gravé en nous l’idée que c’est l’humain qui compte, avant tout », expliquent-ils.
Chacun a mené son petit bout de chemin, jusqu’à il y a une dizaine d’années. Tsahi découvre Lucy à la télé. Il vient de divorcer d’un premier mariage, a un fils d’un peu moins de 10 ans. Il tombe sous le charme : « Elle était intrigante, belle, intelligente, la totale ! Je me suis dit qu’il fallait que je la rencontre. » C’est une fête d’anniversaire d’un ami commun qui lui en offre l’occasion. « Il me regardait, encore et encore… Quel timide ! » le taquine Lucy. C’est elle qui va le saluer pour briser la glace. « Et là, il me sort la pire phrase de drague : “Ça fait plaisir de voir que la personne de la télé est la même personne en vrai !” » lâche-t-elle, hilare. « Mais ça a marché ! » réplique Tsahi. Ils discutent et dansent jusque tard. Gentleman, il la raccompagne. Ils se revoient une semaine plus tard et débutent une histoire d’amour, semée d’embûches. Ils admettent avoir eu des hauts et des bas. « Mais pas parce que je suis musulmane et lui juif, tient à préciser Lucy. Disons plutôt à cause des questionnements classiques des hommes autour de l’engagement ! » plaisante-t-elle.
Un mélange de cultures tabou
Loin d’être naïfs, dans cette société israélienne où pourtant environ 20 % de la population est arabe, ils savent le tabou que représente leur union. Ils garderont d’ailleurs leur relation secrète pendant cinq ans. Tous deux assurent que leurs parents respectifs ont immédiatement apprécié leur moitié. Pourtant, quand ils décident de se marier, ils « lâchent la bombe », selon l’expression de Tsahi, chacun de leur côté, et leur laissent quelques mois pour digérer. C’est chez lui qu’il y a le plus de remous. Son père, descendant de rabbins, estime que « ça va être compliqué » pour eux en Israël, et suggère que Lucy se convertisse au judaïsme. C’est un non catégorique de la part de Tsahi. « Je lui ai dit : c’est comme si elle me demandait de me convertir à l’islam, ça n’a pas de sens ! J’accepte la personne avec laquelle je choisis de faire ma vie, entièrement. » Finalement, leurs parents se rangent derrière eux et deviennent leur pilier. « Le plus important, pour nous, était d’avoir le soutien de nos familles. On pouvait supporter tout le reste tant qu’on avait ça », confie Tsahi.
Le 10 octobre 2018, ils se marient au bord de la mer. « On a annoncé qu’on se mariait deux heures seulement avant la fête et ça s’est répandu dans les médias comme une traînée de poudre ! » raconte Lucy.<br>Dans la classe politique israélienne, leur union soulève un déchaînement de critiques. Un député du Likoud, le parti de Benyamin Netanyahou, accuse Tsahi « de s’être islamisé » et de priver le pays « d’une descendance juive » (la religion juive se transmettant seulement par la mère). Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Aryé Dery, juif ultraorthodoxe, promet à leurs futurs enfants « des problèmes à l’école et plus tard ». Lucy se souvient : « Notre mariage faisait l’ouverture des meetings politiques, les gens en débattaient au Parlement… Quand la politique s’en mêle, ça devient moche. C’était fou, mais je n’étais pas vraiment surprise. »
En 2021, Lucy et Tsahi donnent naissance à leur fils, Adam. Aujourd’hui âgé de 3 ans, il est scolarisé dans une école mixte arabe et juive. Lucy lui parle surtout en arabe, Tsahi en hébreu. Dans le salon, ses livres pour enfants, dans les deux langues, s’entassent sur une étagère. Tsahi et Lucy le considèrent comme « moitié musulman, moitié juif ». Avec ses parents, il célèbre toutes les fêtes. « On fait Pessah [la Pâques juive, ndlr], Tsahi jeûne pour Kippour. Et pendant le ramadan on va chez mes parents, on respecte leur jeûne et on fête l’Aïd », détaille Lucy.
Si pour eux la « mixité » de leur enfant est un non-sujet, ils constatent qu’elle interroge. « Les gens s’inquiètent qu’Adam soit perdu quant à son identité. Mais, pour nous, ça dépend de la façon dont on communique avec lui sur ce sujet. Si vous lui dites : “Tu es à moitié musulman, à moitié juif, tu vis en Israël, ta vie va être compliquée”, bien sûr que sa vie sera compliquée ! Mais si vous lui dites qu’il doit être fier de ses origines, de ses cultures, qui sont si riches, je pense que ça fait de lui l’enfant le plus chanceux du monde », explique Lucy. Tsahi tempère : « Soyons réalistes, même si on lui transmet nos valeurs et qu’on lui apprend à avoir confiance en qui il est, nous vivons en Israël, et il devra faire face à des défis. Mais nous aussi nous avons eu nos défis, et c’est ce qui a fait ce que nous sommes. »
Le premier défi pour Adam sera sans aucun doute de grandir dans la société israélienne post-7 octobre. « Quand la guerre sera finie, rétablir la confiance entre Arabes et Juifs prendra des années », analyse Lucy. Pour elle, le massacre perpétré par le Hamas a été une véritable déflagration. Le 7 octobre, elle se retrouve immédiatement projetée un samedi matin de 1987. Elle a 5 ans et demi, elle est à Gaza avec sa famille. À l’époque, Arabes et Juifs israéliens y vont souvent pour faire leurs courses. « Tout à coup, un terroriste a lancé deux cocktails Molotov sur notre voiture. J’ai vu mon cousin de 3 ans prendre feu. Et j’ai vu les yeux du terroriste. Jamais je n’oublierai : j’ai vu le mal dans son regard. Mon père est sorti de la voiture en criant : “On est arabes, musulmans, comme vous !” Mais il n’a pas cillé », raconte-t-elle, la voix tremblante.
Des souvenirs qui remontent à la surface
Elle confie : « Le 7 octobre, j’étais à nouveau cette enfant qui ne comprend pas pourquoi des Palestiniens, qui parlent ma langue et ont la même origine que moi, essayent de nous tuer, moi et ma famille. » Si son cousin a survécu, après plusieurs opérations, elle raconte qu’il lui a fallu des années pour pardonner, et comprendre que « les terroristes ne représentent pas tous les
Gazaouis ». Après le 7 octobre, Lucy a mis presque trois mois pour arriver à cette même conclusion. « Au début, je ne voulais pas voir une seule image de Gaza. Je savais que des innocents aussi mouraient. Mais je n’avais pas de place pour l’empathie : j’avais trop peur pour ma famille et trop de colère. Ça a changé quand j’ai compris que c’est précisément ce que voulait le Hamas. Qu’il avait réussi à tuer non seulement des gens, mais aussi notre sens de la compassion, de l’humanité. »
Quand, le 7 octobre vers 6 heures du matin, les sirènes retentissent à Tel-Aviv, tous les trois se réfugient dans leur abri anti-roquettes. « Je suis là, dans cette pièce, moi, arabe israélienne, avec mon mari juif et mon fils mi-juif, mi-musulman. Et c’est ça la complexité d’Israël, raconte Lucy. Rien n’est jamais noir ou blanc. Les gens jugent et prennent parti dans ce conflit, disent qui sont les gentils, qui sont les méchants. Ils pensent savoir, mais ils ne savent pas. Car ils ne connaissent pas cette réalité complexe. Avant le 7 octobre, avec Tsahi nous sommes descendus toutes les semaines dans la rue contre la réforme judiciaire, on s’est battus pour notre démocratie. Aujourd’hui, le fait que je protège mon pays et les gens avec lesquels je vis ne veut pas dire que je protège le gouvernement israélien. Je protège mes voisins, mes amis qui ont perdu leurs filles ou leurs fils, ma famille, parce que je vis en Israël, parce que c’est chez moi. »
Tsahi, lui, partira dans l’heure qui suit l’attaque rejoindre l’armée en tant que réserviste. Il passera près de quatre mois en mission, « partout du sud au nord du pays ». Lui aussi est ébranlé par les événements du 7 octobre : « Comment croire, après ça, alors que plus de cent otages sont encore à Gaza six mois après, que oui, il y a de bonnes personnes partout, y compris là-bas ? C’est dur. Mais si on perd ça, qu’est-ce qui nous différencie des terroristes ? Alors je choisis de rester optimiste. »
Lucy et Tsahi estiment que le 7 octobre a renforcé leur croyance commune en l’humanisme. « Nous nous battons pour la paix et nous n’irons nulle part », lance-t-il. « Et les Palestiniens non plus », complète-t-elle. « Les gens veulent simplifier les choses, dire “c’est musulmans contre juifs”. Mais nous, on verra toujours l’humain avant tout. Il y a de bons et de mauvais musulmans, de bons et de mauvais juifs. Ça n’a rien à voir avec la religion. Très jeune, j’ai compris qu’il y avait des fossés entre les gens, les cultures, et que c’était facile de les remplir avec la haine, la peur de l’inconnu, les préjugés. Aujourd’hui, pour bâtir un avenir et donner de l’espoir à nos enfants, il faut construire des ponts là où l’on peut. Et c’est ce que nous ferons », promet Tsahi.
Traits d’unions
Comment s’aime-t-on en Israël et en Palestine ? La journaliste Salomé Parent-Rachdi, qui fut correspondante dans cet Orient si compliqué entre 2017 et 2020 – notamment pour « Mediapart » et « La Croix » – a mené une enquête sur la manière dont les sentiments et la politique s’entremêlent. Elle signe une bande dessinée documentaire pour raconter quatorze histoires d’amour et de géopolitique. Des hommes, des femmes, Palestiniens et Israéliens, musulmans et juifs, y décrivent comment la guerre et la religion s’immiscent dans leur vie amoureuse, sexuelle.
Parmi eux, Lucy et Tsahi, et ce chiffre : en 2015, sur 58 000 mariages en Israël, vingt-trois seulement étaient des unions entre Juifs et Arabes. Quand les histoires singulières éclairent la grande, là où le poids de la religion, la violence de la colonisation et les obsessions identitaires s’insinuent jusque dans les chambres à coucher.
Par Gauthier Charlotte